Source : MédiaMorphoses HS n.4 2007
Penser politiquement le film
Entretien avec Gérard Leblanc, Professeur des universités à L’Ecole Nationale Supérieure Louis Lumière, il a co-fondé la revue de cinéma militant Cinéthique (1969 – 1985), réalisateur et auteur de nombreux ouvrages sur la poésie, le cinéma et la télévision (Une esthétique de la déstabilisation, L’entreVues, Trajectoires, Presque une conception du monde…)
Préambule
Jean Ungaro– En 68/70 vous écriviez : « Le travail du film consiste précisément à faire interagir ces différentes dimensions avec pour unique objectif la transformation de la réalité vécue. » « Cela suppose une action externe au film. Cela suppose que le cinéma soit vécu et pensé comme un des lieux où la société se transforme. » « Un film qui remet en question le cinéma comme loisir, c’est-à-dire un film en travail, s’oppose à l’efficacité politique immédiate. Et pourtant, il n’est pas de pratique politique révolutionnaire possible sans cette remise en question. » Quelle sera alors la place du cinéma dans la société et son rôle dans sa transformation ? Le film peut-il rompre avec son statut de marchandise ? Et maintenant le cinéma ? Qu’a fait Mai 68 au cinéma ? Qu’a‑t-il produit dans le cinéma ?
Gérard Leblanc– Me permettez-vous d’esquisser moi aussi un préambule avant de répondre à vos questions ? Je ne suis ni ne veux être un commémourant ni même un camémourant. Et il est vrai que commémorer signifie trop souvent commémourir. La mort saisit, phagocyte le vif sous le discours ritualisé qui le réifie et, parfois, le transforme en simple marchandise. Or, je voudrais saisir ce qu’il y eut de vivant dans Mai 68 ou mieux saisir le vivant d’hier dans ce qu’il y a de vivant aujourd’hui. Je n’accomplis ici aucun « devoir de mémoire ». C’est parce que Mai 68 est resté vivant en moi que j’en parle. Je ne me soucie guère de célébrer ou de stigmatiser un anniversaire (voire l’ignorer). C’est le moins que l’on puisse faire pour rester en phase avec une aspiration qui visait à transformer le quotidien.
La mise en crise du cinéma
Guy Lochard– La revue Cinéthique a connu sa période de plein développement dans la première moitié des années soixante-dix, soit après le mouvement de Mai 68. Elle surgit cependant au terme d’une décennie déjà marquée par une remise en question radicale du cinéma narratif classique emblématisé par Hollywood avec les premières manifestations du cinema novo en Amérique Latine, la découverte d’un jeune cinéma tchèque ou encore en France le travail de dynamitage opéré à l’intérieur du système du cinéma dominant par Jean-Luc Godard. Rappelons, à ce titre, le traumatisme provoqué en 1965 dans la cinéphilie par un film comme Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, film testamentaire perçu comme signant la fin d’un type de cinéma. En quoi la revue Cinéthique, que vous avez fondée et dirigée, introduit-elle une nouvelle rupture par rapport aux théorisations esquissées, dès avant 68, sur cette mise en crise du cinéma dominant et ses effets d’aliénation ?
Gérard Leblanc– Cinéthique est apparue dans l’après coup de Mai 68 et n’a donc pas accompagné les luttes qui s’y déroulèrent. J’ai vécu cette période, qui aurait pu être un moment tournant de notre histoire (et non, comme on l’a vu ensuite, un dégrippant de certains rouages de la société capitaliste), comme une mise en suspens de la société en général et du cinéma en particulier. Le mot d’ordre auquel j’étais le plus sensible était bien : « On arrête tout et on réfléchit ». Il n’était pas question pour moi de faire du cinéma ni même d’en écrire alors même qu’il s’agissait déjà de mon activité principale. J’essayais de comprendre et de participer à l’élaboration des contre-scénarios qui émergeaient de cette mise en suspens. Ces contre-scénarios excédaient de beaucoup tous ceux que pouvait proposer le cinéma à cette époque. Nous n’étions plus dans la répétition, mais dans l’invention d’une forme d’organisation sociale que nous ne savions pas encore décrire, les forces politiques en place ne nous y aidant guère. Ce nouvel horizon social, que nous projetions à quelques-uns devant nous, avait évidemment quelque chose de fondamental à voir avec l’horizon communiste envisagé par Marx : « De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins. » Mot d’ordre que Francis Ponge avait si justement interprété, loin de tout égalitarisme réducteur, dans un de ses Poèmes : « 1°) Il faut parler ; 2°) Il faut inciter les meilleurs à parler ; 3°) Il faut susciter l’homme, l’inciter à être ; 4°) Il faut inciter la société humaine à être de telle sorte que chaque homme soit. »
Je n’ignore pas à quel point il est difficile aujourd’hui d’utiliser un mot qui renvoie aux échecs, maintes fois commentés, des « régimes communistes », alors qu’il n’en a jamais existé un seul sur cette planète. Mais l’horizon communiste, bien qu’il ait reculé ces dernières années, est le seul qui soit susceptible de rendre la société vivable.
