Le Mal et l’enfant sauveur. Du Seigneur des Anneaux à Harry Potter

Comme pour nous préparer à l'éventualité du conflit, nous y voyons le « Bien » forcé, à contrecœur, de combattre les « armées du Mal »...

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A l’oc­ca­sion des fêtes de fin d’an­née, « Har­ry Pot­ter et la chambre des secrets » et « Le Sei­gneur des anneaux II. Les Deux Tours », adap­ta­tions ciné­ma­to­gra­phiques de deux romans inter­na­tio­na­le­ment plé­bis­ci­tés, enva­hissent les salles. Points com­muns entre ces deux fic­tions : toutes deux pré­sentent un enfant, ou son équi­valent sym­bo­lique, un Hob­bit, comme seul capable de sau­ver le monde d’une menace où plane l’ombre de la guerre. Comme pour nous pré­pa­rer à l’é­ven­tua­li­té du conflit, nous y voyons le « Bien » for­cé, à contre­cœur, de com­battre les « armées du Mal »…

Ini­tia­le­ment pré­vu pour les enfants, Har­ry Pot­ter, de Joanne Kath­leen Row­ling, a béné­fi­cié, presque simul­ta­né­ment, de l’en­goue­ment des parents, et son suc­cès auprès des adultes ne cesse de s’am­pli­fier. Or ce roman, construit autour du risque gran­dis­sant de la guerre et des des­truc­tions qu’elle engendre, met en scène un enfant char­gé de sau­ver le monde des fléaux qui le menacent et de par­tir en guerre contre les forces du mal. Le Sei­gneur des anneaux, de John Ronald Reuel Tol­kien, dont l’a­dap­ta­tion ciné­ma­to­gra­phique est en passe d’ob­te­nir un suc­cès sans pré­cé­dent depuis la publi­ca­tion du livre dans les années 1940, se construit sur un sché­ma iden­tique. La tâche qua­si­ment insur­mon­table de sau­ver la pla­nète du péril que fait peser sur elle Sau­ron, per­son­nage malé­fique incar­nant les « forces du Mal », revient à un enfant, ou plu­tôt à ce qui en est l’é­qui­valent sym­bo­lique : un Hob­bit, jeune homme inex­pé­ri­men­té, ne mesu­rant pas plus de 90 cm et encore sous la tutelle d’un adulte, le magi­cien Gandalf.

Certes, le thème du sau­veur est très ancien, et nul n’i­gnore que le mes­sie est, dès sa nais­sance, voué à ce des­tin extra­or­di­naire. Rien donc que de très clas­sique dans la résur­gence du thème de l’en­fant-sau­veur. A une dif­fé­rence près cepen­dant, et elle est essen­tielle : c’est quand ils sont adultes, et pour avoir acquis une cer­taine expé­rience, que Jésus, Moïse… par­viennent à accom­plir leur tâche. Or plus ques­tion, dans les romans contem­po­rains pour la jeu­nesse, d’at­tendre l’âge adulte : c’est en tant qu’en­fants ­ mais éga­le­ment parce qu’ils sont enfants ­ que Har­ry Pot­ter et d’autres jeunes héros sont appe­lés à sau­ver le monde[[Aux romans de Row­ling et de Tol­kien, il fau­drait adjoindre des ouvrages contem­po­rains comme Le Pas­seur ou L’E­lue, de Loïs Lowry, et éga­le­ment la tri­lo­gie A la croi­sée des mondes, de Phi­lip Pul­man, où une petite fille, en affron­tant à elle seule son propre père, Lord Asriel, le mani­pu­la­teur dia­bo­lique d’éner­gies malé­fiques, par­vient à évi­ter la des­truc­tion de la pla­nète.]]. Pour­quoi ? Quelles qua­li­tés, quelles ver­tus magiques a donc l’en­fant, et que n’au­rait plus l’a­dulte, pour que nous lui confiions, par le biais de ces livres, la tâche immense de nous pro­té­ger ? Simple flat­te­rie envers une géné­ra­tion dont on envie la dyna­mique jeu­nesse ? Ou bien dépit ? Dépit devant un monde adulte envers lequel on n’a plus que méfiance et qu’on juge inca­pable de géné­ro­si­té et d’altruisme ?

