De toute l’oeuvre de John Cassavetes, c’est à Shadows que la critique accorde incontestablement le plus de place. Il semble difficile, en effet, de faire autrement, puisque ce film contient en germe la méthode, l’approche, les techniques de mise en scène que développera Cassavetes dans ses films ultérieurs.
Cependant, contrairement à ce qu’insinuent certains commentateurs (Gilles Marsolais, Jonas Mekas), soit que Shadows constitue un sommet qui ne sera jamais plus atteint par Cassavetes qui consentira dès après ce chef-d’oeuvre aux compromis imposés par Hollywood, nous croyons que Shadows doit être considéré comme un point de départ.
Émergence de Shadows
On se situe à une époque tumultueuse de l’histoire du cinéma : alors que la sclérose hollywoodienne a la mainmise sur tous les cinémas nationaux de l’Empire américain, les nouvelles vagues déferlent, dont celle qui eut le plus d’influence sur le cinéma “indépendant” américain : la Nouvelle Vague française. En effet, bien que les contextes de production, avant même la venue des Godard, Truffaut, Chabrol, fussent complètement différents en France et aux États-Unis, c’est cette nouvelle façon de financer les films propre à la Nouvelle Vague qui donnera une lueur d’espoir au Nouveau cinéma américain ; et la crise relative qui ébranlait toujours Hollywood vers la fin des années 50 alimentera cette lueur :
Bergman et la Nouvelle Vague ont tiré les critiques américains et le public d’une longue léthargie. […] L’enthousiasme du public stimule et inspire les nouveaux cinéastes. Ils savent que dans ce climat leurs chances d’obtenir des facilités de financement et de distribution s’accroissent. […] Pour pouvoir s’exprimer en liberté, pour devenir un art personnel, le cinéma ne doit plus compter sur la collaboration des salles commerciales ou la bénédiction de l’industrie.[[Mekas, Jonas. “Le Nouveau cinéma américain. Tendances et climats.” in Cahiers du cinéma, n.108, Paris, juin 1968, p.24.]]
Mais au-delà de l’aspect financier, on considérera l’importance, en plus de la Nouvelle Vague française, du “free cinema” anglais, dans l’élaboration d’une politique de l’auteur et d’un certain nombre de critères esthétiques :
…réaliser une série de longs métrages remarquables par l’esprit nouveau, “réaliste”, qui les [Reisz Anderson, Richardson] anime et par leur technique, beaucoup plus proche du documentaire que du film de fiction. Intrigues réduites à peu de choses, refus de la couleur, emploi d’acteurs non professionnels, sujets choisis dans la vie urbaine […] la plus contemporaine et la plus ordinaire et dans des milieux qui ne sont pas ceux de la bourgeoisie […][[Noguez, Dominique. Une renaissance du cinéma : le cinéma “underground” américain, Klincksieck, Paris, 1985, p.22 – 23.]]
