Ce matin, c’est arrivé. Dans mon approche des médias sociaux, où je prends en considération les objets poussés vers moi par le flux, dans un mélange de méthode historique et d’observation participante, voici que m’arrive ma première vidéo de propagande jihadiste. Je n’y avais pas été exposé directement jusqu’ici. Seulement des extraits floutés, masqués, par l’intermédiaire d’articles, de médiateurs entre moi et l’image de la violence.
Compte tenu de mon domaine de spécialité, on peut considérer comme un défaut professionnel le fait de ne pas avoir cherché activement à consulter ces sources. Pourtant, un autre réflexe me guide : je ne suis pas spécialiste du Moyen-Orient, ni des mouvements terroristes. Puisque les images n’ont de sens qu’au sein de réseaux contextuels complexes, formés par les références culturelles et par des narrations sous-jacentes, rien ne sert de jouer au sémiologue amateur. Pour y comprendre quelque chose, et pour trouver une position de surplomb, je dois attendre que ces images s’adressent à moi.
C’est désormais le cas. Le mouvement de radicalisation qui effraie tant nos sociétés, parce qu’il naît en leur sein même, est alimenté par des messages spécifiquement produits à l’intention des occidentaux. Ceux qui ont étudié cette propagande lui trouvent une efficacité redoutable, précisément parce qu’elle utilise les codes connus du cinéma hollywoodien et de la culture la plus familière. J’ai été questionné la semaine dernière par un journaliste à propos d’une image publiée dans le dernier numéro du magazine de propagande du mouvement Etat islamique, Dabiq, et j’ai pu constater par moi-même que cette page composée comme une affiche de cinéma de guerre se présentait de façon très lisible à un regard occidental, excluant même de manière emblématique toute allusion religieuse.
Je me suis posé la question de reproduire et discuter ici cette image. Un questionnement déjà en lui-même surprenant sur un blog consacré aux formes visuelles. On conspue volontiers le voyeurisme de la société du spectacle. Ma résistance, comme celle des médias, face à cette iconographie montre pourtant bien autre chose. Une répugnance instinctive, d’abord. Et puis une prudence plus raisonnée. Même si le message propagandiste s’adresse en principe à une réception déjà convaincue, et peut être facilement retourné par un point de vue adverse, notre rapport à cette imagerie n’est précisément pas encore installé. Ces images n’habitent encore que les marges de notre conscience car, comme le premier ministre qui ne veut pas d’explications, nous ne voulons pas encore voir ce combat avec les yeux de l’ennemi.
Nécessairement transitoire, ce repli est pourtant l’état qui caractérise la période que nous vivons. La commission de classification refuse pour l’instant d’accorder son visa d’exploitation au documentaire Salafistes, de Lemine Ould M. Salem et François Margolin, qui doit sortir demain, et qui donne la parole à des acteurs de la mouvance terroriste.
Quant à moi, après avoir cliqué sur le lien, j’ai finalement renoncé à visionner ce matin une vidéo de propagande de Daesh, rediffusée sur Facebook par Yves Michaud, avec le message : « Tant pis pour votre tranquillité matinale ! ». Le philosophe commente ensuite de manière plus élaborée : « Nous nous obnubilons sur djihad, banlieues, paumés et autres, alors que nous sommes à l’étape du terrorisme esthétique conçu par des professionnels et des artistes ».
Yves Michaud est plus professionnel que moi. J’ai capitulé devant la perspective de me retourner l’estomac à la vue d’une décapitation, spectacle parmi les plus insoutenables. Une attitude qui semble accessoirement contredire mes convictions théoriques sur la prétendue indicialité des images ou leur soi-disant “pouvoir”. Mais non : ce n’est pas à la technologie de l’enregistrement, mais à notre faculté de projection que je dois mon émotion.
Mon refus ne doit rien à la morale. C’est d’abord un geste égoïste de préservation. Ce que je veux empêcher, c’est de laisser entrer ces images, comme des corps étrangers, dans mon imaginaire. Ce à quoi je résiste, c’est à une acculturation. Car je sais que l’imagerie porteuse du message de haine, une fois qu’elle aura passé ma rétine, s’installera dans mon stock visuel, entrera en composition avec d’autres images, participera de ma culture. Je sais que le jour est proche où, comme Yves Michaud, je n’aurai plus le choix. Mais aujourd’hui encore, j’ai résisté à cet envahissement, j’ai renoncé à voir.
Que faut-il, que me manque-t-il aujourd’hui pour regarder ces images ? Un discours d’accompagnement. Une voix off. Un récit qui les transforme en objets inertes et m’immunise contre leur violence. Un récit qu’il va falloir participer à écrire – sans enthousiasme, par pure nécessité prophylactique.
André Gunthert, 26 janvier 2016
Publié : imagesociale