Voici un entretien à Pier Paolo Pasolini publié en 1958 et repris en 2003 dans l’ouvrage “Contre la télévision” édité chez Les solitaires intempestifs, ISBN 2 – 84681-040 – 0
Néo-capitalisme télévisuel
Pier Paolo Pasolini appartient à la troupe des jeunes écrivains italiens. Auteur de quelques volumes de poésie, il a écrit, avec Ragazzi di vita (Les Ragazzi), un roman déconcertant, situe dans la périphérie de Rome et compose en dialecte romanesco, qui a suscité de violentes polémiques. Pasolini, qui se partage entre l’activité de romancier, de journaliste et de scénariste de cinéma, est actuellement en train de travailler a la constitution d’un nouveau livre, qui sera publié sous le litre : Rio della grana (Le Fleuve du Fric).
- En tant qu’écrivain attentif à la vie du peuple, en particulier a la vie des couches les plus modestes et les plus défavorisées, du peuple romain, y compris sur le plan culturel, avez-vous noté une influence particulière de la télévision dans la vie et dans la culture des personnes avec lesquelles vous êtes en contact ?
Bien sûr, j’ai constaté le phénomène auquel vous faites allusion. Quand j’ai écrit mon premier roman, Ragazzi di vita, la télévision n’était pas encore entrée en usage. J’ajouterai : bien des choses qui remplissent la vie des jeunes et des pauvres en général n’existaient pas. II n’y avait pas les flippers, les baby-foot, les clubs, (ni les jaune et rouge, ni les blanc et bleu), l’image de B.D. ou de cinéma n’était pas aussi développée et fascinante qu’aujourd’hui, et ce type de cinéma que les producteurs destinent au public des pauvres ne s’était pas encore imposé, du moins pas a un tel point. L’existence des ragazzi était donc, du point de vue des divertissements, vide et misérable. Aujourd’hui, au contraire, la société n’offre pas de travail aux jeunes, mais une infinité de moyens d’oublier le présent et de ne pas penser au futur.
La télévision est entrée dans la vie et dans les moeurs des jeunes. Mes personnages sont ceux des borgate romaines [[ Historiquement, les borgate (entre « banlieues » et « faubourgs ») sont des ensembles suburbains nés de 1924 à 1940 pour reloger et contrôler les familles pauvres expulsées du centre de Rome par la politique de grands travaux du régime fasciste (percement des grandes voies). Les bombardements et l’émigration interne méridionale ont amené une deuxième vague de peuplement. Certains bidonvilles existent encore à la fin des années 1950. ]], ce sont des sous-prolétaires qui vivent aux marges de la ville. Entre l’époque à laquelle j’écrivais Ragazzi di vita, lorsque la télé n’existait pas, et aujourd’hui, on a pu observer des changements en eux : un enrichissement dans leur façon de parler avant tout, dans l’argot, mais aussi dans les mots et expressions de style soutenu, ou appartenant en tout cas a un langage conformiste, dont ils font cependant, de surcroît, un usage manifestement ironique. C’est là une forme de défense primitive centre l’influence idéologique de la télé, que les milieux les moins conformistes tendent à repousser, en la soumettant déjà a une sorte de transformation.
En ce sens, certaines couches de la population romaine, celles auxquelles personnellement je m’intéresse, les plus riches et les plus fortes, si j’ose dire, qui ont leurs propres traditions culturelles, leur propre mode de vie, leur propre moralité, résistant mieux a la fonction niveleuse de la télé et en repoussent d’instinct l’évident conformisme.
Curieusement, à l’inverse, le cinéma démontre une autre capacité de pénétration, plus nette.
(Au sein du paganisme dominant du milieu romain, par exemple, tend à s’infiltrer une sorte de cruauté moralisatrice de facture protestante, issue principalement des films américains.) Une telle capacité de pénétration s’explique par les caractéristiques propres au langage cinématographique qui, grâce également a la fiction et a l’aventure, s’insinue mieux dans l’âme des gens que la télé, plus froide, artificielle, détachée et officielle.
- Et pour d’autres couches de la population, vos remarques restent-elles valables ?
Non : je crois qu’il faut établir quelques distinctions. Le type de personnes auquel je faisais allusion est très particulier : ce sont les personnages de mes livres. Mais l’influence de la télé est visible de bien d’autres façons, par exemple chez les petits-bourgeois et les classes moyennes. Là le conformisme télévisuel trouve un terrain propice, et s’imprime dans une plus large mesure.
Pour ces couches sociales, la télé représente un important facteur d’acculturation, la culture étant, naturellement, celle que fournit la classe dominante. L’indignation de ces intellectuels qui, bien qu’appartenant a la classe dominante, rejettent avec mépris une si grande partie de la télévision, la plus populaire, me semble ridicule et disproportionnée. En réalité, la télé, loin de diffuser (comme ils le soutiennent) des notions fragmentaires et privées d’une vision cohérente de la vie et du monde, est un puissant moyen de diffusion idéologique, et justement de l’idéologie consacrée de la classe dominante.
Non, l’indignation de ces gens-la me paraît injuste. II me semble, au contraire, que le niveau moyen de la culture petite-bourgeoise conformiste puisse être notablement accru et améliore par la télévision.
- Ne croyez-vous pas que la télé exerce une fonction similaire auprès des couches pauvres de la population ?
Nous assistons à un phénomène remarquable, qui mériterait d’être bien mieux illustre, avec plus de temps et d’espace que ceux dont nous disposons. Je vais tenter de le décrire succinctement. La télé, selon moi, en mêlant des spectacles d’une certaine valeur artistique et culturelle (la prose) et d’autres d’un niveau très inférieur, c’est-à-dire en mettant la partie la plus pauvre, culturellement parlant, au contact de divers niveaux, pour ainsi dire, de culture, non seulement ne concourt pas à élever le niveau culturel des couches inférieures, mais provoque chez elles le sentiment d’une infériorité presque angoissante. Ainsi les pauvres sont-ils en permanence soumis à un choix qui les conduit, par la force des choses, à préférer les spectacles étiquetés de niveau inférieur. En ce sens, si vous me permettez, je dirai que la télé s’inscrit dans le phénomène général du néo-capitalisme. Au sens ou elle tend à élever un peu le degré de connaissance chez ceux qui sont a un niveau supérieur, et à précipiter encore plus bas ceux qui se trouvent a un niveau inférieur.
Vie Nuove (Voies Nouvelles),
n° 51, 13° année, 20 décembre 1958.
Entretien et chapeau de présentation par Arturo Gismondi.