La grande avancée des féministes, c’est de ne pas couper notre vie en tranches de saucisson : notre vie personnelle, notre vie politique, notre vie affective, notre vie professionnelle
Qu’as-tu entrepris en arrivant à Paris et comment as-tu commencé à faire de la vidéo ?
J’ai débarqué à Paris en 1967, avec une équivalence à la Sorbonne, sous prétexte de poursuivre les études de lettres que j’avais commencées à Lausanne. Je suis partie en 2 CV pendant la nuit, avec quelques bouquins, des disques et trois fringues dans le coffre. Mon père m’a coupé les vivres. Je me suis installée dans une chambre de bonne et j’ai commencé par faire des ménages. Une amie de mon père m’a finalement trouvé un stage de trois mois au journal Vogue. Je devais ensuite rentrer en Suisse passer mes examens. Mais au bout des trois mois, une des rédactrices, Bettina, a eu un grave accident de voiture et du jour au lendemain on m’a proposé de rester et de la remplacer. J’y suis restée plusieurs années.
Indépendamment du contenu, c’était un journal avec une grande qualité de photos et d’impression. J’y ai appris beaucoup de choses. Il y avait neuf rédactrices, tout se faisait à la maison, et c’est la première fois que j’ai connu des femmes indépendantes qui avaient besoin de travailler, qui s’assumaient et qui avaient une vie intéressante. Pour moi qui venais d’une famille de notables valaisans – mon père était banquier – où les femmes n’avaient jamais travaillé, c’était une grande découverte. J’ai côtoyé les plus grands photographes du monde, les plus grandes stars, les plus beaux mannequins. J’ai perçu la souffrance de ces femmes qui nous faisaient rêver et qui dans le quotidien se coltinaient des problèmes d’insécurité terribles, déjà à l’époque, parce qu’elles avaient une ride ou un kilo en trop. Je trouvais ça terrifiant et ça m’a permis de démystifier tout un milieu. J’allais très souvent rendre visite à Bettina à l’hôpital. Quand elle est sortie du coma, je lui ai dit : ” Bats-toi. Le jour où tu iras de nouveau bien, je démissionnerai et tu reprendras ton poste “. Trois ans plus tard, elle se portait beaucoup mieux et j’ai commencé à aller voir le comité d’entreprise et à parler aux différentes rédactrices en leur disant : ” Vous êtes d’accord, on se bat toutes et on réintègre Bettina ! Moi j’ai appris ce que je devais apprendre, je vais prendre un autre boulot “. Le directeur l’a su et ça a été terrible. J’ai été convoquée, j’ai continué à me battre et j’ai été virée du jour au lendemain sous un autre prétexte, totalement anecdotique et de mauvaise foi. Bettina, elle, n’a jamais été réintégrée.
Mais cette injustice m’a finalement rendu service. Le jour où j’ai été virée, Paul Roussopoulos déjeunait avec Jean Genet. J’étais complètement désespérée d’avoir été vidée comme une malpropre en un jour, car je n’avais même pas passé mes examens et ce n’était pas le moment que je m’étais fixé pour partir ! Je suis donc arrivée en pleurant et Genet, en me voyant ainsi, m’a dit : ” Ce n’est vraiment pas la peine de vous mettre dans un état pareil ! Est-ce que, au moins, vous avez pensé à demander un chèque de licenciement ? ” Je m’étais en effet battue pour avoir trois mois de salaire. Il m’a pris le chèque des mains : ” C’est exactement ce qu’il vous faut pour être une femme libre. Dorénavant, vous n’aurez plus besoin ni de directeur ni de rédacteur en chef ! Il y a une machine révolutionnaire qui vient de sortir… ” Un certain Patrick Prado lui avait montré le fameux ” Portapack ” de Sony, une toute nouvelle caméra vidéo portable. Nous sommes allés tous les trois, Paul, Genet et moi au numéro 1 du boulevard Sébastopol. Nous avons déposé le chèque directement à la boutique – ce qu’on pouvait faire à l’époque – et nous sommes repartis avec la caméra et le magnétoscope en bandoulière. C’était le deuxième appareil de ce genre vendu en France. En rentrant à la maison, nous ne savions pas comment ça marchait ! Je me souviens être descendue dans la rue avec Genet pour faire des essais en suivant les chats et les gens qui passaient… Je ne savais absolument pas filmer et je n’avais jamais pensé faire de la vidéo ! Même si j’aimais beaucoup les photos, c’était plutôt le journalisme écrit qui m’intéressait, pas le journalisme tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, mais aller donner la parole aux gens, voyager, découvrir des choses que justement je ne connaissais pas. J’avais l’impression que c’était une manière de faire des rencontres, de connaître des pays et des situations. Après l’expérience de Vogue, j’ai d’ailleurs fait des piges pour Jeune Afrique. On s’est mis en grève, j’ai fait un film sur le mouvement, et j’ai évidemment été virée juste après… Il n’y avait pas encore Libération, l’avenir était donc très bouché du côté du journalisme. Je ne sais pas quel métier j’aurais fait sans cette rencontre avec Genet. La vidéo a été pour moi une chance extraordinaire.
Une fois ta caméra achetée, quel usage en as-tu fait ? Quels ont été tes premiers tournages ?
