Modernités plurielles : quelle décolonisation du regard ?

L’authenticité en art et la construction d’un nouveau récit global intégrant ou pas la pluralité des discours et des formes de création récemment rendues visibles continue d’appartenir à l’Occident.

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Illus­tra­tion : Amé­dée Ozen­fant, Les quatre races, 1928, Huile sur toile, 332 x 500 cm. © Phi­lippe Migeat – Centre Pom­pi­dou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP. © Adagp, Paris.

Pré­sen­té au Centre Pom­pi­dou d’octobre 2013 à jan­vier 2015, le der­nier accro­chage des col­lec­tions per­ma­nentes, inti­tu­lé Moder­ni­tés plu­rielles, a fait le pari d’une his­toire mon­diale de l’art du XXe siècle qui réha­bi­li­te­rait les cou­rants péri­phé­riques et non-occi­den­taux du moder­nisme[Ce billet s’inscrit dans le cadre du chan­tier « [Photo/Savoirs/Critiques ». Excep­tion­nel­le­ment il n’évoque pas la pho­to­gra­phie, ses objets, ses pra­tiques ou ses usages, mais il pro­pose des clés d’analyse au fort pou­voir heu­ris­tique pour toute étude sur la pho­to­gra­phie et ses modes d’exposition. (Note de la rédac­tion.)]]. Elle s’inscrivait ain­si dans la mou­vance des études post-colo­niales et des trans­ferts cultu­rels qui remettent aujourd’hui en ques­tion l’identité artis­tique, les hié­rar­chies et échelles pré­éta­blies entre artistes, en étu­diant les métis­sages et rap­ports de force induits par les échanges entre deux cultures. Mais l’exposition a aus­si héri­té du prin­ci­pal défaut de ces théo­ries, l’européocentrisme : en l’absence d’un décen­tre­ment radi­cal de la pen­sée, la déci­sion sur l’originalité en art et la construc­tion d’un nou­veau récit glo­bal conti­nue d’appartenir à l’Occident.

Fon­dé sur une relec­ture cri­tique de l’histoire de l’art du XXe siècle, Moder­ni­tés plu­rielles a été conçu dans le cadre d’un pro­jet de recherche axé sur la mon­dia­li­sa­tion, dont l’un des objec­tifs était la mise en valeur des pra­tiques artis­tiques non-occi­den­tales, leurs his­toires et leurs dis­cours. L’idée qui ani­mait cet accro­chage était donc le décen­tre­ment, ce qui impli­quait la remise en cause des dis­cours domi­nants, de la dicho­to­mie centre/périphérie et des hié­rar­chies éta­blies au sein de l’histoire de l’art. Cette ten­ta­tive de dépas­se­ment du canon euro­péo-amé­ri­cain pro­po­sait une ouver­ture vers une géo­gra­phie glo­bale de l’art et, par consé­quent, devait mener à une réécri­ture de l’histoire de l’art. Dans ce sens, quels choix ont été faits afin de contri­buer à un renou­vel­le­ment du dis­cours conven­tion­nel sur l’art moderne ? Cet objec­tif a‑t-il été atteint ?