On voit dans ces principes de réalisation plusieurs aspects fondamentaux de l’art de Cassavetes : ténuité de l’intrigue dans un cadre ouvrier ou petit bourgeois (les every day people, sauf dans Faces et Opening Night), caméra à l’épaule (de style “documentaire”), acteurs non professionnels (dans Faces, par exemple : Lynn Carlin, qui tient le rôle de Maria Forst, n’avait jamais joué au cinéma ni au théâtre), etc. Cependant, Cassavetes n’en fera pas un credo, et demeurera hors l’enclos idéologique, préférant construire ses films sur la base d’une expérience humaine, émotive, qui sera la seule motivation des principes esthétiques ci-haut mentionnés. Et c’est en cela qu’ils dépassent l’esthétique chez Cassavetes, alors qu’ils s’y enferrent chez les avant-gardistes, puisqu’ils ne sous-tendent souvent rien, ou que de prétendues innovations :
On ne succombe pas […] chez Cassavetes, à la tentation du beau plan. Le plan, la caméra, le réalisateur sont d’abord au service des acteurs, de leurs sentiments, de l’action, de la narration. Jamais une situation n’est prétexte à une innovation formelle ou esthétique.[[Gavron, Laurence et Denis Lenoir. John Cassavetes, Éditions Payot et Rivages/Cinéma, Paris, 1995, p.19. ]]
Cassavetes, à l’époque, commence à connaître les premières joies de la célébrité, en tant qu’acteur, et c’est ainsi considéré qu’il fera paraître Shadows. C’est le critique et cinéaste Jonas Mekas qui saluera la sortie de ce premier film, proclamant ses mérites dans Village Voice (revue communautaire de Greenwich Village) et Film culture (sa propre revue). Il présidait ainsi au baptême idéologique de Shadows qui, selon Film culture, ne trahit pas la vie ou le cinéma :
La première date capitale dans cette évolution se situe vers l’automne 1958, lors de la première projection de Shadows réalisé par l’acteur John Cassavetes. Filmé en 16mm pour la modique somme de 15.000 dollars[[On avait amassé les premiers $2000 à la suite d’un appel radiophonique improvisé (!), et contre toute attente… Notons que la version actuellement disponible, la seconde, a coûté $40.000. ]] et ensuite en 35 mm (sic), ce film indiqua clairement les tendances du nouveau cinéma américain et en même temps détruisit le mythe de la production à un million de dollars.[[Mekas, Jonas, op.cit., p.25.]]
Malgré tout surgit la controverse dans les milieux concernés par l’émergence du New american cinema group : les acteurs sont-ils professionnels (Marsolais[[Marsolais, Gilles. L’Aventure du cinéma direct revisitée, Les 400 Coups, Laval, 1997.]] croit que oui, que ça choque au plus haut point puisque, alors qu’ils n’étaient même pas établis, les immuables critères de son “direct” se font brasser la cage…), semi-professionnels ou carrément amateurs (du moins en ce qui concerne quelques-uns d’entre eux, selon le réalisateur lui-même). Il reste que Cassavetes, sans jamais faire officiellement partie du mouvement, sera à son tour influencé par les cinéastes du nouveau documentaire américain comme Lionel Rogosin, Morris Engel et Shirley Clarke, et que, qu’il y ait contribué ou non, la relation floue qu’il entretint avec le mouvement fut hautement stimulante pour tous ses protagonistes :
Comme eux, il a envie de filmer la vraie vie des gens authentiques, il descend dans la rue, hors des studios, il filme en toute liberté. Pourtant, il tient aussi à raconter une histoire et se démarque très vite de l’école expérimentale et documentaire de Shadows, dans cette manière de combler le no man’s land entre documentaire et fiction, ou de retrouver le documentaire par le biais de la fiction […][[Jousse, Thierry. John Cassavetes, Éditions de l’Étoile/Cahiers du Cinéma, Paris, 1989, p.27.]]
Comme nous l’avons déjà dit, cette citation nous montre que Shadows contient en germe tout le cinéma de Cassavetes et doit être considéré plutôt comme un point de départ que comme un paradis perdu.
