Hommage à Mario Marret avec qui Chris Marker réalise le film À bientôt, j’espère , film fondateur des groupes Medvedkine de Besançon
Un jour, Mario Marret et René Vautier étaient juchés quelque part pour filmer une manif — à Alger, je crois. Au bout d’un moment, l’un dit à l’autre “Je n’ai plus de pellicule.” Et l’autre dit à l’un “Tu es communiste ? Alors tourne!” J’aimais bien cette histoire. Outre ce qu’elle révélait de mes deux camarades, je lui trouvais un sens métaphorique. Il m’avait semblé quelquefois observer que les communistes tournaient avec bravoure et énergie la manivelle de l’histoire sur un appareil où quelqu’un avait oublié de mettre du film.
En ces temps anciens, la solidité de la structure communiste pouvait servir à étayer les forces défaillantes, ou bien à canaliser les forces débordantes. Mario appartenait évidemment à la seconde catégorie. Indiscipliné de nature, il avait trouvé dans le parti, sur lequel il posait d’ailleurs un regard parfaitement lucide, l’encadrement qui lui permettait, pensait-il, d’utiliser son goût de l’action à autre chose qu’une imprécation perpétuelle. Ce goût de l’action avait été très tôt mis à l’épreuve. Radio clandestin pendant la guerre, à une époque où le temps de vie moyen de ces spécialistes était de trois mois, on aurait pu attribuer à la chance le fait qu’il en soit sorti vivant, à cela près que sa sortie s’était effectuée d’une façon pour le moins inhabituelle : après avoir subi la Gestapo et la baignoire, il avait “retourné” les deux types de l’Abwehr qui l’interrogeaient, en se faisant passer d’abord pour un important agent américain (le fait qu’il n’eût aucun accent et ne parlât pas l’anglais aurait pu dissuader un autre, lui avait simplement affirmé d’un ton sans réplique qu’il était canadien), ensuite en jouant de cette importance, confortée par un réseau efficace, pour se faire libérer par ses propres gardiens, en échange de leur future impunité. l’après-guerre l’avait trouvé chez les pingouins.
En fait, les manchots empereurs, mais nous vivons dans un pays où on appelle pingouins les manchots, chameaux les dromadaires et kangourous les wallabies, il faut s’y faire. C’est de leur nom savant, Aptenodytes Forsteri, qu’il avait baptisé son premier film, réalisé au cœur de l’expédition polaire de Paul-Emile Victor et présenté à Cannes en 1954. À cette occasion, sa mère qui refusait de mettre les pieds au palais des Festivals (“ce n’est pas un endroit pour nous” — inutile d’enseigner à Mario la lutte de classes, il l’avait trouvée toute faite en naissant) lui révéla ses dons d’observation et de prophétie. Regardant, du banc sur la Croisette où ils étaient assis tous les deux, Cocteau et les jurés descendre les marches, elle s’écria “Ça y est, tu as le prix ! – Mais Maman, comment sais-tu ? — Regarde, ils ont tous l’air de pingouins!” Et c’était vrai : “prix du film de nature, catégorie court-métrage”. Après un tel baptême, le pingouin allait évidemment entrer dans la famille, et j’ai de beaux souvenirs liés au spécimen empaillé qui trôna quelque temps dans ma salle de montage.
C’est par le cinéma que j’avais connu Mario. Et par la censure. Resnais et moi savions ce qu’il en coûtait de traiter les sujets tabous de l’époque : dix ans d’interdiction pour Les statues meurent aussi. J’avais récidivé avec Cuba Si. La censure aussi. Et c’est pour m’être sorti assez bien d’un amusant mano à mano avec M. Peyreffitte, ministre de l’Information, que Le Joli Mai ne s’était pas vu amputé d’un bon tiers.
Bien naturel de chercher le contact avec d’autres cas pendables : Vautier avec Afrique 50, Marret avec ses films sur le PAIGC, le mouvement de libération de Guinée-Bissau. On pouvait assister, en ces années cinquante, à des scènes comme celle-ci : un commissaire de police se pointant dans une salle privée, louée pour une projection privée, et repartant avec sous le bras les bobines d’un court-métrage réalisé par Mario que la censure n’avait pas visé. Ce qui arriva, je crois, à tous ses films. Ça créait des liens.