J’ai réalisé à Paris cette bande vidéo sur Jeune Afrique, une autre sur Vogue et la bêtise du milieu de la mode, et une autre encore avec Brigitte Fontaine et Areski. Puis un jour Genet nous a demandé à Paul et à moi d’aller dans les camps palestiniens avec lui et Mahmoud Al Hamchari, le premier représentant de l’OLP à Paris. C’était le moment où le roi Hussein de Jordanie napalmisait les Palestiniens. Il avait décidé de les liquider, de les neutraliser. Nous sommes partis tous les quatre en septembre, et ce fut le fameux ” Septembre Noir “. J’en ai pris plein la gueule en découvrant la vie des Palestiniens. Devant le désarroi et la pauvreté, la révolte m’a saisie. C’était une situation que je ne connaissais pas du tout. Hussein s’était fait livrer du napalm américain, le même qui était envoyé sur les Vietnamiens. Les enfants et les femmes étaient recouverts de cette espèce de miel, collant, qu’on ne peut pas enlever, et qui brûle au deuxième ou troisième degré. C’était épouvantable.
Quand nous sommes rentrés en France, nous avons montré le film, qui s’appelait Hussein, le Néron d’Amman, et tout s’est enchaîné très vite. Un jour, un Black Panther, légal, qui avait entendu parler de cette bande vidéo, nous a contactés car ils avaient gardé la machine NTSC d’une équipe de journalistes américains venue les interviewer et ils ne savaient pas s’en servir. Nous avons passé un mois à Alger pour donner des cours de vidéo aux Black Panthers, mais aussi à tous les mouvements de libération : aux Angolais, aux Vietnamiens, etc. La vidéo portable permettait de donner la parole aux gens directement concernés, qui n’étaient donc pas obligés de passer à la moulinette des journalistes et des médias, et qui pouvaient faire leur propre information.
Après, toute notre vie a été une succession de rencontres parce que des gens voulaient qu’on leur apprenne la vidéo. Ils nous contactaient pour qu’on les aide, soit à monter des images qu’ils avaient eux-mêmes tournées, soit à apprendre à utiliser les machines. Au début, c’étaient plutôt des militants qui se servaient de ce média pour renforcer les luttes dans lesquelles ils étaient impliqués. Les mouvements révolutionnaires ressentaient ce pouvoir de l’image comme une force. Il était donc possible d’utiliser cette force – cette crédibilité – au service des luttes, de notre point de vue. C’est pourquoi les gens rentraient facilement en contact avec nous. Tous les premiers groupes indépendants de vidéo légère, qu’ils soient américains, québécois, français, italiens ou allemands, ont utilisé la vidéo de la même manière que nous. Ce n’était pas du tout pour faire de l’art. Les groupes de vidéo militante n’avaient rien à voir avec le milieu du cinéma. C’était vraiment pour faire de l’animation dans les quartiers, pour parler des problèmes sociaux.
Comment as-tu rencontré les filles du tout nouveau Mouvement de libération des femmes ?
Ce fut un coup de chance, et justement grâce à la vidéo… Un certain Alain Jacquet s’occupait d’une structure aux Beaux-Arts, à UP6, où se trouvait une installation vidéo, et en particulier un grand banc de montage 1 pouce IVC, très perfectionné pour l’époque, avec lequel Jean-Luc Godard a monté ses premiers films. Nous nous connaissions car nous étions très peu nombreux à faire de la vidéo et il m’avait dit que je pouvais travailler la nuit sur les machines, ce que j’ai évidemment fait. C’est là que j’ai rencontré les filles qui essayaient de monter la première bande vidéo féministe en France, Grève de femmes à Troyes , sur la première grève d’ouvrières avec occupation des locaux dans une usine de bonneterie. Elles m’ont demandé de les aider. Nous avons d’abord parlé vidéo, puis elles m’ont dit qu’elles se réunissaient tous les mercredis soirs. Elles m’ont proposé de venir et je n’en suis plus partie. Cette rencontre a été décisive pour moi.
Je n’étais donc pas dans les pionnières du Mouvement de libération des femmes. Je suis arrivée peut-être six mois après les premières réunions dans ce fameux amphithéâtre du mercredi. Au début, j’étais tétanisée, j’écoutais derrière, tout discrètement. Je trouvais ces femmes géniales. Tout le monde parlait en même temps. C’était un bordel incroyable mais très gai. J’ai pu formaliser tout ce que je ressentais. Nous avions des intuitions, nous ne nous sentions pas bien dans certaines situations, mais sans bien comprendre pourquoi. Nous pensions être les seules et tout à coup nous avons découvert que ce que nous lisions, ce que les femmes disaient, c’était exactement ce que nous ressentions. Ça nous a donc donné une assurance formidable, ça nous a réconciliées avec nous-mêmes et ça nous a fait nous aimer. Dans Debout !, une femme suisse, Marie-Jo Glardon, dit cette très belle phrase à propos des relations entre les homosexuelles et les hétérosexuelles du mouvement : ” En aimant les femmes, on a appris à s’aimer soi-même “.
Les AG puis les bouffes au restaurant, les manifestations, les actions n’étaient que solidarité et rigolade. Les filles étaient tellement drôles ! C’était une fête continuelle et une créativité complètement débridée. J’étais très heureuse. Une des actions que je trouve la plus géniale, et qui me fait encore aujourd’hui le plus rigoler, c’est le dépôt de la gerbe de fleurs à la mémoire de la femme du soldat inconnu. Je n’y ai pas participé puisqu’à l’époque je ne connaissais pas du tout les filles et que je ne l’avais même pas lu dans la presse. Mais tout le mouvement est résumé dans l’humour et la justesse de cette action. Le Mouvement de libération des femmes, qui a duré à mon avis très peu de temps, était vraiment lié à cette subversion et à cet humour. C’est comme ça qu’on peut gagner des luttes, ce n’est pas en faisant du militantisme ennuyeux où on se sacrifie dans des réunions… Et c’est vrai que le jour où nous n’avons plus rigolé, c’était la fin du mouvement, c’est devenu autre chose.
