Cinquante ans après Mai-68, les archives de la préfecture de police de Paris sont libres d’accès. Quatre classeurs sont remplis de photographies prises par une dizaine de policiers. Ce petit groupe a immortalisé pour l’administration française les manifestations et les affrontements auxquels les forces de l’ordre faisaient alors face. Une autre version de l’Histoire…
“Nous étions une dizaine de photographes dans l’équipe. Nous avons tous couvert Mai-68 […]. Nous nous déplacions toujours par deux, on essayait de tout montrer”, raconte Jean Pinon, 35 ans à ce moment-là, dans un hors-série de “Liaisons”, le magazine de la préfecture parisienne, paru il y a dix ans. Lors des événements, le trentenaire était brigadier de gardiens de la paix affecté aux services techniques de la préfecture de police de Paris (PP).
Le travail de ce petit groupe de reporters-policiers est aujourd’hui rassemblé dans quatre classeurs noirs, sagement empilés dans un bureau des archives de la préfecture, au Pré-Saint-Gervais. C’est là, qu’en 2007, les documents ont été versés. Cinquante ans après les événements, le délai de communicabilité est révolu : l’accès aux archives est désormais libre. Plus besoin de dérogation pour y accéder. La version depuis l’autre côté des barricades peut officiellement entrer dans l’Histoire.
Les clichés en noir et blanc pris par ces hommes pendant les mois de mai et juin 1968 ont été reconditionnés et classés pour des raisons de conservation, mais avec le souci de rester au plus proche de leur présentation d’il y a un demi-siècle. Les archivistes les ont laissés collés sur leurs feuilles de papier à dessin, jaunies depuis, et souvent constellées d’œillets venus réparer les dommages d’un feuilletage répété.
“Ces images sont celles qui ont été prises par les policiers des districts [subdivisions regroupant plusieurs arrondissements] ou ceux des services techniques de la police municipale, donc ni celles des Renseignements généraux ni celles de l’Identité judiciaire [faites dans le cadre d’une enquête de police judiciaire]”, détaille l’historien Christian Chevandier dans un article intitulé “Les photographies de printemps des policiers parisiens”, paru dans l’ouvrage “Images et sons de mai 68 : 1968 – 2008”.
La police judiciaire détient des documents plus sensibles, notamment ceux sur lesquels on peut reconnaître des fonctionnaires de police. Ces images ne seront libres d’accès que dans vingt-cinq ans. Les Renseignements généraux pourraient également avoir conservé leurs archives de Mai-68. Peut-être ces fameuses photos qui permettaient d’identifier les leaders étudiants… Mais fantasmes ou non, elles ne figurent pas dans le fonds versé à la PP.
“Nos photos servaient à enrichir les rapports destinés au préfet de police”, témoigne Paul Becquet, photographe au 3e district, 26 ans à l’époque, dans le hors-série de “Liaisons”.
13 mai 1968. 17h30. 600 mètres. Vue du pont Saint-Michel. © Archives de la préfecture de police de Paris.
11 mai 1968. 7h40. 150 mètres. Au coin de la rue Gay-Lussac et de la rue Louis Thuillier. © Archives de la préfecture de police de Paris.
Parmi les quatre albums d’archives, deux sont essentiellement consacrés aux manifestations ainsi qu’aux dégâts causés par les affrontements. Les deux autres sont remplis de vues aériennes prises depuis l’hélicoptère de la sécurité routière – une grande première à l’époque – et légendées avec l’heure précise de déclenchement ainsi que l’altitude. Ces dernières étaient destinées à estimer le nombre de manifestants et leurs mouvements dans les rues de Paris. La police est alors peu aguerrie à la guérilla urbaine et elle a souvent du mal à suivre ces déploiements, dont les points de rendez-vous sont divulgués par les radios.
“Les photos devaient être à 9 heures au cabinet du préfet”, racontera Jean Pinon à l’historien Christian Chevandier. “Depuis la fin du XIXe siècle et l’invention de l’anthropométrie par Alphonse Bertillon, un vrai savoir-faire photographique s’est développé dans la police, poursuit l’universitaire [un service photo existe à la préfecture de Paris d’ailleurs depuis 1880]. Mais en 1968, l’art de la photographie policière à chaud en est encore à ses balbutiements.”
“Il n’y a pas une volonté de rentrer dans l’histoire avec ces photos de la PP”, dit autrement Charles Diaz. Commissaire général le jour, historien de la police la nuit, il est l’auteur d’un livre paru en octobre dernier, “Mémoire de police : dans la tourmente de mai 68”, qui fait le récit de ces journées tumultueuses du côté des forces de l’ordre. A cette époque, lui n’était pas encore en exercice, mais les trente-deux jours de congés qu’il a passés récemment dans les archives de la préfecture ont fait de lui un fin connaisseur de ce fonds photo.
“On peut remarquer que les images sont prises à partir du 6 mai. La volonté du préfet Maurice Grimaud était alors de montrer les coulisses des affrontements. En effet, dès les premiers jours de mai, des images de violences policières sortaient dans la presse. Il voulait que l’on connaisse l’autre côté, explique Charles Diaz. Le préfet pouvait aussi les montrer aux hommes politiques de l’époque, à l’appui de son travail de terrain.”
Sans doute le préfet Grimaud avait-il à l’esprit l’importance de documenter ce moment, mais on peut également penser que la production de ces images lui permettrait de faire reconnaître les conditions d’exercice difficiles de ses hommes.
11 mai 1968. 7h45. 200 mètres. Croisement entre la rue Gay-Lussac et la place Edmond-Rostand. © Archives de la préfecture de police de Paris.