De façon plus immédiate, et c’est un des principaux enseignements que j’avais tiré avec d’autres de Mai 68, il s’agissait de refuser de vivre sa vie par procuration. Tout film devait nous renvoyer à notre situation de spectateur dans la société et dans le monde où nous vivions en vue de la transformer. C’était là un des principes fondateurs de la revue Cinéthique qui, dès sa première année (1969) mit en avant le travail du film et le travail du spectateur, auquel il n’était pas question de demander, selon le schéma dominant, de « s’évader » de sa vie réelle pour vivre des vies imaginaires qui lui permettent de l’oublier, ne serait-ce que par moments.
J’ai co-fondé Cinéthique avec Marcel Hanoun et l’ai re-fondé avec Jean-Paul Fargier et cela au cours de la même année 1969. La perspective avant-gardiste était affirmée dès les premiers numéros (refus de la séparation entre le cinéma et la vie, élection d’un petit nombre de films où le travail du film nous semblait pouvoir interagir de façon productive avec celui du spectateur) mais l’orientation marxiste s’est approfondie par la suite. Nous avons ainsi engagé une réflexion sur le processus de production du film et sur le concept marxiste de plus-value appliqué au cinéma. En dépit de son caractère mécaniste, cette tentative avait au moins le mérite de faire primer la valeur d’usage du film sur sa valeur d’échange.
S’il y eut « rupture » dans les premières propositions de Cinéthique, ce fut bien celle-ci : déplacer le spectateur de la sphère de la consommation vers la sphère de la production, conformément à la place qu’il occupait dans la société. Et l’amener à ne plus s’illusionner sur la place centrale que le cinéma dominant lui attribuait en tant que consommateur plus ou moins cultivé (d’où nos recherches sur la perspective, aussi embryonnaires aient-elles été). Nous voulions construire des interactions entre le cinéma et la vie réelle, selon une orientation politique qui se précisait de plus en plus clairement au fil des numéros.
Cinéma parallèle et cinéma perpendiculaire
Guy Lochard– Mai 68 et les années suivantes sont le cadre de l’éclosion d’un cinéma dit parallèle qui entendait donner à voir et célébrer les luttes populaires, censurées, minorées ou déformées par les institutions sous le contrôle de l’État et du patronat qu’étaient l’ORTF ou les actualités télévisées. On peut voir par ailleurs se développer à la même époque des films de fiction engagés qui dénoncent l’exploitation ouvrière (par exemple Élise ou la vraie vie de Michel Drach en 1970) ou plus encore célèbrent les combats ouvriers tels que Camarades (1970) et Coup pour coup (1971) de Marin Karmitz. En quoi le type de pratique et de discours cinématographiques que théorisait et préconisait Cinéthique se différenciait de ces cinémas parallèle, engagé ou militant ?
Gérard Leblanc– Plutôt que d’un cinéma parallèle, nous parlions d’un cinéma perpendiculaire, d’un cinéma qui se construirait à partir de la critique de la fonction sociale assignée au cinéma par l’idéologie dominante. Des parallèles ne se rencontrent ni ne luttent les unes contre les autres. De la même façon, nous récusions les notions de cinéma engagé (qui renvoie à la question du choix individuel de l’auteur) et de cinéma politique (il ne s’agissait pas pour nous de participer à la création d’un nouveau genre cinématographique coexistant pacifiquement avec les autres). Quant à militant, tout film est militant d’une certaine façon, reste à savoir pour quels objectifs il milite. C’est en ce point que Cinéthique se différenciait des films d’accompagnement et de soutien aux luttes (principalement ouvrières à cette époque). Ce qui nous intéressait, ce n’était pas de greffer le cinéma sur des luttes qui, de toute façon, se seraient développées sans lui, mais plutôt de contribuer, par le cinéma, à greffer les luttes sur des objectifs – politiques, idéologiques, culturels – qui n’y étaient pas nécessairement présents.
