Par Rosa Llorens publié sur Oulala
Toute critique de film (ou toute information) lue ou entendue dans les medias officiels doit être tenue a priori pour fausse : tel devrait être l’axiome n°1 du citoyen autonome tel que l’imaginait Kant. Ne nous soucions donc pas du venin distillé (tout particulièrement par Rue 89) à propos du dernier opus de Lars von Trier : comme tous les précédents, Nymphomaniac apporte un grand moment de jouissance, et il prouve que l’inventivité de son auteur ne faiblit pas ; à 57 ans, il est toujours aussi malicieux et gourmand d’images et d’expériences nouvelles. La richesse du film nous fait prendre conscience de la médiocrité du cinéma actuel, tout en apportant de nouvelles expériences visuelles et une réflexion sur le sexe et l’amour dans notre société.
Quel cinéaste vivant pourrait se targuer d’une œuvre aussi riche que LvT ? En 30 ans, il a constitué une véritable Comédie humaine où il ne cesse d’interroger l’idéologie dominante en même temps que les possibilités visuelles du cinéma, et, de film en film, se tissent des réseaux d’associations entre les idées, les images et les acteurs. Car s’il y a des personnages récurrents chez Balzac, il y a chez LvT des acteurs récurrents, qui transportent avec eux leur « vécu » cinématographique : dans le sage et bienveillant auditeur de Nymphomaniac, Seligman, joué par Stellan Skarsgard, on voit l’ouvrier de plate-forme pétrolière off shore, puis le mari invalide et frustré de Breaking the waves, le patron cynique de Melancholia qui harcèle Justine, pendant sa fête de mariage, pour qu’elle trouve un slogan pour sa nouvelle campagne publicitaire, ou l’avocat louche de Stig Helmer, le neuro-chirurgien qui traîne diverses casseroles dans L’Hôpital et ses fantômes. Même le Père de Joe, joué par Christian Slater, nous apparaît comme un visage familier dans le monde de LvT : mais, en fait, il vient du Nom de la rose, où il incarnait, 27 ans auparavant, le naïf Adso, l’aide de Frère Guillaume/Sean Connery.
Aussi les auto-citations explicites de LvT sont-elles parfaitement justifiées : que Joe (Charlotte Gainsbourg) évoque son vagin comme une porte ouverte de supermarché, on trouve normal de voir s’ouvrir la porte coulissante de L’Hôpital et ses fantômes, par où s’engouffre un flot de feuilles mortes ; de même, que la jeune Joe (Stacy Martin) se fasse opérer ou qu’elle aille voir son père mourant, ce sont les couloirs de l’Hôpital hanté qui apparaissent. C’est ainsi que, chez Balzac, quand un personnage tombait malade, il réclamait LE médecin de la Comédie humaine, Horace Bianchon.
LvT annexe ainsi la réalité à son cinéma : Seligman se présente à Joe comme un juif non-croyant et anti-sioniste, mais non pas anti-sémite « car ce n’est pas du tout la même chose » ; la leçon s’adresse bien sûr moins à Joe qu’au spectateur et surtout aux journalistes : Seligman règle ainsi les comptes de LvT, qui garde sur le coeur sa mésaventure du Festival de Cannes 2011. Mais il ne devrait pas s’inquiéter : ce festival restera dans les annales comme celui qui a déclaré LvT persona non grata (et non comme celui qui a préféré donner la Palme d’or à un prétentieux et creux Tree of life déjà oublié).
