Regard sur John Cassavetes

"Shadows" est le résultat d'une expérience collective de formation d'acteurs, et contient en germe la méthode, l'approche, les techniques de mise en scène que développera Cassavetes dans ses films ultérieurs.

De toute l’oeuvre de John Cas­sa­vetes, c’est à Sha­dows que la cri­tique accorde incon­tes­ta­ble­ment le plus de place. Il semble dif­fi­cile, en effet, de faire autre­ment, puisque ce film contient en germe la méthode, l’ap­proche, les tech­niques de mise en scène que déve­lop­pe­ra Cas­sa­vetes dans ses films ultérieurs.

Cepen­dant, contrai­re­ment à ce qu’in­si­nuent cer­tains com­men­ta­teurs (Gilles Mar­so­lais, Jonas Mekas), soit que Sha­dows consti­tue un som­met qui ne sera jamais plus atteint par Cas­sa­vetes qui consen­ti­ra dès après ce chef-d’oeuvre aux com­pro­mis impo­sés par Hol­ly­wood, nous croyons que Sha­dows doit être consi­dé­ré comme un point de départ.

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Émer­gence de Shadows

On se situe à une époque tumul­tueuse de l’his­toire du ciné­ma : alors que la sclé­rose hol­ly­woo­dienne a la main­mise sur tous les ciné­mas natio­naux de l’Em­pire amé­ri­cain, les nou­velles vagues déferlent, dont celle qui eut le plus d’in­fluence sur le ciné­ma “indé­pen­dant” amé­ri­cain : la Nou­velle Vague fran­çaise. En effet, bien que les contextes de pro­duc­tion, avant même la venue des Godard, Truf­faut, Cha­brol, fussent com­plè­te­ment dif­fé­rents en France et aux États-Unis, c’est cette nou­velle façon de finan­cer les films propre à la Nou­velle Vague qui don­ne­ra une lueur d’es­poir au Nou­veau ciné­ma amé­ri­cain ; et la crise rela­tive qui ébran­lait tou­jours Hol­ly­wood vers la fin des années 50 ali­men­te­ra cette lueur :

Berg­man et la Nou­velle Vague ont tiré les cri­tiques amé­ri­cains et le public d’une longue léthar­gie. […] L’en­thou­siasme du public sti­mule et ins­pire les nou­veaux cinéastes. Ils savent que dans ce cli­mat leurs chances d’ob­te­nir des faci­li­tés de finan­ce­ment et de dis­tri­bu­tion s’ac­croissent. […] Pour pou­voir s’ex­pri­mer en liber­té, pour deve­nir un art per­son­nel, le ciné­ma ne doit plus comp­ter sur la col­la­bo­ra­tion des salles com­mer­ciales ou la béné­dic­tion de l’industrie.[[Mekas, Jonas. “Le Nou­veau ciné­ma amé­ri­cain. Ten­dances et cli­mats.” in Cahiers du ciné­ma, n.108, Paris, juin 1968, p.24.]]

Mais au-delà de l’as­pect finan­cier, on consi­dé­re­ra l’im­por­tance, en plus de la Nou­velle Vague fran­çaise, du “free cine­ma” anglais, dans l’é­la­bo­ra­tion d’une poli­tique de l’au­teur et d’un cer­tain nombre de cri­tères esthétiques :

…réa­li­ser une série de longs métrages remar­quables par l’es­prit nou­veau, “réa­liste”, qui les [Reisz Ander­son, Richard­son] anime et par leur tech­nique, beau­coup plus proche du docu­men­taire que du film de fic­tion. Intrigues réduites à peu de choses, refus de la cou­leur, emploi d’ac­teurs non pro­fes­sion­nels, sujets choi­sis dans la vie urbaine […] la plus contem­po­raine et la plus ordi­naire et dans des milieux qui ne sont pas ceux de la bour­geoi­sie […][[Noguez, Domi­nique. Une renais­sance du ciné­ma : le ciné­ma “under­ground” amé­ri­cain, Klinck­sieck, Paris, 1985, p.22 – 23.]]

