Source de l’article : tropismes
La critique des moyens de communication de masse dominants comporte toujours une part de risque. Le procès intenté par les dirigeants du journal de référence français, aux auteurs de « La face cachée du Monde », en constitue une preuve éclatante. (1) Mais ce conflit très médiatisé ne fut pas la seule récente affaire de presse à défrayer la chronique en France. L’automne dernier, Daniel Schneidermann était « débarqué du ‘Monde’» pour avoir publié un ouvrage où « le chroniqueur s’en pren[ait] à la direction du quotidien français » (2). Quelques semaines plus tard, le journal ‘La Croix’ licenciait Alain Hertoghe parce qu’il avait critiqué la manière dont cinq quotidiens français à gros tirage — dont celui de son employeur — avaient assuré la couverture informationnelle de la guerre en Irak. (3)
Si l’action en justice reste une sanction rarissime, le renvoi est bien entendu limité aux cas où le commentateur critique appartient au personnel du groupe de presse attaqué. Pour tous les auteurs extérieurs aux rédactions, qui dépassent la ‘ligne rouge’, il existe une autre forme de punition, hantise de tous les écrivains : l’embargo médiatique.
C’est une mesure de ce type qui a frappé le livre, L’information sous contrôle (4), de Geoffrey Geuens, assistant à la section Information et Communication de l’Université de Liège (ULg), puisqu’aucun média belge francophone dominant n’en a rendu compte depuis sa sortie de presse, en septembre 2002. Même s’il épouse, de l’aveu de l’auteur, « la forme d’un constat accablant et d’un implacable réquisitoire » — ce qui doit embarrasser la plupart des responsables médiatiques belges -, l’essai de Geoffrey Geuens est quand même explicitement dédié aux « journalistes porteurs d’une haute conception de leur métier (…) [qui] ne fréquentent pas les ‘Cercle de Lorraine’ et qui ne font pas les ménages des maîtres du monde (…)». Faut-il interpréter le silence médiatique qui recouvre ce livre depuis dix-huit mois comme le signe de la disparition des employés de ce profil dans les grandes rédactions belges ? L’avenir nous le dira…
Renverser les termes du débat… et les éclairer
L’argumentation développée par le chercheur de l’ULg démontre de façon implacable que, contrairement à toutes les idées reçues qui circulent sur le sujet, il existe bel et bien une complicité organique, peu décelable par les citoyens-lecteurs, qui associe l’élite des médias dominants, tant privés que publics, à celle des milieux économiques et financiers belges dans une lutte commune, dont l’objectif numéro un est le maintien de l’ordre établi.
Cette collusion structurelle, décriée également chez nos voisins français (5), s’explique non seulement, mais surtout, par le fait que la propriété des principaux groupes médiatiques belges se trouve aujourd’hui de plus en plus concentrée dans les mains de représentants des milieux industriels et bancaires qui les rentabilisent comme n’importe quelles entreprises commerciales. Secondairement, cette entente complice s¹explique aussi par l’établissement et l’entretien de contacts privilégiés et réguliers que les responsables des pouvoirs économique, médiatique et politique nouent dans des cercles privés. Les importants moyens d’action des attachés de presse liés aux différentes instances économiques et patronales ainsi que la précarisation croissante des conditions de travail des journalistes contribuent enfin, de façon indirecte, à la consolidation des liens unissant les cercles médiatiques proches du pouvoir et les milieux d’affaires. La conjonction de ces deux éléments différents favorise en effet à terme la transformation consciente ou non d’un certain nombre de commentateurs en porte-parole du pouvoir économique ou facilite — pour reprendre une expression chère à Serge Halimi — le développement d’ « un journalisme de révérence » (6).
Sans commune mesure avec l’impressionnante documentation publiée dans son deuxième ouvrage, dont le champ d’investigation est, il est vrai, beaucoup plus étendu (7), la présente démonstration du chercheur de l’ULg n’en repose pas moins sur un sérieux dossier documentaire, qui constitue, ici aussi, l’épine dorsale de son travail. Outre une conclusion, tout à fait à contre-courant, dans laquelle il n’hésite pas à préconiser la ‘déprivatisation’ de la presse belge, Geuens organise son argumentation en trois grandes parties. Après avoir établi un inventaire analytique de ce qu’il appelle les « baronnies de la presse » et jeté un éclairage sur leurs « liaisons dangereuses », l’auteur montre, à travers trois exemples bien illustrés (« la couverture par la presse belge francophone du conflit social des Forges de Clabecq », « le compte rendu journalistique de la grande grève des TEC [Transports En Commun wallons] du mois d’octobre 2000 » ainsi que le traitement informationnel du mouvement altermondialiste depuis Seattle), que la « collusion de pouvoirs et d’intérêts [entre les médias dominants et le pouvoir économique] trouve principalement à s’exprimer dans la couverture médiatique des luttes sociales ».