Charles Diaz rappelle que, pour ses confrères de 1968, la situation est inédite : c’est la première fois en France que des manifestants (qui plus est jeunes) affrontent et attaquent la police. “Il faut s’imaginer des dizaines de milliers de gens qui cherchent la bagarre. Sur les images, il y a un côté ‘David contre Goliath’ entre les étudiants et les CRS. Mais le David est dur, malin, mobile et armé de pavés ! Il y aura 10.000 mètres carrés de pavés déchaussés. Et 1.900 blessés du côté de la police tout de même.”
Pour autant, le commissaire se sent plutôt en empathie avec les revendications de Mai-68 et analyse : “Ces images captent quelque chose de ce vieux monde qui est en train d’être bousculé, qui va changer. Cela n’est probablement pas fait exprès mais elles rendent compte de la paralysie d’un monde ancien, au bout du rouleau.”
Pour son livre “Mémoire de police : dans la tourmente de mai 68”, Charles Diaz a étroitement travaillé aux côtés d’une experte de l’image, Bernadette Caille. Cette iconographe remarque : “Dans notre inconscient collectif de cette période, il y a beaucoup d’images, d’icônes dont il est difficile de sortir. Avec les photos de la préfecture, nous pouvons traiter autrement Mai-68.”
Bernadette Caille connaît bien les photos d’agence de presse de l’époque et toute l’iconographie des manifestations estudiantines et ouvrières publiées depuis, lors des anniversaires et commémorations. Quand on lui demande ce qu’elle a découvert dans ces clichés pris du côté de la police, elle répond que ce qui l’a d’abord intéressée a été de voir “l’inquiétude de l’autre côté”, “la masse menaçante d’étudiante”.
Et d’évoquer l’image où un manifestant, tel un éclaireur car ils sont une foule derrière lui, balance rageusement un pavé en direction de policiers repliés, dont les têtes casquées sortent de l’angle d’une rue.
Souvent jeunes, peu rompus aux violences urbaines, mal équipés, nourris de chips et de barres chocolatées, logés dans des gymnases réquisitionnés, inquiets pour leur famille, les gardiens de la paix n’en menaient pas large en Mai-68. Ils seront plusieurs à reconnaître que la peur les étreignait.
Le rôle du préfet Grimaud – probablement marqué par les dix-huit morts des manifestations de février 1934 à la Concorde, violemment réprimées par les forces de l’ordre et par la violence de son prédécesseur Maurice Papon en 1962 et les neufs victimes de la station Charonne – a été déterminant.
Très présent sur le terrain, ce dont témoigne les archives visuelles de la PP, il rédigera aussi une circulaire qui marquera les esprits. Il y déplore les “excès dans l’emploi de la force”, “des faits qui se sont produits que personne ne peut accepter” et déclare : “Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière.”
“Lors de mes recherches, j’ai posé ces questions aux policiers, se souvient Bernadette Caille. Ils étaient un peu indignés ! Cogner était officiellement interdit, pas étonnant qu’il n’y ait pas de preuve de leur côté.”
Le photographe Bernard Perrine a couvert Mai-68 du côté du manifestants. Lui a photographié les barricades, les affrontement, les grèves et beaucoup la police. Il confirme que les violences étaient réelles et continues en mai et juin 1968, même plusieurs mois après.
Depuis Mai-68, les images policières étaient peu accessibles. Comme pour nombre d’archives, le délai de communicabilité étant fixé à cinquante ans, il fallait demander une dérogation, pas toujours accordée. Quelques-unes ont pourtant été publiées au compte-gouttes sans être toujours créditées “Archives de la préfecture de police de Paris”.
Comme s’il avait été longtemps compliqué de donner le point de vue des forces de l’ordre. Cinq décennies plus tard, si la valeur historique de ces documents est aujourd’hui reconnue, qu’en est-il de leur valeur esthétique ?
Pour Christian Chevandier, elle est quasi nulle. Le spécialiste d’histoire sociale conclut ainsi son article consacré aux archives photo de Mai-68 : “La photographie policière est à la photographie, aussi moyen serait cet art, ce que le rapport de police est à la littérature.”
Bernadette Caille est loin d’en être si sûre. Il n’y avait pas que des photographes doués dans la police, elle l’admet, mais cette femme d’images en distingue un, peut-être deux, dans la dizaine de policiers aux boîtiers. Notamment ceux qui ont officié lors des manifestations du 6 et du 23 mai.
Cet été, les photos de la PP vont connaître une renommée inédite. Le livre de Charles Diaz et de Bernadette Caille a en effet été associé aux Rencontres photographiques d’Arles dans une thématique intitulée “Cours camarade, le vieux monde est derrière toi”. Bernadette Caille sera commissaire de l’exposition “1968, quelle histoire ! Barricades, expressions, répressions”, consacrée aux archives – photos, documents, sons – de la préfecture parisienne. Une vraie reconnaissance pour ce corpus méconnu.
Quand elle l’a découvert il y a un an et demi, elle en a parlé à Sam Stourdzé, directeur des Rencontres d’Arles, qui s’est tout de suite montré intéressé. “1968 est une année de bascule dans le monde, dans notre société ainsi qu’en photographie, explique-t-il. Notre objectif n’est pas avec cette thématique de faire l’histoire de Mai-68, mais de donner le témoignage d’une époque où la photo arrive à enregistrer ce passage de l’ancien au nouveau monde, ce moment de glissement.”
Et, un demi-siècle plus tard, les images de la préfecture parisienne trouvent tout à fait leur place dans ce récit.
En dépit de l’approche utilitaire, Sam Stourdzé reconnaît un “vrai sens de la photo” à ces services de police. “Après tout, ajoute-t-il, ces images ne témoignent-elles pas aussi d’un principe fondamental de la photographie : raconter une histoire en se plaçant en contrechamp?”