En même temps je lui reprochais l’impersonnalité de ses films. Mario était un conteur extraordinaire, il faisait vivre comme un griot les acteurs de cet épisode peu banal des guerres coloniales qui allait transformer l’armée portugaise en fer de lance d’une tentative de révolution dans son propre pays (identification, extrapolation ? De même que lui avait retourné ses deux Teutons, ses copains retournaient toute une armée..). Et la tonalité de ces films passionnants par ce qu’ils montraient de la lutte était celle d’un tract de la CGT, langue de bois du commentaire incluse. Là-dessus il était très ferme : “C’est leur film, pas le mien, je dois rendre compte, c’est tout, je n’ai pas à parler à leur place”. Cette façon bien soviétique de “mettre le pied sur la gorge de sa propre chanson n’était que le signe le plus lisible de tout ce qui nous séparait. J’avais des communistes une assez bonne connaissance pratique, ayant eu toutes les occasions de respecter leur courage, d’admirer leur sens de l’organisation et de haïr leur pensée binaire.
Sur l’URSS je n’avais pas d’illusions à perdre, la lecture de Victor Serge, de Souvarine et de Charles Plisnier (curieusement oublié, celui-là, qui dès 1937 avec Faux Passeports apportait une lecture imparable des procès de Moscou) m’avait préparé à tous les témoignages récoltés par la suite. Mais je ne m’en tenais pas à cette écoute monophonique. Tout au long de ma vie j’avais croisé des militants communistes dont la qualité humaine ne pouvait être mise en question, et leur aveuglement envers l’URSS ou les méthodes proprement mafieuses de leur parti me paraissait relever davantage des mystères de la biologie que d’un jugement moral.
J’avais développé vers 1945 un pessimisme historique absolu (lequel m’a valu par la suite pas mal de bonnes surprises, tandis que mes amis optimistes allaient de déception en déception) mais je n’avais aucune envie de l’imposer aux autres, encore moins d’en faire un fonds de commerce. Ces rencontres, qui allaient du militant anonyme à Joris Ivens, Kurt Stern ou Mario Marret, avaient au moins le mérite d’apporter une note concrète à l’irritante question qui anime périodiquement les salles de rédaction, et qui consiste à établir le signe “égale” entre les deux monstres totalitaires du XXe siècle. Cette équivalence entre nazisme et stalinisme, confortée au plan historique par mille traits irréfutables, achoppait au modeste niveau de l’individu, car là elle ne fonctionnait qu’à sens unique. Il n’était pas difficile de trouver un clone communiste à tel ou tel fasciste (Staline, avec son sens de l’humour bien particulier, en jouait lui-même quand il présentait Beria à Ribbentrop : “Notre Himmler…”) mais la réciproque n’était pas vraie. Un Maiakovski nazi, un Medvedkine nazi, un lvens nazi, un Mario nazi, ça n’existait tout simplement pas.
Tout ceci pour dire qu’il n’y eut rien d’étonnant à nous voir, Mario et moi, chacun sachant parfaitement à quoi s’en tenir sur l’autre, établir une véritable complicité de travail dès le début de l’aventure. Je crois pouvoir dire que nous faisions une bonne équipe. Un certain goût de l’efficacité, l’apprentissage en d’autres temps que les occasions d’agir sont trop brèves et incertaines pour les encombrer de précautions ont sûrement joué dans notre alliance. Une brèche se présentait, on fonçait. Et une brèche de taille fut celle qu’ouvrit, au printemps 1967, la “grande grève” de la Rhodia. Ce qui suit pourrait s’intituler “comment un bol de café peut changer la destinée de beaucoup de gens”.
J’étais en rapport épistolaire depuis un certain temps avec le CCPPO, centre de culture populaire d’un quartier de Besançon, qu’un formidable couple d’enseignants, René et Micheline Berchoud, portait à bout de bras (Micheline écrirait plus tard un récit exceptionnellement juste et vivant de toute l’expérience à venir). Un matin de mars 1967 je reçus une lettre d’eux : les ouvriers de la Rhodiaceta, l’usine dépendant de Rhône-Poulenc qui était le pôle industriel et social du quartier, venaient de se mettre en grève, avec occupation (une première depuis 36). Le CCPPO s’occupait évidemment de l’animation culturelle. Est-ce que je pourrais envoyer des films 16mm, et pourquoi pas les apporter moi-même et voir ce qui se passait ? Bon, la situation était la suivante — au plan du macrocosme, j’étais en plein montage de Loin du Vietnam, film collectif, entreprise compliquée et responsabilité assez écrasante — au plan du microcosme, je n’avais pas encore pris mon café. Au carrefour de ces deux plans ma première réaction fut “dommage que je sois embarqué dans ce montage, tout ça m’a l’air bien intéressant” et je ne pensai plus qu’au moyen de leur faire parvenir quelques films glanés chez des producteurs amis. Sur quoi je bus le fameux café, et mes pensées changèrent du tout au tout : Besançon, ce n’était pas le Gobi, quelques heures de voiture au plus, Antoine Bonfanti mon fidèle ingénieur du son et ami avait une DS assez spacieuse pour contenir un certain nombre de copies de films, la tournée des producteurs pouvait tenir dans la matinée, pourquoi ne pas tenter le coup ? Nous tentâmes, et ce fut le premier pas vers À bientôt j’espère, les groupes Medvedkine, tout ce qui accompagnerait, orienterait, singulariserait l’aventure Slon, plus tard 1skra.