L’improvisation et l’acteur : vers une expérience émotionnelle
Il faut préciser que les chantres des écoles du cinéma direct (Marsolais) et du New american cinema group (Mekas) ne louangent que la première version du film, traitant la seconde de “bâtarde”. À cet effet notamment pose problème le principe de l’improvisation, Marsolais prétendant, contrairement à Cassavetes, que la seconde version a été rejouée en entier à partir des textes émanant des improvisation qui constituaient la première. En fait, ce que Marsolais (qui nous surprend à rêver au grand film qu’eut été Shadows si Cassavetes avait pu bénéficier d’un équipement léger en son synchrone!) et Mekas considéraient comme des innovations et, par conséquent, des transgressions voulues des règles cinématographiques classiques, est le fruit des conditions de tournage incommodes auxquelles fut soumise l’équipe de Shadows, ainsi que de l’instinct d’un acteur s’essayant à la mise en scène — ce que Mekas affirmera lui-même, toujours à propos de la première version, mais qui nous semble également approprié à la seconde : Ce que Cassavetes obtint fut plus le résultat de son “ignorance” que de ses “connaissances”[[Mekas, Jonas, op.cit., p.27.]]. Car c’est davantage sur le plan de la mise en scène, de la direction d’acteurs que Cassavetes considère l’importance de Shadows que sur celui des innovations techniques, qui résultèrent pour la plupart de l’impossibilité de résoudre certains problèmes, notamment en ce qui concerne la bande-son[[Dans I’m almost not crazy… John Cassavetes : the man and his work (documentaire de Michael Ventura, États-Unis, 1989), Cassavetes raconte qu’il avait passé quatre mois à essayer d’éliminer les bruits de danse à claquettes et la musique de Sinatra qui émanaient du studio que louait une compagnie de danse, au-dessous duquel certaines scènes de Shadows avaient été filmées. Or, à Londres, les critiques crièrent au génie à propos de ces bruits parasites, innovation incomparable, etc.]]. C’est d’ailleurs dans ce sens que va le commentaire de Maurice McEndree et Seymour Cassel, tel que rapporté par Cassavetes :
Après vision de la première version de Shadows, je réexaminai la situation et déclarai : “Oui, j’ai vraiment perdu les pédales.” Mon producteur Maurice Mc Endree et Seymour Cassel vinrent me trouver ensemble et m’expliquèrent : “Écoute, John, il va falloir retourner certaines scènes. Nous avons en toi toute la confiance du monde… mais tu es un amateur.” Je m’inclinai et nous nous remîmes au travail et j’essayai de filmer du point de vue de l’acteur. Et je crois que nous avons réussi, car les acteurs sont magnifiques, alors qu’auparavant on n’arrivait pas à les reconnaître derrière tous ces arbres et ces voitures.[[Cassavetes, John. “Derrière la caméra” in Cahiers du cinéma, n.109, Paris, mai 1961, p.2 – 3. ]]
Shadows fut véritablement une expérience émotionnelle, autant pour le spectateur que pour l’équipe qui le tourna et le joua. C’est dans ce sens que va le commentaire de Ben, lors de la visite au musée, à son ami qui l’accuse de ne rien comprendre à l’art : It’s not a question of understanding it. If you feel it you feel it, stupid ! Cassavetes confirme ainsi que l’émotion doit avoir préséance sur la compréhension, de même que l’acteur sur la technique :
Je n’ai rien choisi ni retenu, les événements se sont produits. Et ces événements étaient plus naturels, parce que réels. Ils n’émanaient pas de moi, ni de la caméra. Ils émanaient des gens qui les créaient, car dans la vie vous vivez, et dans n’importe quel spectacle vous créez. […] La vraie différence entre Shadows et les autres films, c’est que Shadows émane de ses personnages, alors que, dans les autres films, les personnages émanent de l’histoire. Je ne pense pas qu’on puisse parler d’improvisation, ce n’est qu’une méthode. L’originalité de Shadows, je crois, est dans le contact immédiat qui se crée entre le public et les personnages : il communie avec eux, et non avec des prouesses techniques.[[Ibid., p.2. On croirait lire les propos d’un théoricien du néo-réalisme italien, dont plusieurs critiques s’entendent pour dire que ce mouvement constitue l’une des influences majeures de Cassavetes.]]
On le voit, même pour Cassavetes et malgré ce qu’affirme le générique final, le statut de l’improvisation dans Shadows reste on ne peut plus flou. Mais ce qu’il faut retenir encore une fois, c’est probablement la subordination de la “méthode” à l’individu qu’est l’acteur et à l’expérience émotionnelle qui émanera du film.
