Lincoln, réalisé par Steven Spielberg

Ses astuces pour faire de la panoplie Lincoln (le haut-de-forme, la silhouette filiforme, la barbe hirsute) un humain en font plutôt un humanoïde, à commencer par le jeu tout en compositions mécaniques et mimiques pré-calculées de Daniel Day-Lewis, performer surdoué mais acteur totalement dénué d’âme.

Lin­coln

réa­li­sé par Ste­ven Spielberg

C’est un pro­jet de longue date que Ste­ven Spiel­berg vient d’achever et qui lui per­met de mettre en scène un per­son­nage his­to­rique qui lui tient par­ti­cu­liè­re­ment à cœur, et pas des moindres : Abra­ham Lin­coln. En s’attardant sur les der­niers jours de la vie du plus célèbre Pré­sident amé­ri­cain, Spiel­berg relate l’un des évé­ne­ment les plus déter­mi­nant de l’histoire de son pays. Mais déci­dé­ment plus sym­pa­thique quand il opère dans le domaine de la bande-des­si­née ou de la SF que dans les bou­quins d’histoire, le réa­li­sa­teur d’E.T. cache der­rière les appa­rats d’un clas­si­cisme soi­gné une pos­ture fran­che­ment déplai­sante. Les plus beaux dis­cours n’abritent pas for­cé­ment les plus belles intentions…

Humain après tout

Si le ciné­ma clas­sique a for­te­ment contri­bué à éta­blir le Mythe amé­ri­cain, c’est doré­na­vant avec le ciné­ma aca­dé­mique que celui-ci se met à jour. Logique, l’académisme est le retour post-moderne aux formes clas­siques. Ste­ven Spiel­berg qui est par excel­lence le cinéaste de la bonne conscience démo­crate, celle qui prône un libé­ra­lisme plus doux et des inéga­li­tés moins pro­non­cées, ou du moins moins visibles, celle qui tente de s’élever sans se mouiller, est le réa­li­sa­teur idéal pour réac­tua­li­ser le mythe Lin­coln à l’ère Oba­ma. Lin­coln pour­rait être l’exacte suite de Amis­tad (1997), qui rela­tait un cas juri­dique épi­neux de l’histoire des États-Unis à pro­pos d’une car­gai­son d’esclaves afri­cains échouée sur le pays et dont on ne savait pas trop s’il fal­lait les rendre à leur pro­prié­taire espa­gnol ou les libé­rer. Ce qui mena à un pro­cès qui posa les pré­misses de ce qui devien­drait plus tard la guerre de Séces­sion. Avec son der­nier film, Spiel­berg s’attarde main­te­nant sur les évé­ne­ments qui ont conduit à la fin de cette même guerre, quand le véné­rable Abra­ham Lin­coln, fraî­che­ment réélu à la pré­si­dence de son pays peu avant la fin de sa vie, impo­sa via moult stra­ta­gèmes poli­tiques pour que soit voté le 13ème amen­de­ment qui allait mettre fin à l’esclavagisme, tout en ten­tant de main­te­nir l’Union. Pas fastoche.