Dans cet accro­chage défi­ni comme une « expo­si­tion-mani­feste[Voir Cathe­rine Gre­nier, « Le monde à l’envers ? », in Cathe­rine Gre­nier (dir.), Moder­ni­tés plu­rielles, 1905 – 1970 : dans les col­lec­tions du Musée natio­nal d’art moderne, 23 oct. 2013 – 26 janv. 2015, Paris, Centre Pom­pi­dou, 2013, p. 15 – 31.]] », Cathe­rine Gre­nier, ancienne direc­trice du ser­vice Recherche et Mon­dia­li­sa­tion, est res­tée fidèle à la vision écla­tée de l’histoire de l’art qu’elle pro­po­sait déjà dans [Big Bang (15 juin 2005 – 3 avril 2006), où elle bou­le­ver­sait la chro­no­lo­gie pour répar­tir les œuvres en huit cha­pitres thé­ma­tiques illus­trant le trai­te­ment artis­tique du corps. Conti­nuant de mettre à mal les tra­di­tions mono­gra­phiques et natio­nales bien enra­ci­nées en his­toire de l’art, elle a cette fois adop­té une approche trans­na­tio­nale, qui pui­sait dans les nou­velles orien­ta­tions de la recherche actuelle : trans­ferts cultu­rels et études post-colo­niales remettent aujourd’hui en ques­tion l’identité artis­tique, les hié­rar­chies et échelles pré­éta­blies entre artistes, en s’appuyant sur les métis­sages et rap­ports de force induits par les échanges entre deux cultures. Un tel par­ti-pris impo­sait de redé­fi­nir les notions de moder­ni­té, de moder­nisme et d’avant-garde, par oppo­si­tion aux tra­di­tions natio­nales et sur un mode dia­lec­tique, puisqu’on assiste sou­vent à une dif­fi­cile arti­cu­la­tion entre les deux. Il fal­lait éga­le­ment revoir les clas­si­fi­ca­tions géo­gra­phiques arbi­traires telles que les oppo­si­tions Nord-Sud, occi­den­tal et non occi­den­tal, ain­si que les caté­go­ries obso­lètes telles qu’« arts pri­mi­tifs » ou « arts extra-occi­den­taux » et, enfin, relire les œuvres plus récentes à la lumière du pro­ces­sus de mon­dia­li­sa­tion, ce dont s’acquittent les essais de conser­va­teurs et d’universitaires réunis dans le cata­logue de l’exposition[[Ibid.]] et l’anthologie Art et mon­dia­li­sa­tion[[Cathe­rine Gre­nier et Sophie Orlan­do (dir.), Art et mon­dia­li­sa­tion : décen­tre­ments : antho­lo­gie de textes de 1950 à nos jours, Paris, Centre Pom­pi­dou, 2013.]].

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De pré­cé­dentes expo­si­tions avaient déjà ten­té de réha­bi­li­ter des cou­rants artis­tiques péri­phé­riques ou de mettre en lumière la créa­tion des pays situés hors du cir­cuit cano­nique de la moder­ni­té. Magi­ciens de la Terre (1989) en est l’exemple phare. Expo­si­tion emblé­ma­tique réa­li­sée conjoin­te­ment au Centre Pom­pi­dou et à la Grande Halle de la Vil­lette, elle a pour la pre­mière fois en France mis en lumière l’altérité non occi­den­tale, en don­nant à voir le tra­vail des artistes afri­cains, asia­tiques et lati­no-amé­ri­cains, ce qui lui a valu d’être défi­nie à l’époque comme « la pre­mière expo­si­tion mon­diale de l’art contem­po­rain[[« Magi­ciens de la Terre. Hans Bel­ting in conver­sa­tion with Jean-Hubert Mar­tin », in Hans Bel­ting, Andrea Bud­den­sieg and Peter Wei­bel (eds), The Glo­bal contem­po­ra­ry and the rise of new art worlds, Karls­ruhe, ZKM Cen­ter for art and media, 2013, p. 208.]] ». Dans un geste per­çu par cer­tains comme une pro­vo­ca­tion, son com­mis­saire, Jean-Hubert Mar­tin, a jux­ta­po­sé des artistes occi­den­taux et des artistes issus d’anciennes colo­nies : des noms encore incon­nus en côtoyaient ain­si d’autres dont la renom­mée était établie[[Malgré son inten­tion louable de mon­trer une grande par­tie de la pro­duc­tion artis­tique non euro­péenne ou nord-amé­ri­caine res­tée jusque-là invi­sible, cette expo­si­tion a été ample­ment cri­ti­quée dès 1989. Aujourd’hui encore l’analyse cri­tique de ses par­tis-pris conti­nue de s’exercer. Comme l’a signa­lé la cri­tique d’art chi­lienne Adria­na Val­dés, une grande par­tie de l’Amérique latine était absente dans cette expo­si­tion, « sur­tout celle qui manque de racines afri­caines ». (Voir Adria­na Val­dés, Com­po­si­ción de lugar, San­tia­go, Ed. Uni­ver­si­ta­ria, 1996, p. 82). Pour sa part, le com­mis­saire d’exposition et théo­ri­cien de l’art d’origine nigé­rienne Okwui Enwe­zor a accu­sé Jean-Hubert Mar­tin d’avoir exclu les artistes afri­cains appar­te­nant à la dia­spo­ra afri­caine qui avaient reçu une édu­ca­tion occi­den­tale, ren­voyant ain­si les Afri­cains à leur condi­tion pri­mi­tive. (Voir « Magi­ciens de la Terre. Hans Bel­ting in conver­sa­tion with Jean-Hubert Mar­tin », in Hans Bel­ting, Andrea Bud­den­sieg and Peter Wei­bel (eds), op. cit. p. 209).]].