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David contre Goliath

Sans doute le choix d’un enfant comme héros est-il aus­si le témoi­gnage indi­rect de l’im­pres­sion, éprou­vée par bon nombre d’a­dultes, que la lutte contre les maux qui rongent la pla­nète dépasse la volon­té d’un Etat et, a for­tio­ri, celle des indi­vi­dus. Plus que jamais, face à la taille impo­sante des fléaux qui s’ac­cu­mulent sur nos écrans, nous nous sen­tons comme des enfants devant le monde des adultes : impres­sion­nés par­fois, effrayés sou­vent, domi­nés tou­jours. En nous mon­trant, qui un Hob­bit, humble, peu­reux et sans beau­coup d’en­ver­gure, triom­phant de l’im­mense puis­sance de Sau­ron, sou­ve­rain doté de forces obs­cures et malé­fiques ; qui un petit orphe­lin com­bat­tant avec déter­mi­na­tion Vol­de­mort, dic­ta­teur mal­fai­sant, ces romans nous per­mettent de lire ce que nous déses­pé­rons de voir dans la réa­li­té : le com­bat de David contre Goliath, ou notre peti­tesse triom­phant des géants.

Cette ana­lyse est-elle suf­fi­sante pour expli­quer l’im­mense suc­cès de Har­ry Pot­ter ou du Sei­gneur des anneaux ? Y aurait-il entre ces deux his­toires d’autres points com­muns pou­vant expli­quer la simul­ta­néi­té de leur succès ?

Le Sei­gneur des anneaux décrit une guerre mon­diale, un com­bat mené par une coa­li­tion poli­tique contre Sau­ron, dic­ta­teur à la cruau­té impi­toyable, sur le point de lan­cer ses armées à la conquête de la pla­nète. Il expose les tra­hi­sons des uns, les lâche­tés des autres. Il raconte éga­le­ment le cou­rage et la déter­mi­na­tion de quelques-uns en dépit de la menace que font peser sur eux les cava­liers ser­vants de Sau­ron, êtres déchar­nés et pour­tant vivants encore, dont la vision évoque celle de Mor­dor, le pays du Mal, par­se­mé de ce qui res­semble bien à des camps de la mort. Et, même si Tol­kien s’en est défen­du avec achar­ne­ment, il est dif­fi­cile de ne pas voir quelques allu­sions à la seconde guerre mon­diale, par exemple dans le nom de Naz­gul, don­né aux ter­ribles ser­vi­teurs de Sau­ron, qui oscille entre « nazi » et une sono­ri­té plus orientale.

Har­ry Pot­ter tire éga­le­ment sa matière du trau­ma­tisme de la seconde guerre mon­diale : si le jeune Har­ry est orphe­lin, la faute en est à un dic­ta­teur qui, en assas­si­nant ses parents, s’est débar­ras­sé de ses prin­ci­paux oppo­sants, de ceux-là mêmes qui, en dépit de la ter­reur qu’il fai­sait régner, eurent le cou­rage de résis­ter. Mû par une haine raciste contre les « Sang de bourbe », enten­dant par là ceux qui n’ont pas du pur sang « sor­cier » dans les veines, Vol­de­mort pro­met, dès qu’il par­vien­dra au pou­voir, leur exter­mi­na­tion totale. L’al­lu­sion au nazisme, sans être tota­le­ment expli­cite, puisque nombre de lec­teurs de Har­ry Pot­ter ne l’ont pas per­çue, est réelle, ne serait-ce qu’à tra­vers les ini­tiales (SS) de Sala­zar Ser­pen­tard, père spi­ri­tuel du tyran.

Le roman de Joanne Kath­leen Row­ling raconte ain­si com­ment, après avoir été réduit à presque rien grâce au cou­rage de quelques-uns, Vol­de­mort reprend peu à peu du poil de la bête et par­vient pro­gres­si­ve­ment à ras­sem­bler autour de lui un groupe de par­ti­sans. A la fin du qua­trième tome, der­nier paru, la confron­ta­tion est immi­nente entre le Bien ­ incar­né par Dum­ble­dore, pro­tec­teur de Har­ry Pot­ter, mû par des valeurs démo­cra­tiques et huma­nistes, par­mi les­quelles le refus de la peine de mort, une grande méfiance envers les méthodes trop répres­sives, une volon­té de pro­mou­voir la culture et l’é­du­ca­tion ­ et le Mal, incar­né par Voldemort.