On voit dans ces prin­cipes de réa­li­sa­tion plu­sieurs aspects fon­da­men­taux de l’art de Cas­sa­vetes : ténui­té de l’in­trigue dans un cadre ouvrier ou petit bour­geois (les eve­ry day people, sauf dans Faces et Ope­ning Night), camé­ra à l’é­paule (de style “docu­men­taire”), acteurs non pro­fes­sion­nels (dans Faces, par exemple : Lynn Car­lin, qui tient le rôle de Maria Forst, n’a­vait jamais joué au ciné­ma ni au théâtre), etc. Cepen­dant, Cas­sa­vetes n’en fera pas un cre­do, et demeu­re­ra hors l’en­clos idéo­lo­gique, pré­fé­rant construire ses films sur la base d’une expé­rience humaine, émo­tive, qui sera la seule moti­va­tion des prin­cipes esthé­tiques ci-haut men­tion­nés. Et c’est en cela qu’ils dépassent l’es­thé­tique chez Cas­sa­vetes, alors qu’ils s’y enferrent chez les avant-gar­distes, puis­qu’ils ne sous-tendent sou­vent rien, ou que de pré­ten­dues innovations :

On ne suc­combe pas […] chez Cas­sa­vetes, à la ten­ta­tion du beau plan. Le plan, la camé­ra, le réa­li­sa­teur sont d’a­bord au ser­vice des acteurs, de leurs sen­ti­ments, de l’ac­tion, de la nar­ra­tion. Jamais une situa­tion n’est pré­texte à une inno­va­tion for­melle ou esthétique.[[Gavron, Lau­rence et Denis Lenoir. John Cas­sa­vetes, Édi­tions Payot et Rivages/Cinéma, Paris, 1995, p.19. ]]

Cas­sa­vetes, à l’é­poque, com­mence à connaître les pre­mières joies de la célé­bri­té, en tant qu’ac­teur, et c’est ain­si consi­dé­ré qu’il fera paraître Sha­dows. C’est le cri­tique et cinéaste Jonas Mekas qui salue­ra la sor­tie de ce pre­mier film, pro­cla­mant ses mérites dans Vil­lage Voice (revue com­mu­nau­taire de Green­wich Vil­lage) et Film culture (sa propre revue). Il pré­si­dait ain­si au bap­tême idéo­lo­gique de Sha­dows qui, selon Film culture, ne tra­hit pas la vie ou le cinéma :

La pre­mière date capi­tale dans cette évo­lu­tion se situe vers l’au­tomne 1958, lors de la pre­mière pro­jec­tion de Sha­dows réa­li­sé par l’ac­teur John Cas­sa­vetes. Fil­mé en 16mm pour la modique somme de 15.000 dollars[[On avait amas­sé les pre­miers $2000 à la suite d’un appel radio­pho­nique impro­vi­sé (!), et contre toute attente… Notons que la ver­sion actuel­le­ment dis­po­nible, la seconde, a coû­té $40.000. ]] et ensuite en 35 mm (sic), ce film indi­qua clai­re­ment les ten­dances du nou­veau ciné­ma amé­ri­cain et en même temps détrui­sit le mythe de la pro­duc­tion à un mil­lion de dollars.[[Mekas, Jonas, op.cit., p.25.]]

Mal­gré tout sur­git la contro­verse dans les milieux concer­nés par l’é­mer­gence du New ame­ri­can cine­ma group : les acteurs sont-ils pro­fes­sion­nels (Marsolais[[Marsolais, Gilles. L’A­ven­ture du ciné­ma direct revi­si­tée, Les 400 Coups, Laval, 1997.]] croit que oui, que ça choque au plus haut point puisque, alors qu’ils n’é­taient même pas éta­blis, les immuables cri­tères de son “direct” se font bras­ser la cage…), semi-pro­fes­sion­nels ou car­ré­ment ama­teurs (du moins en ce qui concerne quelques-uns d’entre eux, selon le réa­li­sa­teur lui-même). Il reste que Cas­sa­vetes, sans jamais faire offi­ciel­le­ment par­tie du mou­ve­ment, sera à son tour influen­cé par les cinéastes du nou­veau docu­men­taire amé­ri­cain comme Lio­nel Rogo­sin, Mor­ris Engel et Shir­ley Clarke, et que, qu’il y ait contri­bué ou non, la rela­tion floue qu’il entre­tint avec le mou­ve­ment fut hau­te­ment sti­mu­lante pour tous ses protagonistes :

Comme eux, il a envie de fil­mer la vraie vie des gens authen­tiques, il des­cend dans la rue, hors des stu­dios, il filme en toute liber­té. Pour­tant, il tient aus­si à racon­ter une his­toire et se démarque très vite de l’é­cole expé­ri­men­tale et docu­men­taire de Sha­dows, dans cette manière de com­bler le no man’s land entre docu­men­taire et fic­tion, ou de retrou­ver le docu­men­taire par le biais de la fic­tion […][[Jousse, Thier­ry. John Cas­sa­vetes, Édi­tions de l’Étoile/Cahiers du Ciné­ma, Paris, 1989, p.27.]]