Quand tu étais enfant, avais-tu déjà une conscience féministe, même si tu ne connaissais pas le mot ? Des éléments de ta vie personnelle et familiale l’ont-ils favorisée ?
Mes parents étaient le deuxième couple divorcé en Valais, ma mère avait perdu la garde de mon frère et moi, et nous avons donc été élevés par notre père. C’était une situation très rare. Nous étions montrés du doigt. À l’époque, dans les écoles religieuses, on disait que les parents divorcés allaient en enfer. Enfant, je n’ai manqué de rien, si ce n’est de l’affection d’une mère, ce qui n’est pas n’importe quoi, et de culture. A la maison, il n’y avait pas de discussions intéressantes, pas de livres – Maurice Druon dans le meilleur des cas –, même pas de musique. Quand je suis arrivée à Paris, je croyais qu’être de gauche, c’était rouler à gauche. C’est pour te dire l’énormité du désastre. Incroyable ! Ma famille était abonnée à un journal local qui était de droite, pour ne pas dire d’extrême-droite. Je ne regrette pas d’avoir eu une famille atypique, au contraire, je pense que ça m’a justement donné du punch. Mais je n’ai malheureusement pas reçu une éducation intéressante ou intelligente, en tout cas, pas ouverte sur le monde. J’avais donc beaucoup de retard par rapport à la plupart des jeunes Françaises ou Français. Quand je suis arrivée à Paris, j’avais l’impression d’avoir pratiquement vingt-deux ans de retard…
Je ne sais pas si l’on peut dire que j’avais déjà une conscience féministe, mais j’étais très heurtée par les injustices faites aux femmes. Les femmes de ma famille étaient assez fortes, les sœurs de mon père ne se faisaient pas tabasser et elles avaient, intra muros, du caractère. Mais j’ai compris assez vite que les femmes vulnérables, c’étaient les domestiques, celles qu’ils appelaient les bonnes. On pouvait les exploiter à merci et elles vivaient dans des chambres qui n’étaient pas chauffées, contrairement aux nôtres… J’ai aussi compris rapidement que les mariages étaient arrangés, ce n’était certes pas la situation des mariages forcés, mais c’est une des raisons pour lesquelles je suis partie. J’ai trouvé totalement odieuse toute cette énergie déployée dans les familles pour organiser des mariages, ce qu’ils appelaient de beaux partis. Les familles de mon milieu considéraient que les filles n’avaient pas besoin de suivre des études. Les femmes de ma génération faisaient dans le meilleur des cas lettres ou infirmière… Beaucoup d’éléments m’ont probablement rendue vigilante : il ne fallait pas se laisser déborder. Les gens qui m’ont connue à cette époque me disent que j’étais déjà complètement atypique comme petite fille et jeune fille. Moi, je n’en n’avais pas du tout le sentiment… Je ne me rappelle plus la vie dont je rêvais, mais probablement de ne pas rester enfermée dans cet univers ennuyeux. Je n’avais envie d’aucun boulot en particulier, je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie, ni où, ni quand, ni avec qui.
Quelles femmes ont particulièrement marqué ton parcours ? Des lectures comme celle de Simone de Beauvoir t’ont-elles influencée ?
Quand j’étais jeune, j’étais complètement hors circuit, je n’avais pas de références. Je ne te dirai pas que j’ai lu Simone de Beauvoir à quinze ou dix-huit ans, je ne te citerai pas Andrée Michel ou les suffragettes anglaises et américaines. Des lectures m’ont bien sûr marquée. J’ai même réalisé en 1975 un film avec les prostituées parce que j’avais lu un pamphlet de Kate Millet quinze jours plus tôt … Mais c’est davantage la pratique et le contact avec les gens qui m’ont intéressée et influencée. Ce sont les personnes qui me donnent de l’énergie. J’ai plus appris en discutant avec les femmes elles-mêmes – en les voyant, en faisant des films avec elles, en menant des actions communes – qu’en lisant leurs bouquins. J’avais lu le Deuxième sexe, j’aimais beaucoup les Mémoires d’une jeune fille rangée, mais ce n’était pas le plus important pour moi. Voir la vie que menait Simone de Beauvoir, sa modestie à l’égard des féministes, me faisait davantage grandir. Delphine Seyrig aussi m’a énormément apporté. C’était quelqu’un de très irrévérencieux. Ce n’est pas parce que quelqu’un était connu, important, qu’il fallait s’écraser, se mettre à genoux et le remercier. Au contraire, il fallait toujours garder la tête haute et faire passer ses convictions en premier. Delphine avait un humour, une imagination, une énergie incroyables et toujours l’envie de faire une manif, une action, une vidéo. Elle était complètement bilingue et nous rapportait souvent des bouquins des États-Unis, qui n’étaient pas encore traduits, comme le livre de Susan Brownmiller sur le viol. J’ai découvert énormément de choses en écoutant Delphine. Nous faisions des lectures ensemble, elle nous traduisait des chapitres et nous parlait de ce qu’elle avait lu la veille.
Mes modèles, ce sont en fait les pionnières du Mouvement de libération des femmes en France et en Suisse, où j’ai vécu, et ce sont mes copines ! Je suis très émue et heureuse d’avoir eu la chance, en arrivant d’un bled comme le mien, de rencontrer toutes ces femmes exceptionnelles. Je trouvais que ce qu’elles disaient était formidable, alors je mettais la caméra à leur service, au service des causes qu’elles avaient initiées. Tout simplement. Quand on vit avec celles qui font l’Histoire, quand on peut apprendre des choses en se faisant des tartines de confiture le matin, en buvant des coups ou en se baladant, c’est quand même extraordinaire ! C’est une vraie symbiose entre la réflexion et les plaisirs de la vie…
Dans les années soixante-dix, tu as réalisé de nombreuses bandes vidéo féministes avec Delphine Seyrig et Ioana Wieder. Comment les avais-tu rencontrées ? Pourquoi signer du nom des ” Insoumuses ” ?