Mais il y eut d’abord le compte-rendu publié dans le Nouvel Observateur du 22 mars 67. Je me contentais d’y rapporter l’essentiel des propos enregistrés, accompagné des photos de Michèle Bouder qui avait été du voyage, et précédé d’une courte introduction : “Tout d’abord, la description d’une condition ouvrière dont la réalité vient contredire les grands mythes contemporains concernant la société de consommation, l’abondance, la disparition des barrières de classe. Si l’accent porte d’avantage sur l’épuisement nerveux que sur la faim, sur la misère culturelle que sur la misère physiologique, l’acuité des besoins insatisfaits et l’intensité de la misère sont dénoncés avec la même force qu’au siècle dernier.
En ces temps de “fin de la lutte des classes” et de “dépassement du marxisme”, on entend ces ouvriers définir au passage toutes les aliénations, les dimensions nouvelles de la paupérisation, la nécessité de la solidarité ouvrière et de l’internationalisme.
Enfin et surtout, il est frappant de voir à quel point ces ouvriers relient la revendication économique immédiate à une mise en cause fondamentale de la condition ouvrière et de la société capitaliste : la dignité ouvrière, le sens de la vie et du travail sont mis en avant dans la plupart des interventions. Il ne s’agit donc pas pour ces hommes de négocier, à l’américaine, leur intégration dans la “société du bien-être”, mais de contester cette société même et les biens de compensation qu’elle leur offre. Le mythe de l’intégration de la classe ouvrière par l’automobile, la machine à laver et les porte-clefs vole en éclats et l’on est saisi par l’évidence que, avec toutes les différences que l’on voudra, la révolution reste une idée aussi vivante dans la France de 1967 qu’à l’époque de l’enquête de Villermé.” Pas besoin d’être diplômé de sociologie pour trouver dans cet état des lieux l’essentiel, un an à l’avance, de la thématique de Mai 68 — au moins sur son versant ouvrier, le versant étudiant ne m’ayant, je l’avoue, jamais passionné.
Mario lut et relut ces témoignages. De toute évidence quelque chose était en train de bouillonner là-dedans, qui se rattachait à ses racines les plus profondes. Je n’eus même pas à lui proposer d’être du voyage suivant, cela allait de soi, et à partir de là il fut de tous les voyages, de tous les tournages. Il marqua de sa personnalité hors du commun les rapports singuliers qui s’établissaient entre cinéastes, militants ouvriers et prolos de base. Il y mit son énergie, son expérience et, ingrédient non négligeable, sa formidable drôlerie. C’est à lui qu’on doit, à travers À bientôt j’espère, cette ambiance de parfaite égalité entre filmeurs et filmés que je n’aurais sûrement pas été capable d’établir à moi seul, et qui nous valut l’honneur d’un commentaire personnel du général de Gaulle (lequel apparemment passait son temps à regarder la télévision) “Qu’est-ce que c’est que ces journalistes qui tutoient les ouvriers?”
Maintenant une question se pose. Cette revendication ouvrière fondamentale qui s’exprimait à la Rhodia était, en dépit des appartenances traditionnelles, PC et CGT en tête (d’ailleurs en perpétuelle bisbille avec la CFDT), profondément libertaire. C’est celle-là même qui serait continuellement impitoyablement combattue par le PCF tout au long de mai, et longtemps encore. Elle s’inscrivait dans un tremblement de terre qui avec des formes bien différentes allait toucher à l’essentiel du dogme, à savoir la prééminence absolue du Parti. Révolution culturelle en Chine, foquismo (substitution de la direction militaire de la guerilla à la direction politique) du Che, rupture de Fidel Castro avec tous les partis communistes d’Amérique Latine, émergence du “Mouvement” aux Etats-Unis, tous ces ensembles avaient au moins un point de recoupement : les communistes n’incarnaient plus la seule alternative à l’ordre ancien. Comment Mario, fidèle entre les fidèles, pouvait-il se jeter là-dedans avec tant d’enthousiasme ? Je risque une interprétation.
