Les mésaventures du Centre de Recherche sur les métiers de l’image et du son
Il n’est guère possible de séparer entièrement le technique et l’esthétique — le culturel, — la circulation du sang de celle des idées (voir les études sur la parole et l’outil de Leroi-Gourhan).
L’atelier de Peripheria (une salle de montage, une bibliothèque, un secrétariat de production) vise à réunir sous les yeux et les mains de quoi faire un film en entier, à l’exception du laboratoire chimique — mais à inclure l’enregistrement optique du son de cinéma, en particulier l’encodage digital.
Si l’on empruntait une image à l’athlétisme, ce serait au décathlon qu’il faudrait comparer cet atelier. Pas de spécialiste de ceci ou cela — avec leurs règles trop rigides en provenance d’un surplus d’absence d’imagination, surplus que ledit spécialiste transforme en création de sacro-saintes lois (les anciennes super-prises jack encore en vigueur à TDF, alliance de l’armurier Thomson et du prolétaire-capitaliste de la CGT).
Possibilité pour l’élève débutant ou en fin de cours de la FEMIS de voir et de toucher tout ce qui compose la création cinématographique, et de choisir selon ses possibilités propres, et ses goûts salis par le soi-disant audio-visuel européen. Choisir entre le faire-savoir des présentateurs TV et le savoir-faire de Cézanne.
Voir ses droits à la création — mixer dès le début du montage ou à la fin — et voir aussi ses devoirs — nettoyer et démonter une simple colleuse. Lorsque nous avons proposé à deux élèves de fin d’année de venir collaborer au montage de Nouvelle Vague, grande fut notre surprise de constater que ces demoiselles n’avaient jamais tenu entre leurs doigts une bobine de 6/25.
Ce serait une très grande réussite si le travail de Peripheria parvenait déjà à l’abandon par l’industrie européenne du cinéma de la vitesse 24 images/seconde — puisque son secteur est le 25 images (vitesse de défilement des images à la télévision) — copiée servilement de la vitesse américaine, tel un vassal sans honneur copie la voix de son maître. On devrait pouvoir entendre la voix de M Romy Schneider à la télévision sans qu’elle soit accélérée. La haute définition, c’est aussi cela.
Pourquoi la haute définition est-elle basse ?
A propos de haute définition, il importerait d’abord d’en faire un peu l’historique, au sens banal du terme. Car le fait est d’abord que l’on diminue la hauteur de l’écran pour en augmenter la largeur, et qu’on se rapproche d’une idée et d’un sentiment de “couché” plutôt que de “debout” , à tel point que Manet n’aurait plus à peindre le matelas d’Olympia. Parler de “format cinéma”, à propos non même du 1/66 mais du 1/85 anglo-saxon, sur l’antenne ou le câble est plaisant : ce format était le “Cinémascope du pauvre” dans les années 60, quand certains exploitants disaient “panoramique” alors qu’ils voulaient simplement faire l’économie d’un impôt à la Fox.
Ce terme de “haute” — fidélité, définition — ne viendrait-il pas, via la germanisation des Etats-Unis dont parle Siegfried à son amie dans le roman de Giraudoux, de “Herr Oberst” ou “Ober Kommando” ? Je me souviens de toutes les plaques indicatrices dans les rues de Paris sous l’Occupation.
Et puis, qu’appelle-t-on “mieux défini” ? M Charlotte du Val d’Ogne, d’Ingres ou de David, est-elle mieux définie qu’une liseuse de Renoir ? La Vénus d’Urbino mieux définie qu’une princesse de Goya ? Et puisque les sous-hommes derrière les caméras de plateau de télévision n’aiment pas la vie des visages, lorsqu’un homme politique se présentera à l’heure de vérité en TVHD, ce sera sa couche de plâtre qui sera de mieux en mieux définie.
Avec le projet Bérénice, aujourd’hui annulé pour quelques années (dans un mois, dans un an) faute de pouvoir s’installer pratiquement comme prévu par la convention du 3 avril 1990, il s’agissait de marier, ou de fiancer pour le moins, définition de l’âme et définition du corps — corps de l’État pour Titus. De voir et d’entendre ce qu’est devenue cette rime en notre temps, et d’en tirer non des règles obligatoires, mais à calculer le monde qui est à nous, en mariant, ou fiançant pour le moins, l’objet de la recherche avec le sujet de la découverte.
Associer les élèves qui le désirent à cela. Leur suggérer qu’un scénario ne se fait pas lors de trois semaines au vert car, revenu dans la ville, le film risque de se peindre avec les seules couleurs de celle-ci, avec du gris sur du gris, ce qui est signe — Hegel — qu’une manifestation de la vie achève de vieillir.