À partir de 1972, nous avons voulu produire et réaliser les films qui correspondaient à nos positions et cela de façon à la fois collective et anonyme (pour rompre avec la division technique du travail et avec le culte de l’auteur). Les films étaient tout simplement signés du nom du groupe (dans le même temps, nous avons cessé de signer individuellement les articles publiés dans la revue, même lorsqu’ils étaient écrits par un seul d’entre nous). Il s’agissait de mettre en œuvre la conception du cinéma que nous préconisions.
En quoi consistait-elle ?
1) Analyser de façon aussi approfondie que possible un aspect de la réalité, d’après nous stratégique du point de vue de la transformation révolutionnaire de la société ;
2) Analyser le système de représentations (dominantes et dominées) qui correspondait à cet aspect de la réalité ;
3) Réaliser un film dont la forme d’exposition se situait au point de rencontre entre ces deux investigations qui nous semblaient aussi nécessaires l’une que l’autre, et nécessaires l’une à l’autre.
Nous avons commencé par réaliser un film sur l’organisation des représentations cinématographiques dans leurs relations aux différents aspects de la vie, en essayant de tirer parti de notre expérience, à la fois théorique et pratique, dans ce domaine (c’était Quand on aime la vie on va au cinéma, 1974). Nous nous sommes également intéressés à la genèse du programme nucléaire en France (c’était Tout un programme, 1978) ou bien encore aux sources de destruction de l’homme et de la nature (c’était Bon pied, bon œil et toute sa tête, 1978). Je pourrais citer d’autres titres.
Sur ces différents aspects, les luttes étaient peu développées (ou alors sur des objectifs réformistes) mais il nous semblait important politiquement, ou bien de contribuer à les susciter ou bien de contribuer en changer le cours. Nous l’avons fait à petite échelle, à trop petite échelle sans aucun doute puisque le système capitaliste a poursuivi sa marche en avant. Mais c’est au cours de cette période que Cinéthique a pu jouer un certain rôle politique, partageant réflexions et hypothèses avec de petits groupes d’ouvriers, de paysans et aussi de handicapés.
Cinéthique et les Cahiers du cinéma
Jean Ungaro– Votre revue a entretenu des rapports conflictuels avec les Cahiers du cinéma qui avaient connu à cette époque une réorientation radicale en rompant avec l’héritage idéaliste d’André Bazin et en préconisant comme Cinéthique l’avènement d’un cinéma matérialiste. Peut-on considérer que cette polémique renvoyait à de véritables divergences ? Vos divergences portaient-elles principalement sur le cinéma ou sur la politique ? sur la politique du cinéma ou sur le cinéma politique ou encore sur le cinéma comme politique ?
Guy Lochard– Votre revue a entretenu par ailleurs un débat politique mais aussi théorique avec des revues et des écrivains liés au PCF, comme Jean-Patrick Lebel autour du statut de la technique et de ses effets idéologiques ? Pourriez-vous nous rappeler les termes de ce débat ?
Gérard Leblanc– La polémique entre Cinéthique et les Cahiers du cinéma a suscité une abondante littérature, nationale et internationale. Aussi surprenant cela puisse-t-il paraître aujourd’hui, Cinéthique fut une revue à la mode de 1969 à 1971. L’Argus de la presse nous communiquait de nombreux commentaires sur la revue, émanant aussi bien de quotidiens que de magazines ou de revues spécialisées, et pas seulement en cinéma. Au moment de la parution du n°9 – 10, Le Nouvel Observateur considérait encore Cinéthique comme « la meilleure revue de cinéma ». C’est à partir de 1972, quand le groupe Cinéthique a changé de terrain, que la scène médiatique l’a abandonné.
La polémique avec les Cahiers du cinéma avait-elle d’autres enjeux que de pouvoir (les Cahiers n’entendant pas se laisser déposséder de leur leadership symbolique dans le domaine des revues de cinéma)?