Amis­tad fut un bide et seize ans plus tard, avec une fil­mo­gra­phie qui a tro­qué sa naï­ve­té can­dide contre une noir­ceur concer­née au cours des années 2000, Spiel­berg ne com­met pas la même erreur de plon­ger son film dans un pathos léni­fiant et une rhé­to­rique sur-signi­fiante. Il n’a pas vrai­ment évo­lué depuis ses pre­miers films mais il a gagné en habi­le­té, il sait mieux brouiller les pistes et cacher son (manque de) jeu. C’est un bon bluf­feur, capable de don­ner des allures de ciné­ma émé­rite à un télé­film à Oscars en usant d’artifices savants. Lin­coln n’est que ça. La vision lucide de l’auteur sur son « héros », l’homme der­rière le mythe, ses failles, ses doutes, human after all, passent par l’équilibre entre l’image ico­nique du célèbre Pré­sident Amé­ri­cain (de la sil­houette fili­forme à la force tran­quille du vieux sage) et tout ce qui pour­rait le rendre com­mu­né­ment mor­tel comme le mon­trer en chaus­settes, recro­que­villé avec son fils cadet sur le dos ou giflant l’aîné, se dis­pu­ter avec sa femme, se faire impo­ser de por­ter des gants par son domes­tique, etc. L’aspect pas facile d’accès de l’intrigue, la matu­ri­té du sujet et de son trai­te­ment, sa den­si­té, se font en ne lési­nant pas sur la com­plexi­té des mani­gances poli­tiques, dia­logues poin­tus à l’appui, à grand coup de trac­ta­tions entre par­le­men­taires Répu­bli­cains et Démo­crates, de semi-cor­rup­tions, d’entorses aux sys­tèmes, de désa­mor­çages juri­diques, d’intimidations en cou­lisses, etc. La conscience qu’une page fon­da­men­tale de l’Histoire s’écrit sous nos yeux, la péda­go­gie édu­ca­tive et la cré­di­bi­li­té s’élaborent en tis­sant le récit dans les grandes lignes de l’Histoire, en y insé­rant quelques plans sau­vages de la guerre de Séces­sion et en intro­dui­sant des figures his­to­riques comme les géné­raux Grant et Lee ou le fas­ci­nant Thad­deus Ste­vens (excellent Tom­my Lee Jones, seul per­son­nage qui existe un peu dans le film, hélas sabo­té par une tor­pille du scé­na­rio), déam­bu­lant tous dans une recons­ti­tu­tion soi­gnée et réa­liste. Le retrait du réa­li­sa­teur sur son objet, sa rigueur for­melle sont sou­te­nus par un fil­mage plu­tôt sobre mais sophis­ti­qué. Le film sera loué pour cela, pour cette façon d’apposer les signes du grand ciné­ma modeste et intelligent.

Pour­tant Lin­coln, à bien y regar­der, ne tourne autour que d’un pro­pos, n’a qu’une visée : le bien-fon­dé du com­bat contre l’esclavagisme, et par exten­sion contre le racisme et la dis­cri­mi­na­tion, bref pour l’égalité et la liber­té. Ce qu’on y clai­ronne du début à la fin, c’est l’obstination d’un homme qui ne pou­vait conce­voir que son pays repose sur un sys­tème d’oppression et d’inégalité et qu’il était prêt, lui, à abo­lir cette injus­tice là coûte que coûte, quitte à faire quelques entorses au sys­tème, quitte à contour­ner légè­re­ment la démo­cra­tie, quitte à com­pro­mettre la paix avec le Sud, la fin jus­ti­fiant les moyens que diable ! Lin­coln, grand défen­seur de la cause raciale et de l’égalité des droits : « The legend has been prin­ted ». Pour­quoi pas ? Mais il faut admettre qu’une telle bau­druche de ver­tu pro­gres­siste a du mal à pas­ser. Le pro­blème n’est pas tant de croire à ce sup­po­sé esprit large et en avance sur son temps, mais la manière dont Spiel­berg se posi­tionne par rap­port à lui, dont il y adhère, dont il en fait sa propre cause, l’étendard de sa mani­feste supé­rio­ri­té intel­lec­tuelle. Il faut voir par exemple son regard bour­ré de mépris por­té sur les adver­saires de Lin­coln, les sudistes, les escla­va­gistes, les racistes, trai­tés ici avec le dédain condes­cen­dant de ceux qui se drapent de leur noble convic­tion. D’eux, nous ne ver­rons que leur malaise dès que les noirs sont évo­qués ou dès qu’il y en a un dans les envi­rons, nous n’entendrons de leur bouche que leur dis­cours mes­quin ou leur rica­ne­ment dès qu’est évo­quée une pos­sible éga­li­té raciale. Dans une scène assez dégoû­tante où Lin­coln parle de sa volon­té d’abolir l’esclavage à un couple de pay­sans, ces der­niers ne cachent pas leur embar­ras et leur incom­pré­hen­sion devant une idée si absurde à leurs yeux. Lin­coln leur tourne le dos et conserve un petit sou­rire en coin tan­dis que son secré­taire d’État lui mur­mure : « le peuple ! » Mal­gré toute sa com­plexi­té affi­chée, sa volon­té offi­cielle d’authenticité, Lin­coln ramène la lutte contre le racisme à ce qu’elle est aujourd’hui : une cause enten­due et quelque peu obso­lète dont les quelques ploucs résis­tants sont les cibles molles, insi­gni­fiantes et évi­dentes des belles âmes moder­nistes, leur défou­loir idéo­lo­gique. Il y a alors quelque chose d’un peu torve dans la démarche de Spiel­berg, et qui va bien au-delà de la simple (et assez inof­fen­sive) pro­pa­gande amé­ri­caine. Dia­bo­li­ser fiè­re­ment le racisme en mimant la révolte à l’heure où un noir est à la Mai­son Blanche, c’est une manière de recy­cler un long com­bat (auquel on n’a pas par­ti­ci­pé) pour en faire la cau­tion de notre bonne conscience. C’est un moyen de gagner sur tous les tableaux puisque per­sonne ne peut décem­ment ne pas lui don­ner rai­son et refu­ser de par­ti­ci­per à une si géné­reuse auto-célébration.