Comme nous l’a­vons déjà dit, cette cita­tion nous montre que Sha­dows contient en germe tout le ciné­ma de Cas­sa­vetes et doit être consi­dé­ré plu­tôt comme un point de départ que comme un para­dis perdu.

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L’im­pro­vi­sa­tion et l’ac­teur : vers une expé­rience émotionnelle

Il faut pré­ci­ser que les chantres des écoles du ciné­ma direct (Mar­so­lais) et du New ame­ri­can cine­ma group (Mekas) ne louangent que la pre­mière ver­sion du film, trai­tant la seconde de “bâtarde”. À cet effet notam­ment pose pro­blème le prin­cipe de l’im­pro­vi­sa­tion, Mar­so­lais pré­ten­dant, contrai­re­ment à Cas­sa­vetes, que la seconde ver­sion a été rejouée en entier à par­tir des textes éma­nant des impro­vi­sa­tion qui consti­tuaient la pre­mière. En fait, ce que Mar­so­lais (qui nous sur­prend à rêver au grand film qu’eut été Sha­dows si Cas­sa­vetes avait pu béné­fi­cier d’un équi­pe­ment léger en son syn­chrone!) et Mekas consi­dé­raient comme des inno­va­tions et, par consé­quent, des trans­gres­sions vou­lues des règles ciné­ma­to­gra­phiques clas­siques, est le fruit des condi­tions de tour­nage incom­modes aux­quelles fut sou­mise l’é­quipe de Sha­dows, ain­si que de l’ins­tinct d’un acteur s’es­sayant à la mise en scène — ce que Mekas affir­me­ra lui-même, tou­jours à pro­pos de la pre­mière ver­sion, mais qui nous semble éga­le­ment appro­prié à la seconde : Ce que Cas­sa­vetes obtint fut plus le résul­tat de son “igno­rance” que de ses “connaissances”[[Mekas, Jonas, op.cit., p.27.]]. Car c’est davan­tage sur le plan de la mise en scène, de la direc­tion d’ac­teurs que Cas­sa­vetes consi­dère l’im­por­tance de Sha­dows que sur celui des inno­va­tions tech­niques, qui résul­tèrent pour la plu­part de l’im­pos­si­bi­li­té de résoudre cer­tains pro­blèmes, notam­ment en ce qui concerne la bande-son[[Dans I’m almost not cra­zy… John Cas­sa­vetes : the man and his work (docu­men­taire de Michael Ven­tu­ra, États-Unis, 1989), Cas­sa­vetes raconte qu’il avait pas­sé quatre mois à essayer d’é­li­mi­ner les bruits de danse à cla­quettes et la musique de Sina­tra qui éma­naient du stu­dio que louait une com­pa­gnie de danse, au-des­sous duquel cer­taines scènes de Sha­dows avaient été fil­mées. Or, à Londres, les cri­tiques crièrent au génie à pro­pos de ces bruits para­sites, inno­va­tion incom­pa­rable, etc.]]. C’est d’ailleurs dans ce sens que va le com­men­taire de Mau­rice McEn­dree et Sey­mour Cas­sel, tel que rap­por­té par Cassavetes :

Après vision de la pre­mière ver­sion de Sha­dows, je réexa­mi­nai la situa­tion et décla­rai : “Oui, j’ai vrai­ment per­du les pédales.” Mon pro­duc­teur Mau­rice Mc Endree et Sey­mour Cas­sel vinrent me trou­ver ensemble et m’ex­pli­quèrent : “Écoute, John, il va fal­loir retour­ner cer­taines scènes. Nous avons en toi toute la confiance du monde… mais tu es un ama­teur.” Je m’in­cli­nai et nous nous remîmes au tra­vail et j’es­sayai de fil­mer du point de vue de l’ac­teur. Et je crois que nous avons réus­si, car les acteurs sont magni­fiques, alors qu’au­pa­ra­vant on n’ar­ri­vait pas à les recon­naître der­rière tous ces arbres et ces voitures.[[Cassavetes, John. “Der­rière la camé­ra” in Cahiers du ciné­ma, n.109, Paris, mai 1961, p.2 – 3. ]]