…je m’intéresse plus aux gens qui travaillent avec moi qu’au film lui-même, qu’au cinéma. Pour moi la création d’un film passe par tous ceux qui y participent. […] Je ne suis pas responsable du film que dans la mesure où tous ceux qui participent au film veulent s’y exprimer eux-mêmes, et ressentent leur participation au film comme essentielle pour eux d’abord.[[Labarthe, André S. “Entretien avec John Cassavetes” in Cahiers du cinéma, n.205, Paris, oct.1968, p.35 – 37. ]]
Malgré l’improvisation, les techniques de réalisation, de financement, etc., l’oeuvre de Cassavetes, d’un bout à l’autre, est un cinéma de l’acteur, qui est seul capable, dans tout le processus cinématographique, de transmettre des émotions, une expérience de vie telle que le film devrait en être une : Dans Shadows, c’est la vie même que capte Cassavetes sans la passer au tamis de la logique organisatrice et normative[[Mathon, Sylvain. “Shadows” in Positif, n.377, Paris, juin 1992, p.92. ]]. Dans I’m almost not crazy[[Cf. note 9.]], Cassavetes, entre deux scènes du tournage de Love Streams (1984), observe les gestes de deux techniciens qui jouent avec une balle de tennis, et insiste sur le fait que, ces gestes incroyables, ils n’auraient probablement pas été capables de les exécuter si on le leur avait demandé. Cette anedocte permet d’insister encore une fois sur l’importance de l’instinct de l’acteur, qui investit son personnage de sa propre expérience, tel que le prônait l’Actor’s studio que fréquenta, un temps, Cassavetes. Nous l’avons déjà mentionné, Cassavetes fut d’abord acteur, et Shadows est le résultat d’une expérience collective de formation d’acteurs, ce que remarque à juste titre Nico Papatkis, qui le compare à la commedia dell’arte :
Tout comme dans cette dernière, les interprètes [de Shadows] faisaient partie d’un même atelier [que Cassavetes] dirigeait, […] avaient l’habitude de travailler ensemble, durant une période allant de douze à vingt-quatre mois, selon des règles et une discipline qui ne cédaient en rien à celles prévalant à la formation d’une ou d’un acteur de théâtre classique. [[Papatkis, Nico. “Avec les moyens du bord” in Positif, n.377, Paris, juin 1992, p.91. ]]
L’influence de l’Actor’s studio se fait grandement sentir dans Shadows, non seulement dans la direction d’acteurs mais également dans la conscience de l’importance de cette école dans l’évolution du cinéma américain. En effet, Ben, avec son blouson de cuir, ses poses caractéristiques et ses tics nerveux, rappelle James Dean auquel la référence se trouve renforcée par le fait que Tony Ray (Tony) est le fils de Nicholas Ray : commentaire autoréflexif et conscience de l’héritage cinématographique, marques de la modernité de ce film. En ce sens, on pourrait également parler de la dissolution de l’intrigue, autre apanage de l’esthétique moderne, ou à tout le moins d’une intrigue qui ne se donne pas au spectateur sans que celui-ci effectue un certain effort d’analyse :
Un des traits originaux, et très personnels, de Shadows est son refus obstiné d’énoncer sa thématique. (On ne pourra jamais dire qu’un film de Cassavetes est sur quoi que ce soit, tout ce qu’on peut dire est qu’il est sur des personnages.) Ainsi on y voit des rapports entre des Noirs et des Blancs, mais le problème racial n’est jamais évoqué.[[Coursodon, Jean-Pierre et Bertrand Tavernier. 50 ans de cinéma américain, Nathan, Paris, 1995, p.354.]]