Humain avant tout

Un autre cinéaste nous revient alors en mémoire. Il a été beau­coup ques­tion de John Ford à pro­pos du pré­cé­dent film de Ste­ven Spiel­berg, le quand même bien boi­teux Che­val de guerre, sans doute parce que le film repre­nait le motif publi­ci­taire for­dien à base de famille humble, d’honneur patrio­tique et d’attachement à la terre pour colo­rer son récit. C’est pour­tant dans Lin­coln que sur­vient vio­lem­ment le spectre de Ford, pas en tant que réfé­rence mais comme retour du refou­lé. Ford s’est inté­res­sé aus­si à Lin­coln, par deux fois : dans le sublime Vers sa des­ti­née (Young Mr Lin­coln, 1939), et le dérou­tant Je n’ai pas tué Lin­coln (The Pri­so­ner of Shark Island, 1936). Dans ce der­nier, qui met la véra­ci­té fac­tuelle de côté en racon­tant com­ment un homme a été accu­sé à tort de com­pli­ci­té dans le meurtre du Pré­sident, Ford porte un regard sans illu­sion sur les nor­distes, très loin de toute idéa­li­sa­tion, et cherche l’individu der­rière le sudiste escla­va­giste. En outre, il dresse un por­trait pour le moins assez cru des noirs de l’époque, plu­tôt naïfs, sans édu­ca­tion, ser­viles et qui pou­vaient même témoi­gner une cer­taine empa­thie vis-à-vis de leurs maîtres. C’est une vision certes désta­bi­li­sante mais néan­moins plus juste que chez Spiel­berg qui n’a de toute façon jamais vrai­ment su fil­mer les noirs ou tout ce qui s’apparente à un peuple. Dans Lin­coln, notam­ment durant la scène du fameux vote auquel quelques-uns d’entre eux sont venus assis­ter, on les voit le regard dur et la bouche toute ser­rée de digni­té fac­tice, atten­dant solen­nel­le­ment que les valeu­reux blancs votent pour la libé­ra­tion des leurs, gra­ve­ment silen­cieux dans l’expectative de pou­voir affir­mer haut et fort que eux aus­si, bon sang, ont le droit d’être libre. Spiel­berg ne s’identifie pas plus à eux qu’il ne s’identifie aux sudistes (il ne se recon­naît que dans la figure du véné­ré blanc haut pla­cé) – l’altérité chez lui ne fonc­tion­nant que quand elle est extra-humaine –, les rédui­sant ici à l’état de gage moral, les calant à jamais dans l’imagerie du quo­ta [1].