Aussi les films de LvT nous fournissent-ils une référence pour évaluer la production cinématographique actuelle : le souffle cosmique de Melancholia ridiculise Tree of life (et peut-être LvT pense-t-il encore à ce concurrent indigne de lui lorsqu’il montre un Père de Joe amoureux des arbres et partisan inconditionnel du frêne, l’arbre cosmique de la mythologie scandinave, Yggdrasil) ; le schéma de l’opposition psychologique entre deux soeurs qui, dans Raison et Sentiments (film par ailleurs charmant d’Ang Lee et Emma Thompson), ne servait qu’à se demander quel caractère est le plus efficace pour trouver mari, permet, dans Melancholia, d’opposer deux visions de la vie (aussi le paysage bucolique de la campagne anglaise devient-il là un paysage métaphysique) ; on pense aussi aux scènes de sexe ratées de La Vie d’Adèle : il suffit de 30 secondes à Shia Labeouf (Jerome dans Nymphomaniac) pour, en léchant un téton de Joe, faire passer infiniment plus de sensualité que tout le film de Kechiche.
Mais il faut aussi se demander ce que Le film de LvT lui-même nous apporte. Bien que les medias mettent souvent l’accent sur le sexe, Nymphomaniac est, comme on l’a dit, un anti-porno : une réflexion sur le sexe, qui se déroule selon un dispositif nouveau chez LvT, à travers un nouveau système visuel.
Le dispositif rappelle La Philosophie dans le boudoir de Sade, mais avec une inversion radicale : chez celui-ci, un groupe de libertins fait l’éducation sexuelle et « philosophique » (en fait il s’agit pour eux d’inculquer le mépris et la haine de l’humanité) d’une ingénue de 15 ans, Eugénie. Ici, c’est Joe, la nymphomane, qui essaie de scandaliser son auditeur, peu intéressé par le sexe : les Dialogues destinés à l’éducation des jeunes demoiselles (sous-titre de l’ouvrage de Sade) deviennent des Dialogues destinés à l’éducation des vieux messieurs ! Quant à la structure, La Philosophie… fait alterner séquences théoriques et pratiques : après avoir disserté sur le plaisir, les libertins de Sade font subir à Eugénie tous leurs fantasmes, tandis que dans le film, les échanges moraux de Joe et Seligman, sont suivis des expériences érotiques de la première.
Mais le vieux monsieur n’est pas aussi naïf qu’Eugénie, et il s’agit en fait ici (comme dans tous les films de LvT depuis Dogville) d’une lutte entre deux philosophies, celle, pessimiste, de Joe, celle, optimiste, de Seligman. La première se fonde sur le puritanisme (cible déjà de LvT dans Dogville et Manderlay) : elle enseigne que l’homme (et la femme) est un être mauvais, dominé par des pulsions violentes, notamment sexuelles. Par contre, Seligman est plein de bienveillance envers les hommes ; aussi mène-t-il une vie paisible, où il ne craint pas de s’adonner à ses plaisirs, la gourmandise et la pêche à la ligne, tandis que Joe, obsédée par le Mal, semble vouloir se punir par une sexualité effrénée qui la conduit à l’auto-destruction (c’est la première image du film : Joe, ensanglantée, étendue par terre, sous la pluie, dans un décor sordide).
Cependant, chacun essaie de rallier l’autre à sa philosophie, Joe, en étalant ses turpitudes sexuelles, Seligman en en réduisant la portée, en ramenant ses comportements sexuels à ses innocentes tactiques de pêcheur : c’est ainsi qu’il classe le sexe oral utilisé par Joe pour séduire un mari fidèle dans la catégorie du « rrrâpala », technique finlandaise de provocation à l’égard du poisson récalcitrant (une recherche rapide ne m’a pas permis de retrouver ce mot dans un dictionnaire de finlandais : c’est sans doute une plaisanterie entre Scandinaves, comme en fait LvT dans Le Grand Directeur).
Certains critiques condamnent LvT parce que chez lui le sexe est triste : mais ce qui est triste, c’est le sexe puritain, déjà pris pour cible dans Antichrist, dans la personne de Lui, le psychothérapeute rationaliste et froid, qui prétend guérir sa femme grâce à une batterie d’épreuves (dont un rationnement sexuel) qui ne font que provoquer la frustration et la violence de Elle (Charlotte Gainsbourg).