Affirmer son indépendance
Voici ainsi réunies les diverses caractéristiques de tous les films à venir. Après Shadows, Cassavetes est convié à démontrer sa maestria à Hollywood, où il réalisera Too Late Blues (1961) et A Child is Waiting (1963) en plus de quelques frasques télévisuelles, qui le convainquent que là n’est pas sa voie[[Cependant, Thierry Jousse, op. cit., p.26, explique que Cassavetes, comme il y a beaucoup travaillé, aurait subi, avant même la réalisation de Shadows, l’influence de la télévision : Tournages rapides contraintes spatio-temporelles, jeunes comédiens, matériel léger, telles sont les caractéristiques de la télévision américaine, au milieu des années 50. on n’est pas loin de Shadows. Gloria (1980) est sans doute celui des films de Cassavetes qui emprunte le plus à l’esthétique télévisuelle, en l’occurrence aux séries policières des années 70, autant dans le traitement que dans l’intrigue (un peu à l’eau de rose, “à la Hollywood”). ]]. Malgré les mauvaises expériences que représentent pour lui ces deux films, Cassavetes demeurera à Hollywood : l’argent qu’il amasse grâce à ses diverses performances d’acteur[[Entre autres dans The Killers de Don Siegel (1964), The Dirty Dozen de Robert Aldrich (1967), Rosemary’s Baby de Roman Polanski (1968) et Gli Intoccabili de Giuliano Montaldo (1968).]] lui permettra de réaliser Faces en 1968, sans recourir aux facilités hollywoodiennes, et ce dans le seul but de conserver sa totale indépendance face aux producteurs et aux impératifs commerciaux de la grande industrie. En effet, l’une des principales frustrations de Cassavetes lors de son expérience hollywoodienne fut qu’on lui retira le travail de montage, ce qui était généralement la règle dans les studios. Lors de la création de Faces, le travail artisanal (outre le tournage en lieux réels, souvent chez les Cassavetes, deux ans et demie de montage dans leur garage!) fut donc une façon, pour le réalisateur, de conserver un contrôle total sur son film, mais s’inscrit également dans une perspective propre à Cassavetes, qui veut que le film soit avant tout une expérience collective : Acte collectif, intimement lié à tous les stades de la création du film […], le montage est moins l’instance qui donne au film sa forme définitive, qu’une manière de poursuivre l’expérimentation de l’écriture et du tournage.[[Jousse, Thierry, op.cit., p.37. ]]
Faces situe, comme tous les films de Cassavetes dont il a lui-même écrit le scénario, sa problématique dans le champ des émotions, et de façon tout aussi subtile et implicite que Shadows. Ce film explore au peigne fin une région infiniment ténue de l’angoisse dans les rapports qu’entretiennent, par l’intermédiaire de leurs frasques extra-conjugales, un mari et sa femme. Ce qui caractérise ce film et contribue à l’angoisse, c’est l’importance accordée à la durée, toujours très importante dans les films de Cassavetes, alors que l’espace se trouve habituellement réduit à sa plus simple expression : peu d’extérieurs, beaucoup de gros plans qui ramènent le décor à deux dimensions, et cela toujours dans le but de mettre l’accent sur l’expression, les visages, les regards, etc. vecteurs de l’émotion :
…le personnage est réduit à ses propres attitudes corporelles, et ce qui doit en sortir, c’est le gestus, c’est-à-dire un “spectacle”, une théâtralisation ou une dramatisation qui vaut pour toute intrigue. Faces se construit sur les attitudes du corps présentées comme des visages allant jusqu’à la grimace, exprimant l’attente, la fatigue, le vertige, la dépression.[[Deleuze, Gilles. Cinéma 2. L’image-temps, Éditions de Minuit, Paris, 1985, p.250.]]
C’est en ce sens que la durée prend toute son importance, puisqu’elle tend vers le “temps réel”, et donne ainsi l’impression au spectateur de vivre avec les personnages, en direct, la tension à laquelle ils sont soumis.