Pour gagner ma vie, le week-end, j’organisais des stages pour apprendre la vidéo à des femmes, car il n’y avait pas de professeur. Un jour, Delphine Seyrig a sonné à ma porte, avec une de ses copines, Ioana. Elles se sont inscrites au stage. Moi, inculte comme j’étais, je ne savais pas qui était Delphine, je n’avais jamais entendu parler d’elle et je n’avais vu aucun de ses films. En Suisse, à l’époque, on ne pouvait pas aller au cinéma avant dix-huit ans. Par la suite, nous sommes devenues très amies. Quand je travaillais avec Delphine et Ioana, c’était plus cohérent de signer d’un autre nom que ” Vidéo out “, parce qu’elles n’en faisaient pas partie. Elles ne discutaient pas avec le groupe de ce qu’on devait faire ou ne pas faire. C’était plus juste que nous ayons notre identité propre de trois copines qui faisaient des petits films exclusivement féministes, tandis que ” Vidéo out ” pouvait traiter de différents sujets. La dynamique n’était pas la même. Ensemble, nous étions très créatives et nous avons réalisé notamment SCUM Manifesto , une mise en scène du texte de Valerie Solanas, dont j’aimais beaucoup la radicalité, et Maso et Miso vont en bateau qui fait toujours mourir de rire les gens… Delphine avait enregistré la fameuse émission de Bernard Pivot avec Françoise Giroud, à la fin de l’année 1975, qui avait été décrétée année internationale de ” la ” femme par l’ONU. Nous avons décidé de répondre tellement nous étions choquées et scandalisées ! Le film est sorti au cinéma l’Olympic-Entrepôt. C’était la première fois à Paris qu’une salle était équipée correctement en vidéo. Paul avait fait un savant calcul pour que tout le monde dans la salle puisse voir un ou deux écrans. Nous avions enlevé des sièges, construit de petites structures métalliques, et posé des écrans dessus. La vidéo avait été projetée pendant plusieurs semaines et nous avions eu un grand article dans le Nouvel Observateur. Le directeur de cabinet de Françoise Giroud était venu me voir en me disant qu’elle était catastrophée par la vidéo et prête à entrer en discussion pour qu’on arrête de diffuser le film. C’était la seule chose qu’il ne fallait pas proposer à quelqu’un comme Delphine, qui a dit : ” Puisqu’elle nous menace, nous allons garder le film deux fois plus longtemps ! “. Le film était la preuve par neuf qu’il fallait être radicales et que ça ne servait à rien d’être dans la séduction. Françoise Giroud avait beaucoup de compétences, elle était une grande journaliste, mais elle n’était pas féministe… Voilà encore une femme qui n’avait pas confiance en elle, qui était trop dépendante, même affectivement, des hommes, et qui n’était pas solidaire des femmes…
Quel regard portes-tu aujourd’hui sur la décennie 70 et comment as-tu vécu le déclin du Mouvement de libération des femmes dans les années 80 ?
Je pense que c’est la décennie la plus heureuse de ma vie. Tout était formidable. Le monde nous appartenait et nous le refaisions. Nous étions pleines d’espoir sur les changements de société. Les choses semblaient possibles, c’étaient les ” Trente Glorieuses “. Tout allait bien, le chômage n’était pas un problème, le sida n’existait pas encore, la contraception, on en avait usé et certaines abusé. Il y avait des guerres, mais nous participions à un grand espoir collectif.
Après, il a fallu continuer à vivre dans un quotidien plus banal et ça n’a pas tous les jours été facile. J’ai trouvé terribles les années 80 : le manque d’humour, l’institutionnalisation, les bureaux de l’égalité. Ce terme de l’égalité entre les hommes et les femmes, nous ne l’avions jamais utilisé. Pourquoi chercher à être l’égal de quelqu’un qu’on conteste ? C’est évident que pour ancrer nos idées, il fallait passer par des structures un peu ennuyeuses. Les changements sociaux doivent aussi passer par là. J’ai gardé mes bonnes copines, j’ai évidemment continué à faire mon métier, mais ce n’était plus la fête, la rigolade, la sororité. Ce n’était plus le rêve, c’était autre chose.
Au tout début des années 80, nous avons fondé le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir avec Delphine et Ioana, grâce à l’aide de Simone Iff et au soutien financier du Ministère d’Yvette Roudy. Le projet articulait archivage et production. Il me semblait en effet judicieux d’associer les deux, d’être dans le présent et non pas seulement dans le passé, ne serait-ce que pour enrichir les archives. C’était un très beau projet. Nous rassemblions des documents faits par des hommes ou des femmes concernant les femmes. Et je m’occupais de la production : élaborer des budgets, tourner des commandes et prendre des initiatives, faire ce qu’on avait envie de faire…
C’est aussi dans les années 80 que j’ai commencé à être payée pour ce que je faisais, à gagner de l’argent, à monter des productions, et donc à faire des sujets ” plan-plan ” parce qu’il fallait pouvoir manger. Comme je n’avais plus ces associations avec les féministes rigolotes et subversives, je suis rentrée dans des sujets plus conventionnels. Les films qu’on a réalisés sont moins marrants que ceux des années 70. Nous avons quand même essayé de trouver des sujets intéressants. Nous avons tourné un portrait de Flo Kennedy , une femme extraordinaire. Nous avons parlé pour la première fois des agricultrices, des conchylicultrices et autres travailleuses de la mer , de toutes ces femmes dont les activités n’étaient pas définies, qui n’avaient pas de statut, mais qui travaillaient pourtant dix heures par jour. Elles ont enfin obtenu des professions reconnues, ce qui était capital. Dans ces années-là, j’ai aussi commencé à travailler sur l’inceste qui était le tabou des tabous… J’ai eu de grands moments de nostalgie des années 70, mais ensuite on se créé son univers, son imaginaire. Soit on se laisse abattre, parce que collectivement il ne se passe pas grand-chose, soit au contraire on se dit qu’il faut continuer et on essaie de trouver des gens qui veulent aussi réaliser ne serait-ce que des petites avancées. Moi, je m’en suis tirée ainsi. J’ai encore tous les jours des envies de foutre la merde !