Certainement. La différence essentielle est que les Cahiers du cinéma se sont toujours cantonnés au « front culturel » quand nous tentions d’intégrer les questions relatives au cinéma – et en particulier à la question d’un possible cinéma matérialiste – à des analyses de société dont la visée était politique et quand, par ailleurs, nous tentions de mettre en jeu ces analyses dans des films (le travail théorique publié dans la revue servant désormais de base et d’accompagnement aux films). Avec Jean-Patrick Lebel (représentant à cette époque des positions du PCF dans le domaine du cinéma à travers, notamment, sa revue La Nouvelle Critique), le débat était d’une tout autre nature. Il s’agissait de combattre une conception instrumentaliste du cinéma qui tendait à préserver sa base technique de tout questionnement théorique. Le cinéma, pourvu qu’il fît appel à des techniciens compétents, pouvait se mettre instantanément au service de ceci ou de cela. Or, pour nous, rien n’allait de soi. Pour que le cinéma fût à même de « servir », il fallait d’abord apprendre à s’en servir en fonction des finalités que l’on poursuivait. Les techniques de représentation devaient être interrogées sur le plan historique comme sur le plan esthétique. Elles n’étaient pas plus « neutres » que n’importe quel autre phénomène culturel. Nous nous refusions à les « naturaliser ».
Jean Ungaro– L’ambition de Cinéthique était donc de « faire politiquement des films politiques », ce qui se traduisait par la formulation de l’exigence de faire travailler le spectateur au travail du film. Mais ce cinéma « révolutionnaire » décrit par Cinéthique n’était-il par un cinéma populaire pour des spectateurs savants ?
Gérard Leblanc– La formule que vous citez est de Jean-Luc Godard mais nous la partagions dans une large mesure.
Il ne s’agissait pas de faire des films à effets politiques (tous les films en produisent, y compris les films les plus « neutres » en apparence, ne serait-ce qu’en contribuant à leur « modeste » niveau à la reproduction du système capitaliste dans son ensemble) mais de penser politiquement le film à tous les stades de son élaboration et de sa diffusion. Et il s’agissait d’impliquer le spectateur, le plus activement possible, dans une démarche qui n’avait rien d’«élitiste ». Les principaux obstacles que nous rencontrions dans la diffusion des films (les nôtres et ceux que nous avions choisis chez les autres) n’avaient nullement trait à l’absence de pré-requis culturels. Ils venaient, d’une part des diffuseurs institutionnels (qui savent depuis toujours ce que « leur » public désire) et d’autre part de l’antagonisme travail/loisir qui régit encore et toujours notre société. Les films que nous proposions présupposaient chez leurs spectateurs une demande de cinéma ouverte sur la transformation de l’existant. Le rapport aux films est conditionné en partie par le rapport au cinéma et il faut changer le rapport au cinéma pour changer le rapport aux films.
L’être subjectif, l’être social et le cinéma
Jean Ungaro– Dans le n°18 de MédiaMorphoses(2001) vous écrivez : « Le spectacle devrait à la fois lui [spectateur] permettre de s’évader du monde réel (demande dominante) et l’y renvoyer (demande dominée). L’activité spectatorielle procède de mécanismes élémentaires qui sont déjà à l’œuvre dans le rapport à la société dont elle est une des composantes. L’être social oscille en permanence entre une acceptation de ses conditions d’existence, par un aménagement imaginaire de ces conditions et une aspiration à les transformer. » Qu’en est-il du rapport au spectateur d’aujourd’hui ? Le spectateur « multiple » d’aujourd’hui réalise-t-il le programme que vous assigniez au cinéma après 68 ?
Gérard Leblanc– Cette oscillation me paraît en effet motrice dans le comportement politique comme dans le comportement spectatoriel. Il n’est pas douteux que nous avons sous-estimé l’importance du facteur subjectif. Nous avions tendance à penser (malgré les ouvertures de la revue sur la psychanalyse) que l’être social agirait conformément à ses intérêts de classe par un processus de prise de conscience. Or, il n’en va ainsi que pour une toute petite minorité. La grande majorité se réfugie dans un imaginaire tellement déconnecté de ses conditions réelles d’existence qu’elle finit par avoir peur de perdre ce qu’elle n’a pas. Une prise de conscience alimentée par les analyses concrètes les plus pertinentes ne suffit pas à faire bouger le monde – surtout lorsqu’il s’agit d’en changer la base. C’est l’être subjectif qui décide ou refuse d’agir conformément aux intérêts de son être social. Comme l’indiquait La Boétie en son temps, tous les pouvoirs reposent sur la soumission de ceux qui y sont assujettis. Comment favoriser un processus de désassujettissement ? Peut-être en rapprochant l’horizon communiste de la vie que l’on mène ici et maintenant. Peut-être en impulsant des dynamiques d’affirmation de la vie en chacun, dynamiques rebelles aux prescriptions des pouvoirs. Je suis persuadé que l’être subjectif a besoin de modèles positifs pour cesser de se réfugier dans un imaginaire déconnecté de ses conditions réelles d’existence. Il a besoin de croire qu’il lui est possible d’être heureux, au travail, en amour et dans l’ensemble des interactions qui le relient au monde et à la société. « Le premier devoir de l’homme, c’est d’être heureux » disait le matérialiste Denis Diderot. Sans cette croyance en la possibilité du bonheur, l’être subjectif ne bougera pas vers l’horizon communiste que j’évoquais tout à l’heure.