Les personnages se constituent geste à geste et mot à mot, à mesure que le film avance [Faces, en l’occurrence], ils se fabriquent eux-mêmes, le tournage agissant sur eux comme un révélateur, chaque progrès du film leur permettant un nouveau développement de leur comportement, leur durée propre coïncidant très exactement avec celle du film.[[Comolli, Jean-Louis. “Dos à dos” in Cahiers du cinéma, n.205, Paris, oct.1968, cité par Gilles Deleuze, op.cit., p.251. ]]
Par exemple, prenons ce passage de Faces où Chet (Seymour Cassel), dans le salon des Forst en compagnie de Maria (Lynn Carlin) et ses amies, danse et finit par se faire gifler : moment de honte, d’angoisse auquel tout le monde voudrait se soustraire, les personnages comme le spectateur, et que Cassavetes nous fait vivre en temps réel, sans rien nous épargner. L’instant, ou encore l’événement pur, son surgissement, sa durée, son intensité, c’est la matière même du cinéma de Cassavetes.[[Jousse, Thierry, op. cit., p.103. ]]
Le film comme épreuve
Husbands (1970) se situe dans la même veine, Cassavetes y utilise au maximum le plan-séquence, justement pour nous faire éprouver la durée de ces scènes (il résume à merveille le propos de son film et en justifie ainsi la forme : Le sujet du film, c’est le manque d’action.[[Carney, Raymond. John Cassavetes, Autoportraits, Éditions de l’Étoile/Cahiers du Cinéma, Paris, 1992, p.24. ]]), vécues “comme autant d’épreuves de vérité” selon Hervé Le Roux, pour le spectateur comme pour l’acteur : …alors que […] la caméra continuera d’enregistrer, on finira le magasin, quitte à prendre l’acteur en pleine chute, en pleine descente […]; les acteurs de Cassavetes se défont pendant la prise, sous nos yeux, comme “en direct”.[[Le Roux, Hervé. “L’être-chair” in Cahiers du cinéma, n.389, Paris, nov.1986, p.62. Jousse, ]] Le filmage va dans ce sens et contribue à amplifier les diverses émotions et l’incertitude, l’instabilité qui forment la trame des films de Cassavetes.
Chaque moment recèle un inachèvement potentiel, une possibilité de bifurcation qui s’actualise ou non dans l’instant suivant. D’un plan ou d’une séquence de Cassavetes, on ne peut jamais prévoir quand il va prendre fin, ni déduire ce qui va suivre. Le devenir n’est pas un modèle théorique plaqué sur l’objet-film. Il est généré par le mouvement interne du cinéma.[[Thierry, op.cit., p.110. ]]
En outre, dans le même sens que Le Roux, on pourrait affirmer qu’il s’agit là d’un cinéma du risque : dans cette conception du tournage, l’acteur se trouve dans la même position que le personnage qu’il incarne, souvent en train de risquer le tout pour le tout. Dans Minnie and Moskowitz (1971), la folie de Seymour (Seymour Cassel) et l’angoisse de Minnie (Gena Rowlands) ne peuvent coexister sans un fort potentiel de risque et d’instabilité. Minnie procédera d’ailleurs à un long monologue critique sur le romantisme hollywoodien (I think that movies are a conspiracy… I mean it ! They’re actually a conspiracy because they set you up, dira-t-elle), qui dénonce cette impression que donne le cinéma que tout va toujours bien et qui semble constituer une sorte de manifeste pour ce cinéma du risque que défend Cassavetes. C’est ce qui se passe également dans Woman Under the Influence (1975) et Love Streams (1984), où une femme risque tout ce qu’elle a (l’amour) pour ce qu’elle n’a pas (l’amour), et dans Opening Night (1978) où tout semble basculer autour de Myrtle (Gena Rowlands), en même temps semble-t-il que la pièce qu’on tente d’y mettre en scène et dont on se demande tout au long du film si on arrivera à la jouer. Et c’est précisément cette incertitude qui qualifie tous les films de Cassavetes, puisqu’elle les structure tous, aussi paradoxal que cela puisse paraître.
