“No” un film réalisé par Pablo Larraín

Le scénario n’assume pas jusqu’au bout le cynisme de René et lui invente une histoire familiale et personnelle assez convenue, elle masque un phénomène de masse plus continu – le triomphe du capitalisme, et le basculement vers une société toujours plus marchande.

Après Tony Mane­ro et San­tia­go 73, post mor­tem, Pablo Lar­raín conti­nue d’explorer la mémoire du Chi­li et revient cette fois sur le réfé­ren­dum qui a chas­sé Pino­chet du pou­voir. En se foca­li­sant sur la cam­pagne élec­to­rale, il signe une comé­die noire où la chute d’une dic­ta­ture marque aus­si l’avènement de la publi­ci­té. Si l’enrobage fic­tion­nel ne convainc pas tou­jours, No sidère par l’utilisation d’archives incroyables et offre une réflexion sai­sis­sante sur le rôle des images.

Sep­tembre 1988. Augus­to Pino­chet orga­nise un réfé­ren­dum pour pro­po­ser au peuple chi­lien son main­tien au pou­voir. Pen­dant un mois, les par­ti­sans du « oui » et ceux du « non » auront droit à quinze minutes d’antenne chaque jour à la télé­vi­sion. Une chance ines­pé­rée pour les prin­ci­paux lea­ders de l’opposition, qui comptent bien pro­fi­ter de cet espace de liber­té pour faire entendre une voix trop long­temps bâillon­née. Sou­cieux d’utiliser les stra­té­gies modernes de com­mu­ni­ca­tion, ils contactent un spé­cia­liste de la publi­ci­té pour mener leur cam­pagne et por­ter leur dis­cours. René Saa­ve­dra est un jeune Ségué­la aux dents longues, un minet dans le vent, qui tra­verse San­tia­go en skate et réa­lise des spots léni­fiants pour des sodas ou des micro-ondes. Si cette pro­po­si­tion repré­sente un nou­veau défi pour lui, elle ne remet aucu­ne­ment en cause ses pra­tiques. Au contraire, il va s’efforcer d’appliquer à ce scru­tin les prin­cipes clés du mar­ke­ting : le « non » est un pro­duit comme un autre, qu’il faut avant tout rendre sexy et attrac­tif. Exit donc le ton plain­tif et tra­gique des tracts mili­tants ; place aux cou­leurs vives, à l’espoir, au futur ! De brains­tor­ming en débrie­fing, Saa­ve­dra éla­bore un plan d’attaque réso­lu­ment tour­né vers l’optimisme, au grand dam des contes­ta­taires his­to­riques, qui voient les vic­times de la répres­sion pas­sées sous silence, et leur cause réduite à des jingles criards.

Pablo Lar­raín a le chic pour fil­mer des per­son­nages anti­pa­thiques, sai­sis dans leur veu­le­rie ordi­naire. Les héros de ses pré­cé­dents films, Raúl Per­al­ta et Mario Cor­ne­jo, étaient des monstres froids, ternes repré­sen­tants d’une dic­ta­ture vécue au quo­ti­dien. Si le comé­dien Alfre­do Cas­tro reprend ici du ser­vice en salaud inté­gral (dans le rôle de Lucho, patron de René et mani­tou de la cam­pagne du « oui »), le cinéaste fait preuve d’une belle per­ver­si­té en confiant le pre­mier rôle au sémillant Gael García Ber­nal : ses traits lisses et juvé­niles tranchent avec son atti­tude d’opportuniste et sug­gèrent bien le para­doxe de la publi­ci­té – sédui­sante à l’extérieur, pour­rie de l’intérieur. Dès les pre­mières séquences, Pablo Lar­raín montre la nais­sance d’un nou­veau monde, régi par le faux et le visuel : enfouis­se­ment de la réa­li­té sous l’image, rem­pla­ce­ment des idéaux par le sto­ry­tel­ling, effa­ce­ment du poli­tique der­rière le slo­gan. Quand l’ancienne géné­ra­tion exprime des convic­tions, René répond par des argu­ments de vente. Ain­si, lorsqu’on lui pré­sente un pre­mier clip très enga­gé, poin­tant les nom­breuses exé­cu­tions, arres­ta­tions et dis­pa­ri­tions sous le régime de Pino­chet, sa réac­tion ne manque pas de sel : « Vous n’avez pas quelque chose de plus sym­pa, de plus léger ? » Glis­ser les morts sous le tapis, pré­sen­ter la démo­cra­tie comme une « marque » consen­suelle, sus­cep­tible de ras­sem­bler les dif­fé­rentes couches du pays, voi­là son pro­gramme : la pro­messe du bon­heur est peut-être illu­soire, mais elle mobi­lise plus les foules que la dénon­cia­tion de crimes pour­tant établis.

