Grèves ouvrières, luttes anti-impérialistes, mouvements révolutionnaires et féministes, la vidéaste Carole Roussopoulos a constitué tout au long de sa vie une mémoire en images des résistances à l’oppression. Pionnière de la vidéo, elle a réalisé et monté près de 150 documentaires, toujours dans une perspective féministe et humaniste. Son œuvre considérable qui couvre quarante ans de luttes est conservée à la Médiathèque Valais en Suisse et à la Bibliothèque nationale de France.
Carole Roussopoulos possédait la double nationalité française et suisse. Chevalière de la Légion d’honneur, elle est partie en 2009, après avoir reçu le prestigieux Prix culturel du Valais pour l’ensemble de son œuvre.
Née le 25 mai 1945 à Lausanne, Carole Roussopoulos passe son enfance à Sion et s’installe à Paris en 1967. Deux ans plus tard, sur les conseils de son ami l’écrivain Jean Genet, alors qu’elle vient d’être licenciée par le magazine Vogue, elle achète l’une des premières caméras vidéo portables, le fameux « Portapack » de Sony, dont le premier acquéreur en France fut Jean-Luc Godard. Avec son compagnon Paul Roussopoulos, elle fonde le premier collectif de vidéo militante, « Vidéo Out », et dès lors ne cesse de donner la parole aux « sans-voix », opprimé·es et exclu·es : « La vidéo portable permettait de donner la parole aux gens directement concernés, qui n’étaient donc pas obligés de passer à la moulinette des journalistes et des médias, et qui pouvaient faire leur propre information. »
Le militantisme vidéo de Carole Roussopoulos s’inscrit dans le courant de contestation culturelle issu de mai 68. Tout au long de la décennie 70, dotée d’un sens aigu de l’Histoire, elle accompagne les grandes luttes qui lui sont contemporaines, livre une critique des médias, dévoile les oppressions et les répressions, documente les contre-attaques et les prises de conscience. Caméra au poing, Carole Roussopoulos soutient les grèves ouvrières (six documentaires en trois ans sur les conflits Lip), les luttes anti-impérialistes (celles des Palestinien·nes, Black Panthers et autres mouvements de libération), homosexuelles (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) et surtout féministes : les combats en faveur de l’avortement et de la contraception libre et gratuite dès 1971, la mobilisation des prostituées de Lyon en 1975, celle contre le viol, la lutte des femmes à Chypre et dans l’Espagne franquiste.
C’est à cette époque qu’elle co-réalise, notamment avec Delphine Seyrig à qui elle a appris la vidéo dès 1974, deux pamphlets devenus des références par leur inventivité, leur humour et leur irrévérence : Maso et Miso vont en bateau, détournement d’une émission télévisée avec Françoise Giroud, alors Secrétaire d’État à la condition féminine, et S.C.U.M. Manifesto, d’après le manifeste de Valerie Solanas. « Il y a un moment où il faut sortir les couteaux. C’est juste un fait. Purement technique. […] Le couteau est à la seule façon de se définir comme opprimé. La seule communication audible », écrivait Christiane Rochefort dans sa préface. Carole Roussopoulos contribue à cette « définition de l’opprimé » à sa façon : elle expérimente les immenses possibilités offertes par la vidéo, nouveau moyen d’expression, outil sans passé ni école, que les femmes s’approprient à la même époque partout dans le monde, et qui permet une agitation directe sur le terrain des luttes. Elle conçoit toujours ses bandes comme des supports à débats et les diffuse sur les marchés, avec la chanteuse Brigitte Fontaine et la musicienne Julie Dassin, avant que ne soit créé le collectif de distribution spécialisé dans la vidéo militante, « Mon œil ».