L’his­toire de la seconde guerre mon­diale a don­né rai­son aux inter­pré­ta­tions mani­chéennes du monde : il y eut bien alors, sous la dic­ta­ture d’A­dolf Hit­ler, d’un côté le Mal, la haine et une volon­té de des­truc­tion, et, de l’autre côté, le Bien, le cou­rage et les valeurs morales. Grand trau­ma­tisme du XXe siècle, la bar­ba­rie nazie fut cette réa­li­té incom­pré­hen­sible qu’on ne cesse d’in­ter­ro­ger. Paul Ricœur dit que la fonc­tion prin­ci­pale de l’i­ma­gi­naire, c’est d’ex­plo­rer la vie, de la retour­ner dans tous les sens afin d’es­sayer de la comprendre[[Paul Ricœur, Le Conflit des inter­pré­ta­tions, Paris, Seuil, 1969.]]. C’est ce que font des romans comme Har­ry Pot­ter ou Le Sei­gneur des anneaux. Ils nous pro­posent un modèle réduit de l’u­ni­vers, le met­tant par là même à la por­tée de notre compréhension.

Quant à notre plai­sir de lec­teur adulte, il ne pro­vient pas uni­que­ment d’une régres­sion ; il ne s’a­gi­rait pas sim­ple­ment de lire la répé­ti­tion de notre enfance ni la sor­tie de l’en­fance. Il s’a­gi­rait de se pro­je­ter dans un ave­nir mena­çant pour le maî­tri­ser ou, mieux, l’exor­ci­ser. C’est la fonc­tion que Claude Lévi-Strauss donne aux modèles réduits : « Plus petite, la tota­li­té de l’ob­jet appa­raît moins redou­table ; du fait d’être quan­ti­ta­ti­ve­ment dimi­nuée, elle nous semble qua­li­ta­ti­ve­ment sim­pli­fiée. A tra­vers la minia­ture, la réa­li­té peut être sai­sie, sou­pe­sée dans la main, appré­hen­dée d’un seul coup d’œil[[La Pen­sée sau­vage, Plon, Paris, 1962, p. 38.]]. » Pou­voir ain­si assu­jet­tir le monde, le sai­sir et le cir­cons­crire, pou­voir le rendre moins redou­table par sa minia­tu­ri­sa­tion, telles seraient donc quelques-unes des ver­tus de ces livres qui, comme Har­ry Pot­ter ou Le Sei­gneur des anneaux, construisent un uni­vers et enserrent la vie à l’in­té­rieur d’un seul objet.

L’ou­vrage de Joanne Kath­leen Row­ling est d’au­tant plus ras­su­rant qu’il par­vient, du fait de son inachè­ve­ment même, à s’in­tro­duire dans le réel. Alors que les autres livres sont, une fois publiés, ache­vés, clos sur eux-mêmes, et de ce fait ne par­ti­cipent pas de la réa­li­té tem­po­relle, le roman de Row­ling, en revanche, dans la mesure où il contient une grande part d’in­cer­ti­tude quant à la suite, s’ancre très for­te­ment dans le pré­sent. Parce qu’il ignore la fin des Aven­tures de Har­ry Pot­ter, le lec­teur est en effet confron­té à l’i­na­chè­ve­ment et aux incer­ti­tudes qui d’or­di­naire sont ceux du réel et non de la fic­tion. Notam­ment toutes les inter­ro­ga­tions liées aux forces sur les­quelles Vol­de­mort d’un côté, Dum­ble­dore de l’autre pour­ront comp­ter si la guerre est décla­rée sont iden­tiques aux incer­ti­tudes liées à notre ave­nir même.

Mais, alors que, dans la vie, nous n’a­vons pas connais­sance de ce qui nous attend, en revanche, en ce qui concerne la suite des aven­tures de Har­ry, nous savons au moins une chose, et elle est essen­tielle : le jeune gar­çon s’en sor­ti­ra ; le Bien l’emportera sur le Mal. Il serait en effet inima­gi­nable que l’au­teur achève Les Aven­tures de Har­ry Pot­ter sur un Vol­de­mort triom­phant de Har­ry et de ses par­ti­sans. De là sans doute une par­tie du suc­cès : l’i­na­chè­ve­ment du roman, les inter­ro­ga­tions et les attentes qu’il sus­cite créent un espace limite entre le fic­tif et le vécu et par­viennent presque à faire entrer la fic­tion dans le réel, don­nant ain­si l’illu­sion que, comme dans le livre de Row­ling, dans la réa­li­té éga­le­ment, un auteur tout-puis­sant domine sa créa­tion et que rien d’ir­ré­ver­sible ne peut nous arri­ver, mal­gré toutes les menaces de déchaî­ne­ment du Mal…