En plus de faire le grand écart entre plu­sieurs conti­nents, Moder­ni­tés plu­rielles recou­pait quant à elle tout le XXe siècle, d’où la dif­fi­cul­té à embras­ser sans par­tia­li­té ni rac­cour­ci, sur un mode syn­chro­nique, toute la com­plexi­té d’une his­toire de l’art fluc­tuante, stra­ti­fiée, faite d’actualisations et de retours en arrière. Le par­cours de Moder­ni­tés plu­rielles vou­lait pro­po­ser une lec­ture à contre-cou­rant des tra­di­tion­nels récits du moder­nisme qui fai­saient se suc­cé­der, de façon linéaire et téléo­lo­gique, les mou­ve­ments artis­tiques. Quoique ce fil conduc­teur ait pu être retrou­vé dans les quelques grands noms dis­sé­mi­nés dans des salles thé­ma­tiques dédiées au fau­visme, à l’expressionnisme, au futu­risme ou au construc­ti­visme, il était enri­chi par l’inclusion de mou­ve­ments paral­lèles, à la marge diront cer­tains, nés hors des prin­ci­paux centres d’avant-gardes euro­péens ou nord-amé­ri­cains. Étaient ain­si convo­quées des œuvres pro­duites en Amé­rique du Sud, en Afrique, ou plus près de nous en Europe orien­tale. Plu­tôt que les chefs‑d’œuvre bien connus du public, les conser­va­teurs ont donc pré­fé­ré sélec­tion­ner, dans les réserves du musée, des œuvres acquises par l’État lors d’expositions consa­crées, durant l’entre-deux-guerres, à l’art de dif­fé­rents pays à l’ancien Musée des écoles étran­gères (l’actuel Jeu de Paume), lors des salons offi­ciels ou reçues par dona­tion. Ces œuvres com­po­saient un pano­ra­ma des pra­tiques de la scène artis­tique cos­mo­po­lite de l’« École de Paris » mais aus­si des expres­sions tra­di­tio­na­listes dues à des artistes venus d’autres conti­nents, notam­ment de la Chine et du Japon. Plus ou moins aca­dé­miques, cer­taines tom­bées dans l’oubli depuis, elles témoi­gnaient aus­si de l’évolution de l’histoire du goût français[[Cet accro­chage a ain­si per­mis la décou­verte de plus de 200 œuvres inédites, par­mi les­quelles comptent éga­le­ment des nou­velles acqui­si­tions et des dons récents impor­tants.]]. On obser­vait ain­si sur les murs de l’exposition un mou­ve­ment de va-et-vient entre occi­dent et mondes non-occi­den­taux, entre capi­tales de la moder­ni­té et régions péri­phé­riques. Les œuvres témoi­gnaient par exemple de l’intérêt pour les pri­mi­ti­vismes – arts extra-occi­den­taux, art popu­laire, art brut – de la part de repré­sen­tants des avant-gardes tels André Bre­ton ou Michel Lei­ris, dont étaient pré­sen­tées les col­lec­tions per­son­nelles d’artefacts et d’œuvres cubistes ou expressionnistes[[Lors de la dona­tion faite à l’État par Louise et Michel Lei­ris de la col­lec­tion de l’écrivain et de son beau-frère, Daniel-Hen­ry Kahn­wei­ler, les pein­tures et sculp­tures ont été attri­buées au Centre Pom­pi­dou, alors que les objets eth­no­gra­phiques inté­graient la col­lec­tion du Musée du quai Branly.]].