Sha­dows fut véri­ta­ble­ment une expé­rience émo­tion­nelle, autant pour le spec­ta­teur que pour l’é­quipe qui le tour­na et le joua. C’est dans ce sens que va le com­men­taire de Ben, lors de la visite au musée, à son ami qui l’ac­cuse de ne rien com­prendre à l’art : It’s not a ques­tion of unders­tan­ding it. If you feel it you feel it, stu­pid ! Cas­sa­vetes confirme ain­si que l’é­mo­tion doit avoir pré­séance sur la com­pré­hen­sion, de même que l’ac­teur sur la technique :

Je n’ai rien choi­si ni rete­nu, les évé­ne­ments se sont pro­duits. Et ces évé­ne­ments étaient plus natu­rels, parce que réels. Ils n’é­ma­naient pas de moi, ni de la camé­ra. Ils éma­naient des gens qui les créaient, car dans la vie vous vivez, et dans n’im­porte quel spec­tacle vous créez. […] La vraie dif­fé­rence entre Sha­dows et les autres films, c’est que Sha­dows émane de ses per­son­nages, alors que, dans les autres films, les per­son­nages émanent de l’his­toire. Je ne pense pas qu’on puisse par­ler d’im­pro­vi­sa­tion, ce n’est qu’une méthode. L’o­ri­gi­na­li­té de Sha­dows, je crois, est dans le contact immé­diat qui se crée entre le public et les per­son­nages : il com­mu­nie avec eux, et non avec des prouesses tech­niques.[[Ibid., p.2. On croi­rait lire les pro­pos d’un théo­ri­cien du néo-réa­lisme ita­lien, dont plu­sieurs cri­tiques s’en­tendent pour dire que ce mou­ve­ment consti­tue l’une des influences majeures de Cassavetes.]]

On le voit, même pour Cas­sa­vetes et mal­gré ce qu’af­firme le géné­rique final, le sta­tut de l’im­pro­vi­sa­tion dans Sha­dows reste on ne peut plus flou. Mais ce qu’il faut rete­nir encore une fois, c’est pro­ba­ble­ment la subor­di­na­tion de la “méthode” à l’in­di­vi­du qu’est l’ac­teur et à l’ex­pé­rience émo­tion­nelle qui éma­ne­ra du film.

…je m’in­té­resse plus aux gens qui tra­vaillent avec moi qu’au film lui-même, qu’au ciné­ma. Pour moi la créa­tion d’un film passe par tous ceux qui y par­ti­cipent. […] Je ne suis pas res­pon­sable du film que dans la mesure où tous ceux qui par­ti­cipent au film veulent s’y expri­mer eux-mêmes, et res­sentent leur par­ti­ci­pa­tion au film comme essen­tielle pour eux d’abord.[[Labarthe, André S. “Entre­tien avec John Cas­sa­vetes” in Cahiers du ciné­ma, n.205, Paris, oct.1968, p.35 – 37. ]]

Mal­gré l’im­pro­vi­sa­tion, les tech­niques de réa­li­sa­tion, de finan­ce­ment, etc., l’oeuvre de Cas­sa­vetes, d’un bout à l’autre, est un ciné­ma de l’ac­teur, qui est seul capable, dans tout le pro­ces­sus ciné­ma­to­gra­phique, de trans­mettre des émo­tions, une expé­rience de vie telle que le film devrait en être une : Dans Sha­dows, c’est la vie même que capte Cas­sa­vetes sans la pas­ser au tamis de la logique orga­ni­sa­trice et normative[[Mathon, Syl­vain. “Sha­dows” in Posi­tif, n.377, Paris, juin 1992, p.92. ]]. Dans I’m almost not cra­zy[[Cf. note 9.]], Cas­sa­vetes, entre deux scènes du tour­nage de Love Streams (1984), observe les gestes de deux tech­ni­ciens qui jouent avec une balle de ten­nis, et insiste sur le fait que, ces gestes incroyables, ils n’au­raient pro­ba­ble­ment pas été capables de les exé­cu­ter si on le leur avait deman­dé. Cette ane­docte per­met d’in­sis­ter encore une fois sur l’im­por­tance de l’ins­tinct de l’ac­teur, qui inves­tit son per­son­nage de sa propre expé­rience, tel que le prô­nait l’Actor’s stu­dio que fré­quen­ta, un temps, Cas­sa­vetes. Nous l’a­vons déjà men­tion­né, Cas­sa­vetes fut d’a­bord acteur, et Sha­dows est le résul­tat d’une expé­rience col­lec­tive de for­ma­tion d’ac­teurs, ce que remarque à juste titre Nico Papat­kis, qui le com­pare à la com­me­dia dell’arte :