Autre film où la présence de quelques élèves aurait été utile : Science sans conscience, lui aussi abandonné car la peinture (celle de Delacroix : “J’ai trouvé la peinture quand je n’avais plus de dents” ; celle de Picasso : “En prison, je peindrai avec ma merde” ) ne se peint pas dans une enfilade de bureaux, même appelée, à la rescousse, Espace François-Truffaut.
Projets arrêtés
Autre film encore abandonné, alors même qu’il était inscrit en priorité dans la convention du 3 avril 1990 : Histoire(s) du cinéma, suite et fin, puisqu’on ne peut monter sa bibliothèque et y faire le travail de Cuvier avec les élèves soucieux de pratiquer une relation vraie avec leurs parents dans la discipline qu’ils ont choisie. Bibliothèque agrémentée d’un mur de tennis et d’une copieuse à laser — merci, Monsieur Canon. Non pas jouer au cinéma, mais du cinéma ou de la vidéo, comme on dit jouer du violon.
Annulée aussi notre invitation au cinéaste arménien Arthur Pelechian de venir monter Homo sapiens dans le Palais de l’image, et d’apprendre avec lui ce qui reste de l’héritage de Barnet ou d’Eisenstein (celui qui nommait le Greco “le monteur de Tolède” )
Apprendre à l’élève et au professeur, s’ils le désirent, que l’on peut — et doit — imprimer sa propre brochure de presse, au même titre que son cahier d’étalonnage ou/et de mixage, avec les couleurs exactes, et qu’à tout moment du processus la création est là ; et le mariage, ou les fiançailles pour le moins, du sujet et de l’objet, de l’idée/sentiment et de la technique.
L’art et la culture l’Europe et l’Amérique
Tout Français à 10.000 francs par mois possède aujourd’hui une chaîne hi-fi de correcte qualité. Aucun ne sait sortir le son de la TV sur sa chaîne pour avoir le bénéfice de ce son correct. Et il paie deux fois ce son en achetant le produit faussement futuriste du grand armurier Thomson.
Rappelons que Peripheria n’est d’aucune façon salarié pour exposer ces vérités premières ou secondes, mais y trouve, si le projet existe, un bénéfice culturel, c’est-à-dire moral ( “l’esthétique de l’avenir”, disait un vieux Russe) autant que technique.
Il faut à notre sens séparer la notion d’art de celle de culture. Quand Beethoven compose la Septième, ce sera de l’art. Et si Bruno Walter la dirige, aussi. Quand Karajan la dirigera, cela deviendra vite de la culture. Et ce sera définitivement de la culture lorsque CBS/Sony en organisera la diffusion par compact-disc. Cela peut redevenir de l’art si un auditeur sincère l’écoute.
Les Etats-Unis nourrissent une plus ou moins bonne partie du monde avec leur agriculture. Ils font de même avec leur culture. C’est le droit de cette plus ou moins bonne partie du monde de faire ce choix, mais ce n’est certainement pas son devoir.
Le jour où chaque télévision d’Europe diffusera régulièrement un film grec, portugais ou slovaque, insipide ou pas, l’Europe sera faite. Sinon, elle restera américaine. La France lance Ariane, mais Thésée est américain, et comme tel, vendu d’avance au Minotaure. “Ne raconte donc pas d’histoires” , me disait-on, petit, lorsque j’inventais. “Raconte des histoires, mon grand” , me dit-on encore aujourd’hui, alors même que je n’invente rien. De quelle histoire s’agit-il, alors ? Celle de la bataille de Borodino, et de la fin de la domination française, racontée par Tolstoï ? Celle de la bataille de Bagdad, racontée par CNN, celle du triomphe de la télévision américaine et de ses domestiques ?
Un Allemand, Erich Pommer, fondateur d’Universal (aujourd’hui Matsushita Electronics), s’exclamait : “Je ferai pleurer le monde entier dans son fauteuil. ” Peut-on dire qu’il a réussi ? D’une part, il est vrai que les journaux et télévisions du monde entier ne montrent que de la mort et des larmes ; mais, d’autre part, il est vrai aussi que ceux qui restent à regarder la télévision, n’ayant plus de larmes à pleurer, tout simplement n’y portent pas attention.
Oui, quelle histoire voulons-nous ? A supposer que nous soyons dignes de la Chartreuse et de Crimes et châtiments. Voilà ce que demandait David O. Selznick : “Je veux Del Rio et Mc Crea dans une romance ayant pour cadre les mers du Sud — peu m’importe l’histoire pourvu qu’elle s’intitule Bird of Paradise et que Del Rio saute à la fin dans un volcan !”