No devient vrai­ment cap­ti­vant quand la cam­pagne se met en marche et nous confronte aux archives de l’époque. Images pro­pre­ment stu­pé­fiantes, connues et visibles sur Inter­net, mais dont le kitsch explose sur grand écran. Chro­mos pas­tels, man­ne­quins sou­riants, regards tour­nés vers l’avenir, che­vaux lâchés et bam­bins mignons… Tous les cli­chés défilent dans un sirop dégou­li­nant, mêlant cho­ré­gra­phies joyeuses et ritour­nelles naïves (« Chile, la ale­gría ya viene ! »). Pablo Lar­raín connaît la force de ces clips et orga­nise tout son récit autour de ce maté­riau brut, dont il res­pecte la chro­no­lo­gie et les liens de cause à effet. Car les images appellent les images, dans une sur­en­chère pro­pa­gan­diste conduite par les deux camps. Le cinéaste rap­pelle ici com­bien le com­bat poli­tique est tou­jours affaire de timing, d’action et de réac­tion. Cha­cun détourne ou ren­verse les paroles de l’autre, récu­père les trou­vailles créa­tives de ses adver­saires pour les vider de leur conte­nu et reprendre le des­sus dans la guerre média­tique. Ce tra­vail de mon­tage consti­tue la part la plus sti­mu­lante de No, d’autant que Pablo Lar­raín a choi­si de brouiller les pistes en tour­nant ses pas­sages de fic­tion avec de vieilles camé­ras à tube Ike­ga­mi, repro­dui­sant une tex­ture années 1980, dans un for­mat 4:3. Un pro­cé­dé qui peut sem­bler arti­fi­ciel. Mais cette déci­sion tech­nique per­met de jon­gler avec sou­plesse entre les dif­fé­rents niveaux de réa­li­té au sein du script : elle place sur­tout la ques­tion de l’image, sa nature et sa capa­ci­té d’illusion, au cœur même de la mise en scène.

Le ver­sant roman­cé de No pose davan­tage pro­blème, dans la mesure où le scé­na­rio n’assume pas jusqu’au bout le cynisme de René et lui invente une his­toire fami­liale et per­son­nelle assez conve­nue. Tou­jours amou­reux de son ex-com­pagne, une farouche acti­viste, il espère la recon­qué­rir en s’impliquant dans la cam­pagne du « non » – un enga­ge­ment qui l’expose à de nom­breux risques et à une sur­veillance poli­cière mena­çante. Si cette dimen­sion adou­cit les traits du per­son­nage, elle manque de pro­fon­deur et de néces­si­té. Heu­reu­se­ment, Pablo Lar­raín ne cède pas aux sirènes du mélo et nous évite la sem­pi­ter­nelle rédemp­tion du com­mer­cial qui redé­couvre peu à peu son huma­ni­té. Le film adopte un ton volon­tiers iro­nique et joue sur un comique de répé­ti­tion : « ce que vous allez voir s’inscrit dans le contexte social actuel » annonce inlas­sa­ble­ment René, qu’il pré­sente une réclame pour une bois­son gazeuse ou un feuille­ton télé. Si la rup­ture his­to­rique aura bien lieu, elle masque un phé­no­mène de masse plus conti­nu – le triomphe du capi­ta­lisme, et le bas­cu­le­ment vers une socié­té tou­jours plus marchande.

Gil­das Mathieu

5 mars 2013

Source de l’ar­ticle : cri­ti­kat