Tu es revenue vivre en Suisse en 1994. Qu’est-ce qui a motivé ton retour ?
J’ai quitté la France pour diverses raisons. L’expérience de ” cheffe d’entreprise ” à l’Entrepôt avait été éprouvante. Je passais par ailleurs des heures et des heures devant mon banc de montage et d’une certaine manière j’avais envie de revenir dans mon pays natal, de retrouver cette nature très prenante mais aussi de voir si je pouvais régler mes problèmes avec une enfance qui n’avait pas été très heureuse et facile. J’ai donc décidé d’affronter la situation et de voir si je pouvais me réconcilier avec ce pays. C’est ce que j’ai tenté de faire, et ça a réussi, puisqu’aujourd’hui je me sens comme un poisson dans l’eau ! Je suis maintenant très heureuse, alors que je ne l’étais pas du tout jusqu’à mes vingt ans… C’est formidable de travailler sur mes machines au milieu des montagnes ! C’est important pour moi parce que je traite de sujets difficiles et que je suis confrontée à la douleur des autres. J’ai besoin d’une vie assez organisée, calme, claire et ensoleillée. Je n’ai pas du tout changé de vie, ma manière de fonctionner et mes intérêts sont les mêmes, ma colère est indemne. Mais je me suis refait mon réseau. Je garde beaucoup d’amitié pour tous mes contacts à Paris, mais à présent c’est ici que je vis…
En 1999, j’ai tourné Debout ! , et ça a été un moment décisif pour moi. Je connaissais bien les filles françaises, mais pas du tout les suisses. Au début, ça n’a pas été facile. Je crois qu’elles ne m’ont pas vue avec sympathie, qu’elles m’ont trouvée grande gueule. Les relations étaient assez tendues jusqu’au jour où je leur ai montré la maquette du film. Et là, c’était gagné. Maintenant ce sont mes meilleures copines en Suisse, c’est aussi simple que ça ! C’est ce qui est formidable dans mon boulot…
Comment définirais-tu ta pratique féministe de la vidéo ? Dans une présentation du groupe ” Vidéo out “, Paul Roussopoulos explique de façon très éclairante votre conception du militantisme par l’image, qui me semble convenir à ton travail, notamment féministe, jusqu’à aujourd’hui : il s’agirait d’” attaquer la société par les toits “, c’est-à-dire au niveau de l’idéologie, ” plutôt que par les fondations ” .
Nous n’allions pas nous établir en usine. Nous aurions pu le faire. C’était très à la mode chez les maos : les enfants de bourgeois que nous étions allaient travailler à l’usine pendant un an ou deux. Ça faisait rigoler tous les ouvriers, qui disaient : ” C’est facile de venir travailler en usine quand on peut quitter l’usine et redevenir médecin, avocat, ou être entretenu par son papa et sa maman “. Je n’avais aucune aspiration à aller travailler avec les ouvrières. Mais nous étions admiratifs de leurs positions, de leur courage, de leurs analyses. Notre possibilité d’intervention consistait donc à leur donner la parole, à les mettre en avant.
Il faut rester très modeste. Je pense que les mouvements, les changements de société, se font parce que des gens convaincus, chacun dans son propre domaine, ont fait ce qu’ils devaient faire. C’est ce que le féminisme nous a appris. Dans le mouvement, il y avait des filles qui faisaient des chansons, des juristes, des juges, des députées, des activistes… Moi j’essayais de faire des bandes vidéo avec d’autres. Chacune faisait ce qu’elle savait faire, toutes ensemble et en même temps. Des intellectuelles écrivaient et formulaient des théories. Moi, je n’ai jamais été capable de formaliser une idée d’avant-garde et de la documenter intellectuellement. Je ne pense pas du tout qu’il faille mystifier le rôle des images dans les avancée sociales. Elles font partie intégrante de la lutte, point à la ligne.
Le moteur de ma révolte, et donc le moteur de cette énergie que je déploie encore aujourd’hui pour dénoncer les injustices, c’est tout simplement le manque de respect à l’égard des autres. Un matin je me réveille et j’ai envie de traiter d’un sujet, en apprenant une situation inédite ou en rencontrant des personnes, hommes ou femmes… Je peux par exemple parler de mon dernier film sur les mutilations sexuelles, Femmes mutilées plus jamais ! . Je n’avais pas réalisé que ça persistait en Egypte et ici, je croyais que la situation s’était améliorée. Un colloque avait eu lieu et j’ai appris qu’il y avait eu du monde. Des filles avaient témoigné, on m’a raconté ce qu’elles avaient dit, et qu’elles seraient très contentes de me rencontrer. Je suis donc allée boire un coup avec elles et j’ai découvert l’horreur du problème, encore très actuel, de façon globale mais aussi dans leur vie quotidienne avec les handicaps physiques et psychologiques. Je savais déjà tout ça mais je n’y avais pas accordé une attention très fine. Comment était-ce possible qu’en 2007 de telles choses existent encore ? Je leur ai demandé si elles voulaient se servir de la caméra pour mener un travail autour de ces problèmes et pour faire bouger les choses. Elles m’ont répondu : ” Oui “. Voilà, c’est tout simple. C’est ainsi que j’opère un lien entre mon féminisme et l’esthétique, avec la vidéo ! Les images qui sont les plus proches de ce que je ressens, sont celles du passeur au volley ball – tu prends la balle et tu la passes – ou d’écrivain public.