En effet, The Second Woman, la pièce à l’élaboration de laquelle on assiste dans Opening Night, semble se modifier au gré des événements qui jalonnent sa mise en scène, et prend l’allure d’un work in progress, tout à fait, au demeurant, dans la manière de Cassavetes : le plan de travail [de Opening Night] fut régulièrement modifié au moment même du tournage, intégrant des séquences filmées d’une façon impromptue pendant les répétitions mêmes.[[Marsolais, Gilles, op.cit., p.79. ]] On retrouve là l’intrigue même du film : l’auteure de la pièce n’a pas son mot à dire plus que les acteurs, qui annulent des répétitions, modifient certaines scènes et refusent d’en jouer d’autres, etc.; comme si le cinéma de Cassavetes n’était pas prédéterminé par un scénario, ou alors comme si rien au départ n’était strictement déterminé dans l’intrigue. Comme la vie, la famille dans ces moments de folie (tout aussi créatrice que destructrice) de Woman Under the Influence et Love Streams, le tournage du film vois son paisible cours troublé par de multiples aléas ; aventure que l’on pourrait résumer ainsi : le film, c’est la vie.
Le film, c’est la vie : un réalisme de l’instabilité
La frontière entre fiction et réalité, entre le film (ou le spectacle) et la vie, est souvent difficile à déterminer : Rachel (Azizi Johari), dans The Killing of a Chinese Bookie (1978), fait une crise de jalousie lorsqu’elle découvre sons amant et patron, Cosmo Vitelli (Ben Gazzara), faisant passer une audition à une jeune fille qui veut danser dans son club de strip-tease ; Myrtle, dans Opening Night, ne fait pas la différence entre la pièce et la vie à propos de cette gifle que doit lui donner son ancien amant et compagnon de jeu, Maurice interprété par John Cassavetes. Ce genre d’irruption de l’auteur dans le film, en tant qu’acteur, est relativement fréquent chez Cassavetes et constitue souvent une forme de prise de position : dans Shadows, il joue le rôle d’un passant qui défend Lelia contre un agresseur, dans la rue ; dans Love Streams, le spectateur ne connaît que très tard la véritable nature de la relation qui unit Robert Harmon (John Cassavetes) et Sarah Lawson (Gena Rowlands), le frère et la soeur dont on se demande s’ils ne sont pas amants, ambiguïté que la véritable relation Cassavetes-Rowlands contribue à entretenir ; dans Minnie and Moskowitz (1971), Cassavetes incarne le personne de Jim, le salaud par excellence, amant marié de Minnie et père de trois enfants qui bat sa maîtresse. Or, dans ce dernier cas, son nom ne figure pas au générique des acteurs, comme si Cassavetes le salaud faisait irruption dans son film pour battre sa femme et la forcer à l’action, la pousser dans les bras de Seymour afin que le film puisse exister. Le réalisateur se trouve donc présent même dans la diégèse, comme par effraction.
Cette instabilité du film continuera même, dans certains cas, au-delà de la première projection publique : on répertorie (sans qu’elles soient pourtant disponibles) deux versions de Shadows, de Faces, de Husbands et de Killing of a Chinese Bookie (chacune des deux versions constituée de prises différentes), mais le plus bel exemple de ce genre de redécoupage concerne Love Streams. Après une première projection en salle qui connut un vif succès, sous le prétexte de ne pas vouloir donner au public ce qu’il attendait, Cassavetes décida de modifier complètement les 30 dernières minutes du film…
Comme la vie, le film refuse cette condensation du sens à laquelle procède habituellement l’oeuvre cinématographique (littéraire, théâtrale), refuse de livrer un sens et une vérité définitifs : on reste chaque instant dans l’hypothétique, le non fini ; impression que vient accentuer l’ambiguïté qui règne, depuis Shadows, entre réalité et fiction. Et c’est probablement dans ce rapport étroit et souvent difficile à déterminer entre le film et la vie qu’il faudrait chercher la définition de ce réalisme auquel Cassavetes prétend ne pas pouvoir échapper.
Patrice Lessard
Source de l’article : artifice