J’ai dit qu’il était parfaitement lucide à l’égard du PC. Il en connaissait toute l’histoire, et dans nos discussions, quelquefois épiques, je n’avais vraiment rien à lui apprendre. La différence, c’est qu’il comptait sur le temps pour balayer les scories du passé, et amener l’avènement d’une société plus juste, dont les anciens crimes auraient été le prix – chèrement payé, il l’accordait. Il faisait là preuve d’un ouvriérisme pour lequel on serait tenté d’employer le mot qui lui convenait le moins, celui de naïveté. Pour lui la classe ouvrière dans son ensemble était dotée d’une mission eschatologique. Un jour il me disait, à propos de je ne sais quel problème qui s’était posé à un de nos groupes “T’inquiète. ils résoudront ça, puisqu’ils résoudront tout”, C’était la vulgate marxiste, mais la plupart des communistes ne la livraient que du bout des lèvres, sans trop y croire ou au moins sans y donner un contenu trop précis. Lui y croyait totalement. Et sans doute voyait-il dans le bouleversement des Sixties les prolégomènes d’un mouvement des masses que le Parti, toujours à l’écoute du peuple, comme on sait, allait saisir, accompagner et conduire jusqu’à la victoire finale. Avec certains de ses camarades, il avait pris au moment de la guerre d’Algérie des positions (accompagnées d’actions, comme toujours chez lui) très en avance par rapport aux prudences de la direction, et il en gardait quelque amertume. “C’est tout de même bête à ce moment-là d’avoir manqué le rendez-vous, tandis que maintenant on est en plein dedans, avec tout ça…”.
Tout ça, c’était la Rhodia, les guérillas, l’Afrique, Amilcar Cabral, le Che, Fidel (pas les Chinois tout de même, il n’était pas idiot). Cuba, carrefour à ce moment-là de tous les mouvements de libération, comptait énormément pour lui, il s’y rendait souvent (c’était “Djakarta” dans notre code intime). La suite des événements épouse tellement bien l’histoire de ses rapports avec le reste du groupe qu’il est tentant de voir là, encore, au moins une métaphore.
Que l’on me comprenne : je ne cherche pas à faire de deux fourmis solitaires, comme dit Pound, les symboles des forces qui se jouaient à ce moment-là à travers le monde. Mais si je ne suis guère freudien je serais volontiers jungien, je crois aux inconscients collectifs, je suis persuadé que les grands courants qui parfois secouent la planète ont leurs échos dans les destinées individuelles. Les Japonais ont le ki, qui est quelque chose dans l’air, qui fait que quelque chose est possible, puis ne l’est plus, et c’est ainsi, et il ne faut accuser personne.
La grande majorité des Cubains venus écouter Fidel Castro le 23 août 1968 étaient persuadés qu’ils allaient entendre l’annonce de la rupture définitive avec l’URSS. On semble l’avoir oublié aujourd’hui, mais à l’époque elle était déjà bien entamée. Depuis quelque temps Cuba incarnait toutes les hérésies répertoriées au catéchisme soviétique. Un signe qui ne trompe pas : le nom de Cuba n’apparaissait plus jamais dans l’Huma (les historiens de l’avenir auront ainsi un truc tout simple pour dater le début et la fin de l’hérésie). Et les premiers mots du Comandante n’étaient pas de nature à suggérer une autre conclusion : « Certaines choses que nous allons dire… vont être en contradiction avec nos intérêts… d’autres encore constitueront un risque sérieux pour notre pays… » L’idée de la rupture était en suspens, souhaitée et crainte à la fois. Puis venait l’analyse. « La décision prise en Tchécoslovaquie s’explique d’un point de vue politique, pas d’un point de vue légal, car en fait de légalité elle n’en a franchement aucune ! » Vlan ! Il en rajoutait encore une couche en définissant “cette situation qui en rappelle d’autres, plus anciennes” — évoquer l’occupation allemande à propos de l’occupation de la Tchécoslovaquie par les “forces du pacte de Varsovie” c’était tout de même gonflé. Et 1à-dessus vint le coup de grâce, mais porté à l’envers : « Le camp socialiste pouvait-il permettre le développement d’une situation qui conduisait au détachement d’un pays socialiste ? À notre avis il ne peut pas le permettre… » Et le rideau retomba. Le moment du ki révolutionnaire était passé, ce qui avait été possible ne l’était plus, la fin de la récréation était sifflée, chacun allait maintenant retrouver ses marques et reprendre son chemin.