Inver­se­ment, l’exposition s’appliquait à mon­trer que les artistes sud-amé­ri­cains, afri­cains ou est-euro­péens connais­saient et relayaient les mou­ve­ments d’avant-garde dans leurs revues et leurs mani­festes. Les sources de ces trans­la­tions étaient entre autres illus­trées par le biais des murs tapis­sés de repro­duc­tions de revues moder­nistes, moyen pri­vi­lé­gié des créa­teurs pour s’informer sur les scènes artis­tiques étran­gères. Les choix d’accrochage des pério­diques pré­sents dans l’exposition Moder­ni­tés plu­rielles asso­ciaient ain­si la tra­di­tion­nelle pré­sen­ta­tion en vitrines thé­ma­tiques à un geste cura­to­rial ori­gi­nal, qui tirait par­ti des pos­si­bi­li­tés offertes par la numé­ri­sa­tion : les repro­duc­tions des cou­ver­tures de revues avaient été assem­blées en patch­work sur de gigan­tesques affiches et accro­chées au mur. Par le biais de ces papiers peints, toute la com­plexi­té des rela­tions nouées au sein du vaste réseau édi­to­rial des avant-gardes était mise en lumière. D’une cou­ver­ture à l’autre, les cor­res­pon­dances for­melles attes­taient de l’usage d’un même voca­bu­laire typo­gra­phique ; le mul­ti­lin­guisme éclai­rait les contacts éta­blis au-delà des fron­tières et l’internationalisme reven­di­qué par les rédac­teurs. Alors que la simple jux­ta­po­si­tion des exem­plaires aurait suf­fi à don­ner une idée de la richesse de ces connexions, les com­mis­saires ont vou­lu confé­rer une logique interne à cet assem­blage. Pour ce faire, ils se sont ins­pi­rés de la rubrique, pré­sente dans de nom­breuses revues, qui énu­mé­rait tous les pério­diques d’orientation ana­logue envoyés à la rédac­tion. Le motif de la grille, sou­vent choi­si par les typo­graphes nova­teurs pour ordon­ner la page de cette « revue des revues », avait été convo­qué et repro­duit dans l’exposition[[Voir Mica Gher­ghes­cu, « Grilles et arbo­res­cences », in Cathe­rine Gre­nier (dir.), Moder­ni­tés plu­rielles. 1905 – 1970, op. cit., p. 40 – 41.]].

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“Cham­boles es amou­reuses” de Rober­to Mat­ta, 1947