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Ras­su­rer et déculpabiliser

Allons plus loin : le suc­cès de ces deux romans auprès des adultes ne cor­res­pon­drait-il pas, en der­nière ana­lyse, à un puis­sant besoin de se ras­su­rer sur les rap­ports de forces en jeu dans le monde géo­po­li­tique actuel ? Har­ry Pot­ter comme Le Sei­gneur des anneaux don­ne­raient-ils une réponse claire, mais ô com­bien réduc­trice, à une des angoisses majeures de la période actuelle : est-il vrai qu’il y a dans le monde un com­bat du Bien contre le Mal, comme l’af­firme, par exemple, le pré­sident George W. Bush ? Ou bien ne faut-il pas pen­ser qu’il y a des cultures et des socié­tés dif­fé­rentes qui, cha­cune à sa manière, génèrent leur part de cruau­tés, d’in­jus­tices et de violences ?

Alors que nous savons tous com­bien les guerres causent de ravages, tout en sachant aus­si, inver­se­ment, com­bien il peut être dan­ge­reux de réagir trop tard à la mon­tée d’un conflit mon­dial, rares sont les per­sonnes qui se sentent capables d’é­lu­der ces ques­tions ; rares éga­le­ment sont ceux qui peuvent répondre en toute quié­tude et conscience qu’une par­tie de la pla­nète aurait concen­tré en elle le Bien, la Ver­tu et la Morale.

De la sorte, en plé­bis­ci­tant tous les romans qui, encore et encore, font revivre l’his­toire du nazisme, les lec­teurs ne cher­che­raient-ils pas à se per­sua­der, bien incons­ciem­ment, il est vrai, que le sché­ma qui pré­si­da au com­bat contre l’Al­le­magne hit­lé­rienne est un sché­ma encore per­ti­nent ? Et en nous pré­sen­tant des per­son­nages malé­fiques qui incarnent le Mal, romans et films à suc­cès n’ar­rivent-ils pas à point nom­mé pour ras­su­rer et décul­pa­bi­li­ser ? Per­met­tant de croire qu’une des forces en pré­sence s’est vouée au Mal et à la des­truc­tion, ils peuvent don­ner bonne conscience à ceux qui, d’un côté comme de l’autre, annoncent le « choc des civilisations ».

Bref, il y a quelque chose d’in­quié­tant dans la fas­ci­na­tion qu’exercent ces ouvrages, comme si l’é­ven­tua­li­té d’une guerre était déjà acquise, et comme si nous en étions déjà arri­vés à l’é­tape qui pré­cède de peu le départ au com­bat ; à cette der­nière étape avant la déci­sion où nous avons besoin de nous per­sua­der que le com­bat à mener est bien celui de la morale et de l’hu­ma­nisme contre les forces du Mal. Ain­si, les suc­cès de ces romans seraient-ils les pre­miers signes que nous avons accep­té l’é­ven­tua­li­té de la guerre et qu’il ne nous reste plus qu’à nous per­sua­der de son bien-fon­dé. Car, pour accep­ter non seule­ment de par­tir à la guerre, mais éga­le­ment d’en­voyer nos enfants au front, il est sans doute indis­pen­sable de par­ve­nir à pen­ser que cer­taines forces peuvent incar­ner un Mal abso­lu, qu’il nous faut, coûte que coûte, com­battre. Sans que rien sur­gisse à la clar­té de la conscience, à n’en pas dou­ter les aven­tures de Fro­don le Hob­bit ou de Har­ry le sor­cier nous aident à nous en persuader.

Peut-être alors avons-nous répon­du à notre ques­tion ini­tiale : pour­quoi donc la tâche de par­tir au com­bat est-elle confiée aux enfants Har­ry Pot­ter ou Fro­don ?… Sou­dain des phrases gra­vées sur les monu­ments aux morts se bous­culent dans nos mémoires : « A nos enfants, morts pour la France. » « Allons enfants de la patrie. »

Isa­belle Smadja
Auteur de Har­ry Pot­ter, les rai­sons d’un suc­cès, et Le Sei­gneur des anneaux ou la ten­ta­tion du mal, Presses uni­ver­si­taires de France (PUF), Paris, 2001 et 2002.

Source de l’ar­ticle : Le Monde Diplo­ma­tique, > Décembre 2002, page 32
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