C’était août 68, le moment des reflux, des repliements, des remises en ordre. Je ne fus pas étonné de la décision de Mario de créer un groupe de création cinématographique parallèle, pas tellement différent de nos bricolages passés, mais lié au parti communiste. On a parlé de rupture, de désaccords, c’était réduire un vrai moment historique à de médiocres questions de personnes. J’ai même lu sous la plume d’un de nos camarades quelque chose (je n’ai pas le texte sous les yeux) qui revenait à peu près à ‘deux crocodiles dans le même marigot”. À mon avis il n’y eut ni crocodiles ni marigot. Il y eut un moment particulier, et défini dans le temps, où la passion de donner forme à ce qui était encore à inventer ‑l’émergence d’un cinéma lié concrètement à la condition ouvrière- avait le pas sur tout le reste. Ce ne fut pas toujours idyllique. On sait qu’ À bientôt j’espère dans un premier temps fut rejeté violemment par ses destinataires, avant de redevenir le signe d’un commencement partagé. Il y eut force engueulades, on ne se faisait pas de cadeaux, et c’était très bien ainsi. Les groupes Medvedkine naquirent de là, vécurent leur vie, furent crossés dans la bonne tradition par un PC qui ne comprenait toujours rien (le hasard fit que j’eus l’occasion d’en parler un jour avec Roland Leroy : “C’est tout de même dommage, l’arrêt de cette expérience prometteuse…Tout ça parce que ces jeunes étaient un peu, euh… gauchistes?” Je lui fis remarquer que de là où il était, il était bien placé pour redonner leur chance aux expériences prometteuses, il eut un grand geste las. Il était tout à sa guéguerre avec le sinistre Marchais.) Les “Medvedkine” survécurent, et bien. Quand je les retrouvai beaucoup plus tard je fus étonné moi-même de ce que cette période leur avait apporté. 1ls avaient tous quitté le PC. Peut-être Mario ne se serait-il pas vraiment réjoui des résultats à long terme de notre travail.
Je me suis souvent demandé comment, derrière la façade de son retour ostensible à l’orthodoxie du parti, il avait vécu ce qui devait avoir été pour lui une insupportable déchirure. « Tandis que maintenant avec tout ça… » Tout ça était mort, et la forteresse qui avait servi de refuge aux survivants allait s’effondrer à son tour. Il s’était petit à petit éloigné du cinéma, et avait trouvé un nouvel exutoire à son désir d’intervention : la psychanalyse. Il exerçait dans le Midi, et je riais en pensant qu’il avait ainsi donné un visage, à tour de rôle, aux deux seuls conseils que je me sois jamais permis de donner aux jeunes gens qui m’en demandaient : “N’entrez jamais au parti communiste.. N’allez jamais voir un psy…”. Je me souvenais aussi qu’il avait entrepris de construire un bateau, tout seul (il savait tout faire, passer de radio à caméraman en démontant et remontant une caméra à l’époque des expéditions polaires ne lui avait posé aucun problème) au sommet d’une colline, qu’il comptait bien un jour l’amener jusqu’au rivage, et alors. “Le bateau de la liberté” disait-il. Je pensais souvent à lui. Dieu sait que nous nous étions accrochés à propos de beaucoup de choses, et d’abord de son “Parti”, mais… je me sentais plus proche de ce type, j’avais pour lui plus de respect et d’amitié qu’envers d’autres avec qui j’étais théoriquement d’accord. En tout cas, sans sa présence et sa forme de génie, l’aventure Medvedkine/Slon n’aurait pas été ce qu’elle a été, ou peut-être simplement n’aurait pas été.
Je l’ai revu une fois, dans son Midi psychanalytique. À un moment, en bouffonnant, mais de cette bouffonnerie par laquelle on masque les vérités qui fusent, il me dit “tu vois, je suis lacanien comme j’ai été stalinien” — remarque qui en disait long sur lui, sur Staline, mais aussi sur Lacan. Ensuite je n’ai plus eu de nouvelles, on m’a dit que durant les dernières années il était coupé du monde, volontairement, involontairement, je ne sais pas, je n’ai pas à savoir, je me souviens de lui comme d’un mensch, ce qu’on ne peut pas dire de tous les acteurs de cette période agitée. Je me demande si le bateau de la liberté est descendu de sa colline.
Peut-être y est-il toujours, mais avec le réchauffement de la planète, il est bien possible qu’un jour la mer vienne jusqu’à lui.