Dans le cadre de l’association que j’ai créée en 2004 avec Catherine Guéneau (Médias, création, recherche – www.mediascreationrecherche.com), nous réalisons des films en essayant de reprendre « tout du début ». En s’intéressant par exemple à la productivité de la relation amoureuse (1+1=3) qui est une des principales formes de résistance à l’ordre marchand (En amour, 2001). En s’intéressant – autre exemple – à l’état de bébé désirant à travers les interactions que les adultes sont susceptibles de construire avec lui (Premiers mois, 2005). En s’intéressant à des gestes de travail où celui qui les accomplit est maître du processus, produit des objets beaux et utiles à la fois, crée parfois de nouveaux usages en inventant de nouvelles formes (Gestes d’art, 2006 – 2007). Il s’agit de s’intéresser à ceux qui résistent sur le terrain en créant dès maintenant des situations nouvelles ouvertes sur l’avenir. Nous avons besoin de savoir que d’autres bougent pour bouger nous-mêmes.
Jean Ungaro– En 1998, dans Cinéma et dernières technologies, vous écrivez : « L’art n’a jamais attendu un quelconque “réalisme parfait” pour exister en tant qu’art, il n’a jamais visé – quand il y a visé – au réalisme qu’à travers une recomposition du réel ».
Notons que vous dites « recomposition » et non « transfiguration », ce qui définit votre place dans le débat. Mais notre question porte sur (l’éternelle) question du réalisme au cinéma. Mai 68 avait posé cette question de manière multiple : réalisme de la représentation, réalisme de l’image, réalisme de la figuration, réalisme de la situation économique et sociale, réalisme de l’imaginaire contre imaginaire du réalisme… Bref le cinéma entendait « se mettre au service de…», de la lutte des classes, du prolétariat, de la révolution… et mettre en scène (sur la scène) le matérialisme dialectique. Vous avez vous-même soutenu sur ces questions une position radicale.
Que diriez-vous aujourd’hui du cinéma au regard de ce que Mai 68 s’est efforcé de porter ? Qu’en est-il du « statut politique du cinéma » aujourd’hui ? Quelle place occupe-t-il ? Où est-il ?
Gérard Leblanc– Mon dernier livre (Presque une conception du monde, Créaphis, 2007) réunit des textes qui s’efforcent de penser le cinéma comme relais ou comme opérateur critique des représentations dominantes. Il me semble que Cinéthique n’a pas posé la question du réalisme – en termes brechtiens par exemple – mais celle de l’articulation du cinéma à des processus naturels et à des processus sociaux en constante interaction. Comment rendre compte de l’organisation dominante des représentations cinématographiques et comment lui substituer une autre organisation ? Comment et à quelles fins s’est constitué un programme nucléaire en France ? Comment un système de production et de consommation qui a pour effet de détruire l’homme – et l’humain en l’homme – tire-t-il encore parti et profit de la force de travail qui subsiste chez ceux qu’il a le plus détruits ?
L’articulation du cinéma aux processus est plus que jamais centrale à une époque, la nôtre, où le réalisme est passé tout entier du côté de l’illusion (l’illusion réaliste). Tout doit devenir visible dans l’invisibilité des moyens qui ont permis de produire du visible. Mais le devenir visible ne concerne pas l’organisation sous jacente de la société, ni celle de la subjectivité, il consiste seulement à élargir le champ du visible en l’étendant à des phénomènes qui échappent à la reproductibilité mécanique (d’où l’importance actuelle des effets spéciaux numériques dans les industries de l’audiovisuel). L’articulation du cinéma aux processus permet de poser la question du non-visible dans toute son acuité et dans toute son actualité. Le non-visible n’est pas ce qui peut être simulé à défaut de ne pouvoir être reproduit, il est ce qui se soustrait au visible couvert par une illusion réaliste en pleine expansion (à travers la construction de mondes virtuels plus vrais que nature). À l’intérieur de ce non-visible, les données subjectives occupent désormais une place déterminante.
Propos recueillis par Guy Lochard et Jean Ungaro en décembre 2007