Tout comme dans cette der­nière, les inter­prètes [de Sha­dows] fai­saient par­tie d’un même ate­lier [que Cas­sa­vetes] diri­geait, […] avaient l’ha­bi­tude de tra­vailler ensemble, durant une période allant de douze à vingt-quatre mois, selon des règles et une dis­ci­pline qui ne cédaient en rien à celles pré­va­lant à la for­ma­tion d’une ou d’un acteur de théâtre clas­sique. [[Papat­kis, Nico. “Avec les moyens du bord” in Posi­tif, n.377, Paris, juin 1992, p.91. ]]

L’in­fluence de l’Actor’s stu­dio se fait gran­de­ment sen­tir dans Sha­dows, non seule­ment dans la direc­tion d’ac­teurs mais éga­le­ment dans la conscience de l’im­por­tance de cette école dans l’é­vo­lu­tion du ciné­ma amé­ri­cain. En effet, Ben, avec son blou­son de cuir, ses poses carac­té­ris­tiques et ses tics ner­veux, rap­pelle James Dean auquel la réfé­rence se trouve ren­for­cée par le fait que Tony Ray (Tony) est le fils de Nicho­las Ray : com­men­taire auto­ré­flexif et conscience de l’hé­ri­tage ciné­ma­to­gra­phique, marques de la moder­ni­té de ce film. En ce sens, on pour­rait éga­le­ment par­ler de la dis­so­lu­tion de l’in­trigue, autre apa­nage de l’es­thé­tique moderne, ou à tout le moins d’une intrigue qui ne se donne pas au spec­ta­teur sans que celui-ci effec­tue un cer­tain effort d’analyse :

Un des traits ori­gi­naux, et très per­son­nels, de Sha­dows est son refus obs­ti­né d’é­non­cer sa thé­ma­tique. (On ne pour­ra jamais dire qu’un film de Cas­sa­vetes est sur quoi que ce soit, tout ce qu’on peut dire est qu’il est sur des per­son­nages.) Ain­si on y voit des rap­ports entre des Noirs et des Blancs, mais le pro­blème racial n’est jamais évoqué.[[Coursodon, Jean-Pierre et Ber­trand Taver­nier. 50 ans de ciné­ma amé­ri­cain, Nathan, Paris, 1995, p.354.]]

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Affir­mer son indépendance

Voi­ci ain­si réunies les diverses carac­té­ris­tiques de tous les films à venir. Après Sha­dows, Cas­sa­vetes est convié à démon­trer sa maes­tria à Hol­ly­wood, où il réa­li­se­ra Too Late Blues (1961) et A Child is Wai­ting (1963) en plus de quelques frasques télé­vi­suelles, qui le convainquent que là n’est pas sa voie[[Cependant, Thier­ry Jousse, op. cit., p.26, explique que Cas­sa­vetes, comme il y a beau­coup tra­vaillé, aurait subi, avant même la réa­li­sa­tion de Sha­dows, l’in­fluence de la télé­vi­sion : Tour­nages rapides contraintes spa­tio-tem­po­relles, jeunes comé­diens, maté­riel léger, telles sont les carac­té­ris­tiques de la télé­vi­sion amé­ri­caine, au milieu des années 50. on n’est pas loin de Sha­dows. Glo­ria (1980) est sans doute celui des films de Cas­sa­vetes qui emprunte le plus à l’es­thé­tique télé­vi­suelle, en l’occurrence aux séries poli­cières des années 70, autant dans le trai­te­ment que dans l’in­trigue (un peu à l’eau de rose, “à la Hol­ly­wood”). ]]. Mal­gré les mau­vaises expé­riences que repré­sentent pour lui ces deux films, Cas­sa­vetes demeu­re­ra à Hol­ly­wood : l’argent qu’il amasse grâce à ses diverses per­for­mances d’acteur[[Entre autres dans The Killers de Don Sie­gel (1964), The Dir­ty Dozen de Robert Aldrich (1967), Rose­ma­ry’s Baby de Roman Polans­ki (1968) et Gli Intoc­ca­bi­li de Giu­lia­no Mon­tal­do (1968).]] lui per­met­tra de réa­li­ser Faces en 1968, sans recou­rir aux faci­li­tés hol­ly­woo­diennes, et ce dans le seul but de conser­ver sa totale indé­pen­dance face aux pro­duc­teurs et aux impé­ra­tifs com­mer­ciaux de la grande indus­trie. En effet, l’une des prin­ci­pales frus­tra­tions de Cas­sa­vetes lors de son expé­rience hol­ly­woo­dienne fut qu’on lui reti­ra le tra­vail de mon­tage, ce qui était géné­ra­le­ment la règle dans les stu­dios. Lors de la créa­tion de Faces, le tra­vail arti­sa­nal (outre le tour­nage en lieux réels, sou­vent chez les Cas­sa­vetes, deux ans et demie de mon­tage dans leur garage!) fut donc une façon, pour le réa­li­sa­teur, de conser­ver un contrôle total sur son film, mais s’ins­crit éga­le­ment dans une pers­pec­tive propre à Cas­sa­vetes, qui veut que le film soit avant tout une expé­rience col­lec­tive : Acte col­lec­tif, inti­me­ment lié à tous les stades de la créa­tion du film […], le mon­tage est moins l’ins­tance qui donne au film sa forme défi­ni­tive, qu’une manière de pour­suivre l’ex­pé­ri­men­ta­tion de l’é­cri­ture et du tournage.[[Jousse, Thier­ry, op.cit., p.37. ]]