Entre 1973 et 1976, Carole Roussopoulos enseigne la vidéo à la toute nouvelle Université de Vincennes. En 1982, avec ses complices Delphine Seyrig et Ioana Wieder, elle ouvre le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, premier centre de production et d’archivage de documents audiovisuels consacrés aux femmes créé grâce au soutien financier du Ministère des droits de la femme d’Yvette Roudy. Elle y réalise de nombreux documentaires sur l’éducation non sexiste, les femmes immigrées, des métiers féminins méconnus ou non reconnus, comme celui d’agricultrice, et tourne des portraits de féministes (Flo Kennedy, Yvonne Netter). À partir de 1984, au sein de Vidéo Out, elle poursuit son exploration de sujets ignorés (pauvreté extrême, sans-abris, toxicomanie, prisons, mort des malades) et commence sa série sur l’inceste, « le tabou des tabous », dont le premier volet est sous-titré La Conspiration des oreilles bouchées (1988). De 1986 à 1994 à Paris, prenant la suite de Frédéric Mitterrand, Carole Roussopoulos dirige et anime le cinéma d’art et d’essai « L’Entrepôt », espace culturel regroupant trois salles, une librairie et un restaurant. En 1995, elle retourne vivre dans le Valais, près de Sion, et continue d’y travailler comme réalisatrice, défricheuse de terrains négligés : violences faites aux femmes, viol conjugal, combat des lesbiennes, excision, études sur le genre, mais aussi personnes âgées, dons d’organes, soins palliatifs, handicap. « Je me réveille le matin et je me dis : ’’ça, il faut que ça s’arrête’’, expliquait récemment Carole Roussopoulos. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir un petit levier d’action sur la réalité, en toute modestie, car je n’ai jamais pensé qu’une bande vidéo allait changer le monde. C’est la conjoncture, la rencontre de gens à un moment donné, qui fait bouger les choses. Et alors, l’image et mon énergie peuvent effectivement intervenir. C’est une question d’énergie, plus que d’esthétique. Et une question de colère, un mot que j’aime beaucoup. Je trouve que la colère est quelque chose d’extrêmement positif. C’est ce qui fait qu’on ne s’endort pas ».
En 1999, celle qui aimait à se comparer à la figure de passeuse au volley ball (« tu prends la balle et tu la passes »), réalise Debout ! Une histoire du Mouvement de libération des femmes (1970 – 1980), un long-métrage documentaire qui alterne images d’archives et entretiens avec les femmes qui ont créé et porté le mouvement en France et en Suisse. Le film rend hommage à leur intelligence, leur audace et leur humour et enthousiasme les jeunes féministes : « Les vidéos montrent les yeux qui brillent encore aujourd’hui, trente ans après. Le rôle des images dans la transmission est donc décisif, elles permettent de casser les clichés », soulignait Carole Roussopoulos. C’est avec le même souci de transmettre une histoire méconnue et souvent falsifiée, qu’elle s’était récemment engagée dans le projet « Témoigner pour le féminisme », mis en place par Archives du féminisme et qui entend répondre à l’urgence de sauvegarder la mémoire des luttes féministes passées et actuelles.
Au moment de sa mort, Carole Roussopoulos mettait la touche finale à un documentaire bouleversant intitulé sobrement Delphine Seyrig, un portrait, qui dévoile les aspects méconnus d’une actrice aux facettes multiples, trop souvent réduite à une icône surréelle et inaccessible. Le film évoque avec force ses convictions et ses engagements féministes, sa découverte et sa pratique de la vidéo en tant que réalisatrice, en nous faisant partager ses enthousiasmes et ses colères. Marguerite Duras disait de Delphine Seyrig : « La seule entrave à sa liberté, c’est l’injustice dont les autres sont victimes ». Elle aurait aussi pu le dire de Carole Roussopoulos.
En mai et juin 2007, la Cinémathèque française rendait un vibrant hommage à cette « géante du documentaire politique à l’instar de Joris Ivens, René Vautier, Chris Marker ou Robert Kramer »,selon la formule de Nicole Brenez. Ces dernières années, le travail de Carole Roussopoulos a fait l’objet de programmations en Europe : La Rochelle, Nyon et La Comédie Genève (Suisse), Trieste (Italie), Tate Modern (Londres), ou encore en Turquie et au Québec. En 2001, Carole Roussopoulos était nommée Chevalière de la Légion d’honneur et en 2004, elle était lauréate du Prix de la ville de Sion. Le 9 octobre 2009, elle rassemblait ses ultimes forces pour recevoir en plaisantant le prestigieux Prix culturel du Valais pour l’ensemble de son œuvre.
Carole Roussopoulos a réalisé et monté près de cent-cinquante documentaires, toujours dans une perspective féministe et humaniste, mue par la volonté constante de « faire comprendre que c’est un grand bonheur et une grande rigolade de se battre ! » Son œuvre est conservée à la Médiathèque Valais, à Martigny (Suisse), et archivée également à la Bibliothèque nationale de France, à Paris.