Je n’ai pas de discours théorique sur mon travail. Ce sont des choses que je vis sans avoir besoin de les formuler. La grande avancée des féministes, c’est de ne pas couper notre vie en tranches de saucisson : notre vie personnelle, notre vie politique, notre vie affective, notre vie professionnelle, tout était lié. On globalisait les choses. C’est la même chose pour mes intérêts, mes relations avec les gens… Je me réveille le matin et je me dis : ” Ça, il faut que ça s’arrête “. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir un petit levier d’action sur la réalité, en toute modestie, car je n’ai jamais pensé qu’une bande vidéo allait changer le monde. C’est la conjoncture, la rencontre de gens à un moment donné, qui fait bouger les choses. Et alors, l’image et mon énergie peuvent effectivement intervenir.
C’est une question d’énergie, plus que d’esthétique. Et une question de colère, un mot que j’aime beaucoup. Je trouve que la colère est quelque chose d’extrêmement positif. C’est ce qui fait qu’on ne s’endort pas sur une chaise en regardant la télévision. Le problème n’est pas de regarder la télévision, mais d’accepter tout ce qu’on vous dit, d’emmagasiner toutes ces désinformations. Les gens ont tendance à accepter tout parce qu’ils n’osent pas protester. Nous sommes entourés de technocrates qui décident de la vie des autres. Et nous qui sommes des féministes, des humanistes, nous ne sommes pas foutus de leur rentrer dans le lard et de gagner ! J’ai cessé d’accuser les autres et je commence à avoir le même discours à l’égard des femmes. Les femmes doivent se réveiller, elles ne pourront pas toujours accuser les hommes de tous les maux… Les femmes qui se font faire de la liposuccion et du botox, elles sont des centaines, des milliers, mais elles ne le font pas pour les mecs ! C’est un choix des femmes par rapport à elles-mêmes… et aux autres femmes.
Comment expliques-tu que les femmes se soient tout particulièrement emparées de la vidéo ?
C’est vrai que dans tous les groupes vidéo des années 70, les femmes ont occupé une place très importante. Mais ce n’est pas du tout parce que les caméras n’étaient pas lourdes que les femmes se sont emparées de la vidéo, contrairement à ce qu’on entend parfois. Nurith Aviv, qui est une des premières féministes camérawoman et qui a fait des films magnifiques, est petite, mais elle portait des caméras énormes 16 ou 35 mm ! Je ne pense pas que ce soit lié au poids de la caméra, mais au fait qu’il s’agissait d’un média vierge. Il n’y avait pas d’école, pas de passé et pas d’histoire. Les hommes ne s’en étaient pas encore emparés. Quand les femmes ont découvert cette machine, comme moi, elles se sont dit qu’il suffisait d’essayer : on efface, on recommence, on apprend sur le tas. Les caméras ne coûtaient pas très cher. Même si ça exigeait un investissement important au départ, les bandes étaient ensuite relativement bon marché, comme aujourd’hui les cassettes mini-DV. Nous pouvions donc prendre le temps de nos erreurs… Recommencer n’était pas dramatique.
Dans les groupes vidéo, y compris mixtes, je n’ai pas ressenti de sexisme, et c’était extrêmement satisfaisant. Les femmes y occupaient une place très égalitaire avec les hommes. Contrairement au cinéma, les femmes n’étaient pas seulement monteuses, elles étaient aussi réalisatrices. Nous étions en fait des artisanes, plus que des réalisatrices et des monteuses. Nous faisions tout et chacune savait tout faire. Les femmes se sont emparées de tous les postes de travail. Il n’y avait pas de division entre travail intellectuel et manuel/technique, et donc pas de hiérarchie, y compris entre les sexes. Moi, je n’aurais d’ailleurs jamais fait de cinéma, même si j’avais été millionnaire. Ce n’était pas du tout quelque chose qui me tentait. Je n’aurais pas pu établir les mêmes rapports de confiance avec les gens. Car c’est formidable de pouvoir leur remontrer ce qui a été tourné et d’effacer s’ils et elles ne sont pas d’accord. Nous le faisions systématiquement et nous le faisons encore aujourd’hui. Je travaille exactement de la même manière.
Peux-tu me me parler davantage de ton éthique de tournage ? Tu dis souvent que les images appartiennent aux personnes filmées et non à celle(s) qui filme(nt)…
Oui, car dans mes films je demande aux gens de se donner le plus sincèrement possible, d’approcher la vérité, sans faire pour autant d’exhibitionnisme. Mes films sont fondés sur des moments de concentration pendant quelques minutes avec la caméra. J’ai tout de suite senti qu’il fallait que je sois proche des gens avec ma caméra pour qu’eux aussi soient proches des spectateurs. J’ai très vite compris qu’en posant les questions, quand les gens me regardaient, et donc regardaient l’objectif, ils regardaient aussi les spectateurs et que ça donnait quelque chose de fort. Car malgré tout, c’est assez rare que la personne derrière la caméra pose aussi les questions. Je considère que ces images et ces sons, ces tranches de concentration ou de vérité, appartiennent aux personnes interviewées plus qu’à moi. Moi, j’ai envie de faire les films avec elles, je suis en quelque sorte la cheffe d’orchestre – c’est vrai que les bandes n’existeraient pas si je ne créais pas la situation pour qu’elles se fassent – mais ce sont les gens filmés qui se donnent. C’est leur vie, et les sujets dont je traite sont souvent sensibles. Il faut un sacré courage pour témoigner personnellement des mutilations sexuelles comme l’ont fait récemment Fatxiya, Sahra ou Halima, et même, à l’époque du FHAR , pour se dire homosexuel, car tout le monde était encore dans le placard. La fille qui a accepté que l’on filme son avortement dans Y’a qu’à pas baiser , alors que la pratique était illégale en France, a elle aussi fait preuve d’un très grand courage !