Faces situe, comme tous les films de Cas­sa­vetes dont il a lui-même écrit le scé­na­rio, sa pro­blé­ma­tique dans le champ des émo­tions, et de façon tout aus­si sub­tile et impli­cite que Sha­dows. Ce film explore au peigne fin une région infi­ni­ment ténue de l’an­goisse dans les rap­ports qu’en­tre­tiennent, par l’in­ter­mé­diaire de leurs frasques extra-conju­gales, un mari et sa femme. Ce qui carac­té­rise ce film et contri­bue à l’an­goisse, c’est l’im­por­tance accor­dée à la durée, tou­jours très impor­tante dans les films de Cas­sa­vetes, alors que l’es­pace se trouve habi­tuel­le­ment réduit à sa plus simple expres­sion : peu d’ex­té­rieurs, beau­coup de gros plans qui ramènent le décor à deux dimen­sions, et cela tou­jours dans le but de mettre l’ac­cent sur l’ex­pres­sion, les visages, les regards, etc. vec­teurs de l’émotion :

…le per­son­nage est réduit à ses propres atti­tudes cor­po­relles, et ce qui doit en sor­tir, c’est le ges­tus, c’est-à-dire un “spec­tacle”, une théâ­tra­li­sa­tion ou une dra­ma­ti­sa­tion qui vaut pour toute intrigue. Faces se construit sur les atti­tudes du corps pré­sen­tées comme des visages allant jus­qu’à la gri­mace, expri­mant l’at­tente, la fatigue, le ver­tige, la dépression.[[Deleuze, Gilles. Ciné­ma 2. L’i­mage-temps, Édi­tions de Minuit, Paris, 1985, p.250.]]

C’est en ce sens que la durée prend toute son impor­tance, puis­qu’elle tend vers le “temps réel”, et donne ain­si l’im­pres­sion au spec­ta­teur de vivre avec les per­son­nages, en direct, la ten­sion à laquelle ils sont soumis.

Les per­son­nages se consti­tuent geste à geste et mot à mot, à mesure que le film avance [Faces, en l’oc­cur­rence], ils se fabriquent eux-mêmes, le tour­nage agis­sant sur eux comme un révé­la­teur, chaque pro­grès du film leur per­met­tant un nou­veau déve­lop­pe­ment de leur com­por­te­ment, leur durée propre coïn­ci­dant très exac­te­ment avec celle du film.[[Comolli, Jean-Louis. “Dos à dos” in Cahiers du ciné­ma, n.205, Paris, oct.1968, cité par Gilles Deleuze, op.cit., p.251. ]]

Par exemple, pre­nons ce pas­sage de Faces où Chet (Sey­mour Cas­sel), dans le salon des Forst en com­pa­gnie de Maria (Lynn Car­lin) et ses amies, danse et finit par se faire gifler : moment de honte, d’an­goisse auquel tout le monde vou­drait se sous­traire, les per­son­nages comme le spec­ta­teur, et que Cas­sa­vetes nous fait vivre en temps réel, sans rien nous épar­gner. L’ins­tant, ou encore l’é­vé­ne­ment pur, son sur­gis­se­ment, sa durée, son inten­si­té, c’est la matière même du ciné­ma de Cassavetes.[[Jousse, Thier­ry, op. cit., p.103. ]]