Les baronnies de la presse
Excepté le rachat du quotidien économique et financier ‘L’Echo’ par le groupe Rossel, éditeur entre autres du journal ‘Le Soir’, et par De Persgroep qui édite ‘De Morgen’ et ‘Het Laatste Nieuws’ — principal changement (toujours contesté d’ailleurs) survenu, à notre connaissance, dans le monde de la presse belge depuis un an et demi (8) -, l’organigramme des principaux groupes médiatiques belges publié par Geoffrey Geuens reste d’actualité. A côté des célèbres patronymes de la presse nationale (Van Thillo, Baert, De Nolf, Le Hodey, Urbain,…), son ‘tableau’ qui dépeint tant les actionnariats que les participations des « baronnies » laisse apparaître aussi les noms de quelques grosses pointures de l’industrie et de la finance (Leysen, Collin, Delaunois, Dassault, Frère,…), toutes très actives dans le secteur des médias. La démonstration de cette présence nombreuse constitue l’élément capital de la dénonciation de l¹auteur.
Les liaisons dangereuses
Malgré son importance, la présence active de gros bonnets industriels et financiers dans les conseils d’administration des principaux groupes de presse ne justifie pas à elle seule la connivence systémique qui se développe de plus en plus entre les cercles médiatiques dominants et les milieux d’affaires ; le gratin du monde économique et financier belge cherche aussi à rencontrer l’élite des pouvoirs médiatique et politique dans des lieux privés, à l’abri des regards indiscrets.
Le Cercle de Lorraine qu’héberge le château du Fond’Roy à Uccle (près de Bruxelles), une propriété acquise en 1997 « à un Mobutu mourant et retiré du pouvoir », par l’homme d’affaires Stéphan Jourdain, bien connu pour ses démêlés avec la justice belge (9), représente un de ces endroits privilégiés de la capitale de l’Europe. Le Cercle de Lorraine est en effet un cercle privé réservé aux nantis, où se nouent et se consolident, par exemple à l’occasion d’une conférence donnée par un membre ou un proche de l’élite au pouvoir (10), des relations d’affaires que prolongent, dans certains cas, des liens d’amitié.
Lorsqu’il décide d’ouvrir le Cercle de Lorraine, Stéphan Jourdain contrôle déjà un fameux « réseau médiatique ». De 1988 à 2002, l’homme d’affaires bruxellois est en effet (co)propriétaire de ‘Pan’ (11), « l’hebdomadaire satirique du monde des affaires » et, depuis 1996, il possède aussi, d’abord avec d’autres puis seul, la revue de prestige ‘L’Eventail’, un mensuel « consacré à la bourgeoisie de la capitale et à la noblesse belge ». Les anciennes « liaisons dangereuses » que ces deux publications ont nouées avec les milieux de la droite extrême, voire avec ceux de l’extrême droite, ne leur ont pas empêché de rencontrer un succès certain auprès de l’élite au pouvoir, ni de devenir les « vitrines » médiatiques du cercle de Jourdain.
Les porte-parole du pouvoir économique
Dans la dernière partie de son travail, le chercheur de l’ULg démontre donc, à l’aide de trois exemples complémentaires, la facilité et la fréquence avec lesquelles la complicité organique, qui unit moyens de communication de masse et pouvoir économique, s’exprime « dans la couverture médiatique des luttes sociales ». Cette connivence structurelle se manifeste aussi dans le traitement journalistique de certaines informations économiques. Exemple. Suite à l’annonce par Umicore (ex-Union minière) du licenciement de plus d’une centaine de travailleurs de la région anversoise, un journaliste de la page économique du premier quotidien francophone belge écrit qu’«a priori, la décision peut surprendre de la part d’un groupe dont les bénéfices fusent [+ 32% au premier semestre 2003] et qui est actif dans un marché, celui des matières premières, tellement dynamique qu’on parle même de surchauffe » (12) mais que « cette restructuration traduit deux craintes. Primo, il n’est pas certain que les prix du zinc se maintiennent éternellement (13) à leur niveau actuel. Secundo, le risque du dollar…» (12). Sans s’inquiéter du sort des nombreux travailleurs licenciés, le commentateur — porte-parole du pouvoir économique — se montre en revanche tout à fait compréhensif à l’égard de la décision d’une société qui, étant certaine de faire remonter le cours de ses actions qui « était en baisse de 2%» (12), n’hésite pas à utiliser l’arme des licenciements — la hausse escomptée devrait en outre garantir le succès de la souscription d’obligations qu’Umicore vient par ailleurs d’émettre. L’auteur de cet article n’est-il pas pris, ici, en flagrant délit de « journalisme de révérence » (6) ?