La moindre des choses est donc de montrer leurs images et leurs interviews aux personnes filmées, et de leur donner un droit de regard jusqu’à la fin. Car le montage n’est qu’une grande manipulation, on peut complètement changer les propos. La plupart des gens que j’ai filmés en ont bavé. Ce sont des gens qui ont énormément souffert – qu’il s’agisse d’inceste, de viol, de viol conjugal, de mutilations sexuelles, peu importe… Il ne faut donc surtout pas que le travail qu’on mène ensemble risque de participer à une chute d’identité. Je pense que, très souvent, les personnes que j’ai filmées vont mieux après qu’avant. Je ne fais pas de la thérapie, je ne suis pas psychologue, mais ce sont des personnes qui ont accepté d’être filmées face caméra, pour aider d’autres personnes dans la même situation qu’elles. Si le film est respectueux de ce qu’elles ont voulu dire, il leur donne un crédit, il les place par rapport aux spectateurs, et elles deviennent des pionnières des causes qu’elles défendent. Comme elles les défendent bien, je dirais très modestement qu’elles deviennent des héroïnes. Elles sont ces anonymes qui font l’Histoire.
En dénonçant à l’écran ce qui se passe, elles font gagner des années de lutte. Ce fut le cas pour l’inceste. Il y a aussi les avocates, les députées, et surtout la rue et les militantes féministes. Mais la vidéo, à travers les témoignages de femmes qui parlent, permet l’identification plus directement que l’écrit. Le film sur les mutilations sexuelles est passé dernièrement dans une petite ville près d’ici. Une femme africaine était présente avec ses copines. Réfugiée politique depuis plus de dix ou quinze ans, elle connaissait très bien son groupe de femmes, mais elle n’avait jamais dit qu’elle était mutilée. Ce soir-là, après avoir vu le film, elle s’est levée tout à coup et elle a pu reprendre les termes de Fatxya, Sahra et Halima pour parler d’elle-même. C’est une possibilité qu’offre la vidéo et c’est pour cela qu’il est si important d’accompagner les films de débats.
Ta démarche de réalisatrice semble entièrement fondée sur une prise de conscience – des personnes filmées mais aussi du public, qui n’est plus réduit à la passivité. Un point commun de tes films me semble être de ne pas placer les femmes que tu filmes dans une situation de victimes et de favoriser notre réflexion active…
La clé de tout mon travail, c’est de filmer des personnes qui ne sont pas au fond du trou ou en période de chute d’identité terrible, mais qui ont compris ce qui leur arrive. Dans mes films, toutes les femmes, toutes les victimes de violences sexuelles, ont analysé les mécanismes qui font qu’elles en sont là où elles en sont et qui veulent aider les autres à s’en sortir. Elles ont en commun une forme de conscience de leur situation et la conviction que l’audiovisuel est un moyen de sensibiliser le public aux horreurs qu’elles ont vécues. Je ne pourrais pas filmer une personne larguée qui n’a pas compris ce qui lui arrivait, je trouverais ça indécent, et je penserais plus utile qu’elle fasse un travail personnel pour comprendre ce qui lui arrive. La priorité ne serait pas de faire un film et de s’adresser à d’autres. En dénonçant ce qui arrive, on quitte la situation de victimisation dans laquelle, souvent, on est enfermé. On devient moteur de sa propre vie.
Dans les documentaires que l’on voit aujourd’hui à la télévision, il semblerait que le poste le plus important soit celui du journaliste. C’est lui qui propose un sujet, écrit son texte et ensuite l’illustre. Ma démarche est complètement contraire. Je sais où je veux aller quand je choisis de traiter un sujet ou quand j’ai une commande, – mais quand on me demande d’écrire un texte de présentation, je suis incapable de le faire. Très souvent, les personnes interviewées m’amènent dans des directions auxquelles je n’avais pas pensé et des thèmes entiers sont développés dans mes films, auxquels je n’avais tout simplement pas réfléchi. Pourquoi donc figer les situations alors qu’on peut rester ouvert ?
Pour moi, la vidéo n’est pas du domaine de la précision, pas plus que de l’émotion – car je déteste montrer des gens qui pleurent et je ne fais pas de la sensiblerie. J’essaie de montrer des images ni trop violentes ni trop fortes, car je pense que cela empêche les gens de réfléchir. Par exemple, pour le film sur les mutilations sexuelles, j’ai dû préciser sur la jaquette qu’il n’y avait pas d’images de mutilations. C’était important de les montrer il y a vingt ou trente ans, comme il était nécessaire de filmer un avortement dans sa longueur réelle pour dédramatiser l’acte. Mais aujourd’hui, on sait ce que sont les mutilations sexuelles, et il faut laisser les gens réfléchir et comprendre pourquoi c’est extrêmement humiliant et douloureux pour une femme. Ce n’est pas en montrant des images terribles qu’on mettra les gens de notre côté et qu’ils prendront conscience du système d’oppression dans lequel ces mutilations s’insèrent. La télévision n’aime justement pas que je ne montre pas d’images violentes et, surtout, que mes documentaires ne présentent pas le sujet dès le début en amenant toutes les questions que les gens se posent, avec les ” solutions ” toutes faites… C’est vrai que je ne facilite pas le travail du spectateur. Je ne mets jamais de commentaires en voix off dans mes films. Je ne crois pas que les spectateurs et spectatrices soient des benêts complets !