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Le film comme épreuve

Hus­bands (1970) se situe dans la même veine, Cas­sa­vetes y uti­lise au maxi­mum le plan-séquence, jus­te­ment pour nous faire éprou­ver la durée de ces scènes (il résume à mer­veille le pro­pos de son film et en jus­ti­fie ain­si la forme : Le sujet du film, c’est le manque d’action.[[Carney, Ray­mond. John Cas­sa­vetes, Auto­por­traits, Édi­tions de l’Étoile/Cahiers du Ciné­ma, Paris, 1992, p.24. ]]), vécues “comme autant d’é­preuves de véri­té” selon Her­vé Le Roux, pour le spec­ta­teur comme pour l’ac­teur : …alors que […] la camé­ra conti­nue­ra d’en­re­gis­trer, on fini­ra le maga­sin, quitte à prendre l’ac­teur en pleine chute, en pleine des­cente […]; les acteurs de Cas­sa­vetes se défont pen­dant la prise, sous nos yeux, comme “en direct”.[[Le Roux, Her­vé. “L’être-chair” in Cahiers du ciné­ma, n.389, Paris, nov.1986, p.62. Jousse, ]] Le fil­mage va dans ce sens et contri­bue à ampli­fier les diverses émo­tions et l’in­cer­ti­tude, l’ins­ta­bi­li­té qui forment la trame des films de Cassavetes.

Chaque moment recèle un inachè­ve­ment poten­tiel, une pos­si­bi­li­té de bifur­ca­tion qui s’ac­tua­lise ou non dans l’ins­tant sui­vant. D’un plan ou d’une séquence de Cas­sa­vetes, on ne peut jamais pré­voir quand il va prendre fin, ni déduire ce qui va suivre. Le deve­nir n’est pas un modèle théo­rique pla­qué sur l’ob­jet-film. Il est géné­ré par le mou­ve­ment interne du cinéma.[[Thierry, op.cit., p.110. ]]

En outre, dans le même sens que Le Roux, on pour­rait affir­mer qu’il s’a­git là d’un ciné­ma du risque : dans cette concep­tion du tour­nage, l’ac­teur se trouve dans la même posi­tion que le per­son­nage qu’il incarne, sou­vent en train de ris­quer le tout pour le tout. Dans Min­nie and Mos­ko­witz (1971), la folie de Sey­mour (Sey­mour Cas­sel) et l’an­goisse de Min­nie (Gena Row­lands) ne peuvent coexis­ter sans un fort poten­tiel de risque et d’ins­ta­bi­li­té. Min­nie pro­cé­de­ra d’ailleurs à un long mono­logue cri­tique sur le roman­tisme hol­ly­woo­dien (I think that movies are a conspi­ra­cy… I mean it ! They’re actual­ly a conspi­ra­cy because they set you up, dira-t-elle), qui dénonce cette impres­sion que donne le ciné­ma que tout va tou­jours bien et qui semble consti­tuer une sorte de mani­feste pour ce ciné­ma du risque que défend Cas­sa­vetes. C’est ce qui se passe éga­le­ment dans Woman Under the Influence (1975) et Love Streams (1984), où une femme risque tout ce qu’elle a (l’a­mour) pour ce qu’elle n’a pas (l’a­mour), et dans Ope­ning Night (1978) où tout semble bas­cu­ler autour de Myrtle (Gena Row­lands), en même temps semble-t-il que la pièce qu’on tente d’y mettre en scène et dont on se demande tout au long du film si on arri­ve­ra à la jouer. Et c’est pré­ci­sé­ment cette incer­ti­tude qui qua­li­fie tous les films de Cas­sa­vetes, puis­qu’elle les struc­ture tous, aus­si para­doxal que cela puisse paraître.

En effet, The Second Woman, la pièce à l’é­la­bo­ra­tion de laquelle on assiste dans Ope­ning Night, semble se modi­fier au gré des évé­ne­ments qui jalonnent sa mise en scène, et prend l’al­lure d’un work in pro­gress, tout à fait, au demeu­rant, dans la manière de Cas­sa­vetes : le plan de tra­vail [de Ope­ning Night] fut régu­liè­re­ment modi­fié au moment même du tour­nage, inté­grant des séquences fil­mées d’une façon impromp­tue pen­dant les répé­ti­tions mêmes.[[Marsolais, Gilles, op.cit., p.79. ]] On retrouve là l’in­trigue même du film : l’au­teure de la pièce n’a pas son mot à dire plus que les acteurs, qui annulent des répé­ti­tions, modi­fient cer­taines scènes et refusent d’en jouer d’autres, etc.; comme si le ciné­ma de Cas­sa­vetes n’é­tait pas pré­dé­ter­mi­né par un scé­na­rio, ou alors comme si rien au départ n’é­tait stric­te­ment déter­mi­né dans l’in­trigue. Comme la vie, la famille dans ces moments de folie (tout aus­si créa­trice que des­truc­trice) de Woman Under the Influence et Love Streams, le tour­nage du film vois son pai­sible cours trou­blé par de mul­tiples aléas ; aven­ture que l’on pour­rait résu­mer ain­si : le film, c’est la vie.