Cepen­dant, cet accro­chage n’insistait pas assez sur le fait que ces trans­ferts et les créa­tions qui en résul­taient échap­paient le plus sou­vent aux registres de la reprise et de l’imitation, dans la mesure où les artistes res­taient pro­fon­dé­ment atta­chés à leur iden­ti­té artis­tique propre. À ce titre, signa­lons la salle dédiée au mou­ve­ment anthro­po­phage, dont le célèbre mani­feste prô­nait l’assimilation et l’appropriation de la culture étran­gère, domi­nante et colonisatrice[[Le poète bré­si­lien Oswald de Andrade publia en 1928 son Mani­feste anthro­po­phage, texte fon­da­teur du moder­nisme bré­si­lien où il affir­mait : « Seul m’intéresse ce qui n’est pas mien. Loi de l’homme. Loi de l’anthropophage ». (Voir Oswald de Andrade, Mani­feste anthro­po­phage, tra­duc­tion et notes de Lore­na Janei­ro, Paris/Bruxelles, Bla­ck­Jack Édi­tions, 2011, p. 8). On peut regret­ter que la tra­duc­tion en fran­çais du texte inté­gral du Mani­feste Anthro­po­phage n’ait pas été dis­po­nible à la consul­ta­tion dans la salle qui lui était consa­crée.]]. Pour ces artistes se pro­po­sant de man­ger la culture colo­ni­sa­trice, « il ne [s’agissait] pas de sin­ger la moder­ni­té euro­péenne mais bien de la man­ger, de l’assimiler pour en for­ger une décli­nai­son sin­gu­lière. L’anthropophage n’est pas can­ni­bale, il ne mange pas sim­ple­ment pour se nour­rir. À tra­vers un rituel défi­ni, l’anthropophage mange ce qui peut le rendre plus puissant[[Oswald de Andrade – “Mani­feste anthro­po­phage” / Sue­ly Rol­nik – “Anthro­po­pha­gie Zom­bie”, Bla­ck­Jack Edi­tions. http://www.blackjackeditions.com/bj/?page_id=1031. Consul­té le 31/01/2015.]] ». L’ingestion sym­bo­lique du colo­ni­sa­teur indi­quait une appro­pria­tion cultu­relle qui n’impliquait pas le renon­ce­ment à sa propre sin­gu­la­ri­té et encore moins une copie banale du dis­cours plas­tique dominant.

Bien que l’idée qui ani­mait cet accro­chage était celle de pro­po­ser une géo­gra­phie élar­gie de l’art moderne qui aurait inté­gré tous les continents[[Cet accro­chage com­pre­nait plus de 1 000 œuvres et près de 400 artistes, inté­grant ain­si, aux côtés des dif­fé­rents cou­rants euro­péens de l’art, les expres­sions artis­tiques qui se sont déve­lop­pées aux États-Unis, en Amé­rique latine, en Asie, au Moyen-Orient ou en Afrique.]] et remis en lumière « un cer­tain nombre d’esthétiques et d’artistes injus­te­ment négligés[[Dépliant de l’exposition, n. p.]] », la volon­té d’englober les « péri­phé­ries » et les choix qui ont été faits dans ce sens témoi­gnaient para­doxa­le­ment d’une tra­hi­son du pro­pos sous-jacent, qui affir­mait que « les moder­ni­tés ne sont pas uni­fiées mais plurielles[[Ibid., n. p.]] ». En effet, la remise en cause de la « supé­rio­ri­té » euro­péo-amé­ri­caine – qui jus­ti­fiait la construc­tion d’une his­toire de l’art négli­geant volon­tai­re­ment les pro­duc­tions péri­phé­riques – était sub­ti­le­ment annu­lée. Les artistes non euro­péens qui étaient mon­trés ont pour la plu­part vécu des longues années en Europe, où ils ont construit en par­tie leur carrière[[Pour ne citer que quelques exemples, l’artiste chi­lien Rober­to Mat­ta, à qui on a consa­cré une salle entière, a côtoyé de près le cercle d’André Bre­ton ; le peintre cubain Wifre­do Lam auquel on réserve une place impor­tante était éga­le­ment proche des sur­réa­listes ; le pho­to­graphe Ser­gio Lar­raín a appar­te­nu à l’agence Mag­num pen­dant son séjour à Paris ; quant aux artistes asia­tiques expo­sés, Léo­nard Fou­ji­ta, Yuliang Pan, Sanyu et Shu­hong Chang ont beau­coup pui­sé dans le lan­gage artis­tique occi­den­tal pour construire leur œuvre. Par ailleurs, même le cata­logue de l’exposition sou­ligne que la renom­mée de l’artiste japo­nais Léo­nard Fou­ji­ta « fut d’abord euro­péenne, occi­den­tale, bien avant de deve­nir japo­naise ». (Voir Jacques Giès, « Les moder­ni­tés plu­rielles au Japon et en Chine », in Cathe­rine Gre­nier (dir.), Moder­ni­tés plu­rielles, 1905 – 1970, op. cit., p.137.]]. Ce choix d’accrochage ne témoi­gnait donc pas d’une volon­té de rendre visible ce qui était aupa­ra­vant invi­sible, mais de rati­fier la force de gra­vi­ta­tion de l’Europe et la supré­ma­tie du canon euro­péen dans la vali­da­tion de toute car­rière artis­tique. Par ailleurs, le choix de dédier une salle entière à l’indigénisme en Amé­rique latine ali­men­tait le sté­réo­type « d’exportation » qui plane sur l’art lati­no-amé­ri­cain : un mélange d’exotisme, d’une forte com­po­sante indi­gène et d’une dose de naï­ve­té. Pour un visi­teur non avi­sé, l’équation était simple : Amé­rique latine = indi­gé­nisme. Encore plus, le car­tel de la salle cor­ro­bo­rait cette idée[[Le car­tel de la salle 18 dénom­mée « Indi­gé­nisme », disait : « Les diverses scènes artis­tiques d’Amérique latine se carac­té­risent, dans les années 1920, par une des­crip­tion de la vie popu­laire, en par­ti­cu­lier celle des popu­la­tions indi­gènes ».]]. Comme l’a bien signa­lé la jour­na­liste et cri­tique d’art Cata­li­na Mena à pro­pos de cette fâcheuse ten­dance à la simplification :