Dans une scène stu­pé­fiante de Je n’ai pas tué Lin­coln, on voit les noirs se révol­ter contre un nor­diste qui tente lors d’un beau dis­cours de les convaincre de prendre leur liber­té et de quit­ter leurs maîtres : Ford a tou­jours détes­té les prê­cheurs de bonne conscience et sait que les ques­tions raciales et de l’esclavagisme peuvent être tra­ver­sées d’une ambi­guï­té déran­geante [2]. « Même le plus cou­ra­geux d’entre nous a rare­ment le cou­rage d’assumer tout ce qu’il sait… » disait Nietzsche (Le Cré­pus­cule des idoles, 1888). Une repré­sen­ta­tion dif­fé­rente, édul­co­rée, serait pour Ford une aber­ra­tion totale, un contre­sens avec l’idée même qu’il se fai­sait de son métier de réa­li­sa­teur. Mais pour­rait-on aujourd’hui ôter les noirs de leur vignette poli­ti­que­ment cor­recte et les repla­cer dans une image ciné­ma­to­gra­phique plus incon­for­table sans que per­sonne ne crie au scan­dale ? Sans que per­sonne ne s’offusque d’affronter la véri­té telle qu’elle fut ? Rien n’est moins sûr. Le ciné­ma est doré­na­vant pris dans le piège du revers per­vers de la socié­té pro­gres­siste pour laquelle on a – à rai­son – com­bat­tu, coin­cé entre les signes (et les signes seule­ment) de l’antiracisme et la pres­sion du poli­ti­que­ment cor­rect. Il doit ali­gner tout le monde sur le même rang, leur dis­tri­buer les mêmes codes de repré­sen­ta­tion, deve­nir uni­la­té­ral. Il est contraint d’imprimer la légende et doit renon­cer à sa voca­tion essen­tielle : repré­sen­ter la réa­li­té, même si elle est moins reluisante.

Ford aus­si a contri­bué à bâtir le mythe amé­ri­cain mais en le rame­nant à sa dimen­sion humaine. S’il s’est iden­ti­fié à Lin­coln dans Vers sa des­ti­née, c’est pour faire exis­ter le per­son­nage sen­ti­men­ta­le­ment, mon­trer qu’il s’est bat­tu non pas pour impo­ser un noble des­sein mais pour pré­ser­ver ce qui était pré­cieux à ses yeux et qui lui a tou­jours fait défaut, comme l’amour d’une mère. Il ne se confond pas avec son aura, il ne tente pas mes­qui­ne­ment de s’élever à son niveau mais le ramène au nôtre. Human above all. Le ciné­ma de Spiel­berg ne fait pas exis­ter des per­son­nages, il anime des pano­plies comme Tin­tin ou India­na Jones, aux­quelles on s’identifie faci­le­ment, à la manière d’un gamin qui enfile le cos­tume de Zor­ro. Mais ses astuces pour faire de la pano­plie Lin­coln (le haut-de-forme, la sil­houette fili­forme, la barbe hir­sute) un humain en font plu­tôt un huma­noïde, à com­men­cer par le jeu tout en com­po­si­tions méca­niques et mimiques pré-cal­cu­lées de Daniel Day-Lewis, per­for­mer sur­doué mais acteur tota­le­ment dénué d’âme. Parce que Spiel­berg n’a d’affinité qu’avec les êtres vir­tuels ou les ani­maux, il ne peut faire de Lin­coln qu’un mythe à visage humain, un E.T. body-snat­cher qui joue la failli­bi­li­té sur le plan émo­tion­nel pour mieux écla­ter de toute sa rai­son éthique, un sur­homme humble et récon­ci­lia­teur qui sait mieux que qui­conque ce qui est bien pour les autres, ani­mé par la plus révol­tante et écœu­rante des choses : la bien­veillance. Celle de Spiel­berg nous prend en tenaille entre son visuel vir­tuose mais tota­le­ment dénué de morale (on a encore droit à un sus­pense odieux à la fin du film) et son mora­lisme bien-pen­sant, main­te­nant le spec­ta­teur à l’état d’esclave : sou­mis à son brio, contraint d’adhérer à son dis­cours. L’indéfectible croyance en la com­mu­ni­ca­tion du cinéaste a alors bon dos. De Ford à Spiel­berg, le ciné­ma a per­du une chose essen­tielle : son huma­ni­té. Impos­sible sans cela de com­mu­ni­quer d’égal à égal.

Mat­thieu Santelli

Source de l’ar­ticle : Cri­ti­kat