Mais la polyphonie qui, selon Seligman, rend compte des aventures simultanées de Joe, caractérise aussi les films de LvT. Nymphomaniac rappelle aussi le Houellebecq des Particules élémentaires : Joe suit le même parcours que Christiane, condamnée par ses abus de sexe et l’insensibilité qui s’en suit à une surenchère perpétuelle, jusqu’au sexe collectif du camp naturiste du Cap d’Agde. Et comme Houellebecq fait alterner chapitres de narration (les amours de Christiane et Bruno) et chapitres d’information objective (l’historique et la sociologie du camp naturiste du Cap d’Agde), LvT insère dans sa narration des images objectives, de documentaire animalier, ou des excursus musicaux : quand la petite Joe et sa copine jouent « à la grenouille », on voit soudain une vraie grenouille en gros plan. On (Rue 89) parle à ce propos de « pléonasme » : s’il s’était agi d’un navet, comme ceux de Kiarostami, on dirait qu’il « joue avec les codes » ! De fait, LvT joue avec les images, il a plaisir à nous surprendre, que ce soit par un gros plan de grenouille ou de sexe, et il semble nous dire : voyez ce qu’on peut faire avec des images de cinéma ! Montrer un organiste jouant une variation polyphonique à partir de la cantate Führe mich, Herr Jesu, in den rechten Weg (Guide-moi, seigneur Jésus, dans le droit chemin), pendant que Joe, sur l’autre moitié de l’écran, multiplie ses expériences sexuelles, ne relève pas du pléonasme, mais de la métaphore, métaphore qu’on pourrait d’ailleurs rattacher à celles d’Eisenstein.
Mais, quant au sens du film, Lvt s’oppose à Sade comme à Houellebecq : tous deux appellent à encore plus de libéralisme (c’est le sens de la fameuse phrase de Sade, jamais remise dans son contexte : « Encore un effort, Français, pour être révolutionnaires ») : pour Sade, il faut laisser faire la nature, et notre nature, même quand elle trouve son plaisir dans le viol et la torture (depuis le film de Pasolini, Salo, on ne peut plus entretenir d’équivoque sur les vraies intentions de Sade) ; pour le deuxième, si l’hédonisme de la société de consommation a eu des conséquences néfastes, en tuant le couple et l’amour, il faut aller jusqu’au bout de cette évolution, en remplaçant l’humanité actuelle par une humanité « améliorée », débarrassée de toute inhibition culturelle ou morale (ce qui est bien le but du libéralisme).
Au contraire, LvT regrette cette évolution, et il veut utiliser le sexe contre le sexe : en reprenant le genre du porno, il nous renvoie l’image de notre société, qui fait des héroïnes d’énergumènes stipendiées faisant irruption dans les églises les seins nus, ou qui nous propose, dans une exposition d’un musée national, d’admirer la lutte épique des gays pour faire accepter la représentation du sexe masculin ! Des sexes masculins, LvT s’amuse à nous en présenter, en gros plan, 13 à la douzaine (tous plus vilains les uns que les autres), semblant nous dire : « C’est bien cela que vous vouliez ? » et en même temps : « Cela méritait-il de faire tant d’histoires ? »
La seconde partie de Nymphomaniac (avec son gentil héros Seligman) peut encore nous réserver bien des surprises, mais, à l’issue de la première, on réalise que les images de sexe sont aujourd’hui devenues aussi banales qu’est devenue rare une représentation crédible de l’amour (du moins de l’amour dans le couple ; car le film uruguayen La Demora, de Rodrigo Pla, offre un modèle bouleversant d’amour filial et paternel) Je ne me rappelle pas d’image d’amour plus émouvante que celle du Monde d’Apu, de Satyajit Ray (qui date de 1959) : le héros, qui a dû accepter un mariage traditionnel, avec une jeune fille qu’il ne connaît pas, lui déclare qu’il ne le consommera que lorsqu’ils s’aimeront : quelques images après, on voit la jeune épouse, radieuse, retaper tendrement, sur son lit, deux oreillers : après cela, qu’aurait-on besoin de scènes de sexe ?