Il y a une façon d’observer “l’autre” qui est inévi­ta­ble­ment réduc­trice. Un tel réduc­tion­nisme résulte fina­le­ment de la dis­tance : vu de loin, tout appa­raît aisé­ment sim­pli­fiable, résu­mable, assi­mi­lable ; seul un exa­men plus minu­tieux per­met de révé­ler la com­plexi­té, de mettre en évi­dence la diver­si­té et de pro­blé­ma­ti­ser l’analyse[[Catalina Mena, “Recent chi­liean art. Pas­sen­ger in tran­sit”, Art Nexus, vol. 2, n°6, Octo­ber 1st, 2003, p. 96. Notre traduction.]].

Qui plus est, l’exposition réaf­fir­mait par endroits les hié­rar­chies qu’elle était cen­sée mettre à mal, comme c’était le cas dans la salle consa­crée à l’Afrique, où le car­tel signa­lait que l’art afri­cain est une « syn­thèse entre imi­ta­tion du modèle occi­den­tal et retour aux sources des tra­di­tions artis­tiques endo­gènes ». Il n’était men­tion­né nulle part que cette « imi­ta­tion » est en par­tie une consé­quence de la colo­ni­sa­tion : en effet, la Grande-Bre­tagne comme la France ont créé des écoles d’art dans leurs colo­nies en Afrique, les­quelles y ont intro­duit des méthodes d’enseignement, des tech­niques et du maté­riel euro­péens. Par consé­quent, il est évident que beau­coup d’artistes se sont for­més selon les canons de repré­sen­ta­tion occidentaux[[En ce qui concerne l’Afrique du Sud, le Centre d’art Pol­ly Street, lan­cé à Johan­nes­burg en 1949, consti­tue le pre­mier pro­gramme d’arts plas­tiques pour les artistes modernes noirs de ce pays.]]. Par ailleurs, comme l’a bien noté David Koloane, « il est évident qu’il n’existe pas de déno­mi­na­teur com­mun de ce qui consti­tue réel­le­ment une expres­sion afri­caine “authen­tique” […] le pro­blème de l’identité sera déter­mi­né dans une large mesure par le type spé­ci­fique de domi­na­tion colo­niale d’un pays[[David Koloane, “The iden­ti­ty ques­tion : Focus of black South Afri­can expres­sion”, in Olu Oguibe and Okwui Enwe­zor (eds), Rea­ding the contem­po­ra­ry. Afri­can art from theo­ry to the mar­ket­place, Lon­don, Ins­ti­tute of Inter­na­tio­nal Visual Arts (inIVA), 1999, p. 329. Notre traduction.]] ».