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Le film, c’est la vie : un réa­lisme de l’instabilité

La fron­tière entre fic­tion et réa­li­té, entre le film (ou le spec­tacle) et la vie, est sou­vent dif­fi­cile à déter­mi­ner : Rachel (Azi­zi Joha­ri), dans The Killing of a Chi­nese Boo­kie (1978), fait une crise de jalou­sie lors­qu’elle découvre sons amant et patron, Cos­mo Vitel­li (Ben Gaz­za­ra), fai­sant pas­ser une audi­tion à une jeune fille qui veut dan­ser dans son club de strip-tease ; Myrtle, dans Ope­ning Night, ne fait pas la dif­fé­rence entre la pièce et la vie à pro­pos de cette gifle que doit lui don­ner son ancien amant et com­pa­gnon de jeu, Mau­rice inter­pré­té par John Cas­sa­vetes. Ce genre d’ir­rup­tion de l’au­teur dans le film, en tant qu’ac­teur, est rela­ti­ve­ment fré­quent chez Cas­sa­vetes et consti­tue sou­vent une forme de prise de posi­tion : dans Sha­dows, il joue le rôle d’un pas­sant qui défend Lelia contre un agres­seur, dans la rue ; dans Love Streams, le spec­ta­teur ne connaît que très tard la véri­table nature de la rela­tion qui unit Robert Har­mon (John Cas­sa­vetes) et Sarah Law­son (Gena Row­lands), le frère et la soeur dont on se demande s’ils ne sont pas amants, ambi­guï­té que la véri­table rela­tion Cas­sa­vetes-Row­lands contri­bue à entre­te­nir ; dans Min­nie and Mos­ko­witz (1971), Cas­sa­vetes incarne le per­sonne de Jim, le salaud par excel­lence, amant marié de Min­nie et père de trois enfants qui bat sa maî­tresse. Or, dans ce der­nier cas, son nom ne figure pas au géné­rique des acteurs, comme si Cas­sa­vetes le salaud fai­sait irrup­tion dans son film pour battre sa femme et la for­cer à l’ac­tion, la pous­ser dans les bras de Sey­mour afin que le film puisse exis­ter. Le réa­li­sa­teur se trouve donc pré­sent même dans la dié­gèse, comme par effraction.

Cette insta­bi­li­té du film conti­nue­ra même, dans cer­tains cas, au-delà de la pre­mière pro­jec­tion publique : on réper­to­rie (sans qu’elles soient pour­tant dis­po­nibles) deux ver­sions de Sha­dows, de Faces, de Hus­bands et de Killing of a Chi­nese Boo­kie (cha­cune des deux ver­sions consti­tuée de prises dif­fé­rentes), mais le plus bel exemple de ce genre de redé­cou­page concerne Love Streams. Après une pre­mière pro­jec­tion en salle qui connut un vif suc­cès, sous le pré­texte de ne pas vou­loir don­ner au public ce qu’il atten­dait, Cas­sa­vetes déci­da de modi­fier com­plè­te­ment les 30 der­nières minutes du film…

Comme la vie, le film refuse cette conden­sa­tion du sens à laquelle pro­cède habi­tuel­le­ment l’oeuvre ciné­ma­to­gra­phique (lit­té­raire, théâ­trale), refuse de livrer un sens et une véri­té défi­ni­tifs : on reste chaque ins­tant dans l’hy­po­thé­tique, le non fini ; impres­sion que vient accen­tuer l’am­bi­guï­té qui règne, depuis Sha­dows, entre réa­li­té et fic­tion. Et c’est pro­ba­ble­ment dans ce rap­port étroit et sou­vent dif­fi­cile à déter­mi­ner entre le film et la vie qu’il fau­drait cher­cher la défi­ni­tion de ce réa­lisme auquel Cas­sa­vetes pré­tend ne pas pou­voir échapper.

Patrice Les­sard

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