Enfin, lorsqu’on voit comment le système des aides de l’État à la presse paralyse et rend dépendant du pouvoir politique, un hebdomadaire soi-disant de gauche, comme ‘Le Journal du Mardi’ — dans la renaissance duquel beaucoup de progressistes ont vainement cru — on comprend mieux pourquoi, au risque d’être qualifié d’utopiste, Geoffrey Geuens n’entrevoit aucune autre solution que la ‘déprivatisation’ de la presse.
Patrick Gillard, historien
Bruxelles, le 30 janvier 2004
Notes
(1) Pierre PÉAN et Philippe COHEN, « La face cachée du Monde. Du contre-pouvoir aux abus de pouvoir », Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2003, 637 p. ; Sur le site d’ ‘Acrimed’, on peut lire que « le procès (…) ne devrait pas avoir lieu avant septembre 2004 » (http://acrimed.samizdat.net/article.php3?id_article=1279).
(2) Joëlle MESKENS, « Schneidermann débarqué du ‘Monde’», dans « Le Soir », mercredi 1/10/03, p. 27. ; Daniel SCHNEIDERMANN, « Le Cauchemar médiatique », Paris, Denoël/Impacts, 2003, 285 p.
(3) « Liberté d’expression des journalistes : ‘La Croix’ suit l’ « exemple » du ‘Monde’», (http://www.acrimed.org/article.php3?id_article=1411) ; Gérald PAPY (entretien avec Alain HERTOGHE), « Irak, une couverture partisane », dans « La Libre Belgique », mardi 28/10/03, p. 39 ; Alain HERTOGHE, « La guerre à outrances », Paris, Calmann-Lévy, 2003, 186 p.
(4) Geoffrey GEUENS, « L’information sous contrôle. Médias et pouvoir économique en Belgique », Bruxelles, Labor/Espace de liberté, 2002, 95 p. ; Sauf indication contraire, toutes les citations sont tirées de cet ouvrage.
(5) Serge HALIMI, « Les nouveaux chiens de garde », Paris, Liber-Raisons d’agir, 1997, 112 p.
(6) Ibidem, p. 13.
(7) Geoffrey GEUENS, « Tous pouvoirs confondus. Etat, Capital et Médias à l¹ère de la mondialisation », Anvers, EPO, 2003, 471 p.
(8) L.R., «‘L¹Echo’ change de main », dans « La Libre Belgique », jeudi 28/8/03, p. 43 ; Jurek KUCZKIEWICZ, « Feu vert à la reprise du quotidien ‘L’Echo’ par Rossel et Persgroep », dans « Le Soir », mardi 27/1/04, p. 27 ; P[ierre]-F[rançois] L[OVENS], « IPM dénonce la suprématie de Rossel », dans « La Libre Belgique », mercredi 28/1/04, p. 43.
(9) Le dernier épisode en date remonte à la fin de l¹année dernière (Cf. Jean-François MUNSTER, « Un banal litige commercial avec un fournisseur dégénère. Le cercle de Lorraine dans la tourmente ?», dans « Le Soir », vendredi 21/11/03, p. 13).
(10) Le ministre des Finances Didier Reynders y a donné une conférence-déjeuner le 27 janvier dernier. (Cf. l’annonce publicitaire « Cercle de Lorraine, Rappel aux membres, …», dans « Le Soir », samedi 24 et dimanche 25/1/04, p. 22)
(11) Le producteur de cinéma Dominique Janne est le nouveau propriétaire de ‘Pan’ (Cf. L.R. « Flash-back sur un ‘Pan’ satirique de l’histoire de la presse », dans « La Libre Belgique », vendredi 6/12/02, p. 39).
(12) Pierre-Henri THOMAS, « Umicore a peur du dollar et réduit ses effectifs », dans « Le Soir », jeudi 22/1/04, p. 16.
(13) C’est nous qui nous soulignons.