Dans la mesure où Moder­ni­tés plu­rielles s’était don­né pour tâche de rendre visible la plu­ra­li­té des lan­gages artis­tiques, cou­rants et contre-cou­rants qui ont sur­gi tout au long de ce qu’on nomme la « moder­ni­té », confé­rant une forme muséale à l’idée d’une géo­gra­phie glo­bale de l’art, on peut donc avan­cer que cette expo­si­tion s’inscrivait dans le sillon ouvert par Jean-Hubert Mar­tin en 1989 avec Magi­ciens de la Terre. Néan­moins, le tour­nant glo­bal de l’art que Joa­quín Bar­rien­dos a appe­lé « l’effet-Magiciens » n’est pas exempt d’une cer­taine per­ver­si­té : Comme le montrent les ambi­guï­tés à l’œuvre dans Moder­ni­tés plu­rielles, ce décen­tre­ment du canon n’est autre chose que l’installation de « l’art mon­dial comme lin­gua fran­ca post­co­lo­niale offerte au monde par l’Occident[[Kantuta Quirós et Alio­cha Imhoff, « Au-delà de l’effet-Magiciens ». Dis­po­nible sur : http://www.lepeuplequimanque.org/magiciens.]] ». Comme l’ont dénon­cé à juste titre Kan­tu­ta Quirós et Alio­cha Imhoff, « ce régime géo-esthé­tique repose ain­si sur un pro­fond para­doxe, per­pé­tuant des asy­mé­tries et des hié­rar­chies au cœur de ce nou­veau récit mondialisé[[Ibid.]] ».

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Comme le démontre une fois de plus l’exposition Moder­ni­tés plu­rielles, il semble évident que la déci­sion sur l’authenticité en art et la construc­tion d’un nou­veau récit glo­bal inté­grant ou pas la plu­ra­li­té des dis­cours et des formes de créa­tion récem­ment ren­dues visibles conti­nue d’appartenir à l’Occident. Le geste lucide de l’artiste uru­guayen Joa­quín Torres García – qui a inver­sé en 1943 la posi­tion du conti­nent amé­ri­cain en pla­çant l’Amérique du Sud au nord[[Joaquín Torres García, Amé­ri­ca inver­ti­da (1943) [des­sin, Museo Juan Manuel Blanes, Mon­te­vi­deo, Uru­guay]. Ce célèbre des­sin est appa­ru en cou­ver­ture de la revue Cícu­lo y cua­dra­do, qui a par ailleurs été expo­sée dans l’une des salles de Moder­ni­tés plu­rielles.]] – nous rap­pelle encore aujourd’hui que les dis­cours éta­blis avec une appa­rence de véri­té ne sont ni neutres, ni trans­pa­rents, ni objec­tifs, mais sont autant de construc­tions cultu­relles qui nous mettent en garde contre la néces­si­té de remettre en ques­tion les hié­rar­chies cultu­relles qui conti­nuent d’exister à notre époque postcoloniale.

Mai­ra Mora & Fedo­ra Parkmann

Mai­ra Mora (Paris VIII Vin­cennes-Saint-Denis, ancienne bour­sière Mon­dia­li­sa­tion et études cultu­relles au Centre Pom­pi­dou) & Fedo­ra Park­mann (Paris-Sor­bonne Paris IV, ancienne bour­sière His­toire de l’art au Centre Pompidou.)

Source de l’ar­ticle : arip


Notes