Sur quels sujets travailles-tu actuellement et quels sont tes prochains projets ?
J’ai un projet très concret sur les mariages forcés, qui est encore plus difficile que celui sur les mutilations, car je n’arrive pas à trouver des femmes qui acceptent de témoigner face à la caméra. Il y a des milliers de femmes suisses, d’origine turque, kosovar, africaine, etc. mariées de force. La répression de leur communauté et de leur ex-mari fait qu’elles risquent leur vie en témoignant, c’est donc très compliqué. Mais je vais le faire d’une manière ou d’une autre. Je voudrais aussi tourner un film sur la traite des femmes. Je pense que les trois sujets (traite, mariages forcés, mutilations) sont liés. Je n’en ai pas encore très bien compris toutes les ficelles, les tenants et aboutissants, mais j’en perçois bien la base commune : le contrôle des femmes.
Je commence également à travailler avec une fille pour qui j’ai une admiration sans bornes, Claudine Le Bastard. Elle est la première femme à avoir dénoncé l’inceste en France et elle a été un moteur décisif dans la création du premier groupe de parole de femmes victimes de violences sexuelles. C’est grâce à elle que j’ai réalisé le premier film sur l’inceste. Je voudrais faire un point avec elle, ses amies et les femmes du collectif, vingt ans après. Que s’est-il passé ? Où en est-on aujourd’hui ? On parle beaucoup de l’inceste, mais comment en parle-t-on ? Quand les femmes disent leur vécu, sont-elles vraiment prises en compte et en charge ? J’ai en effet appris que des psychanalystes violent leurs patientes. Des dizaines de femmes ont ainsi été abusées en France et en Suisse.
Ce que j’aimerais surtout aujourd’hui, c’est ne plus avoir de problèmes financiers (mais ça ce n’est pas pour demain) et ne travailler qu’avec les hommes. Sur ce terrain, j’ai peu d’alliées et beaucoup d’incompréhension. Mais je pense sincèrement que nous, les féministes des années 70, n’irons pas beaucoup plus loin. D’abord parce que nous commençons à être âgées, et donc fatiguées. Les jeunes femmes auront des idées originales, elles vivront leur lutte et leur autonomie d’une manière différente de la nôtre, et elles amèneront donc les autres femmes dans des directions auxquelles nous n’avions pas pensé. Mais je pense aussi que les femmes ont dit ce qu’elles avaient à dire et que maintenant les hommes doivent parler. Nous le pensons depuis longtemps, mais nous disions : ” Ce n’est quand même pas à nous de faire parler les hommes, ils n’ont qu’à parler ! ” ; ” Ce n’est pas une priorité ! Les hommes violents, qu’ils se démerdent, qu’ils fassent leurs groupes, c’est à eux de se prendre en main “. Visiblement, ils ne parlent toujours pas beaucoup, ni d’eux-mêmes ni de leurs pulsions.
Nous avons consacré une partie de notre vie aux victimes – par exemple en créant des lieux –, et certaines femmes de ma génération en ont marre de panser les bobos des victimes. Les femmes ont déjà été atteintes quand on les rencontre, or ce qui est intéressant, c’est d’arrêter la chaîne des injustices, des rapports violents entre les hommes et les femmes. Les services sociaux, aujourd’hui, reçoivent une formation et peuvent aussi bien s’occuper des victimes, les recevoir, les faire parler. Mais pour briser cette chaîne et pour qu’il n’y ait plus de victimes, il faut comprendre et analyser en amont la violence des hommes. On la connaît, on sait qu’elle existe, on en a été témoins. Mais que faire ensuite pour la neutraliser ? Je pense que c’est aujourd’hui en travaillant avec les hommes qu’on peut trouver une approche et des choses différentes de ce qui a déjà été dit.
J’aimerais par exemple envoyer à des hommes des images que j’ai faites ou que d’autres femmes ont tournées, sur des femmes victimes. Je voulais travailler dans une prison d’adolescents, mais ça n’a pas pu se faire. J’aimerais mener un travail à long terme avec des jeunes qui ont déjà du sang sur les mains à quatorze ou quinze ans, et essayer de comprendre s’ils réalisent ce qu’ils ont fait, mais surtout pourquoi ils l’ont fait.
Qu’est-ce que le féminisme a changé dans ta vie personnelle ? Et quelle définition en donnerais-tu ?
Le féminisme m’a d’abord aidée à me réconcilier avec ma mère, qui est partie quand j’étais toute petite. Je n’ai aucun souvenir de ma mère à la maison. Elle n’a jamais fait cuire un œuf au plat, elle avait toujours du personnel. Elle ne nous embrassait pas pour ne pas abîmer son maquillage. Nous avions des rapports très bizarres et c’est sûr que j’ai énormément souffert de ne pas être élevée et aimée dans un sens traditionnel par ma mère. Même si nous n’avons toujours pas de relations très proches, j’ai compris, grâce aux féministes, que l’instinct maternel n’est pas inné. Je pensais que j’étais un cas isolé. On croit toujours qu’on est les seuls à vivre certaines situations. Dans ces fameuses réunions du mercredi, j’écoutais des femmes parler de leurs expériences, et de l’envie d’avoir ou de ne pas en avoir d’enfants. J’ai alors compris que ma mère n’était pas du tout atypique, que beaucoup de femmes n’avaient pas l’instinct maternel et surtout, qu’elles en avaient le droit.
Je dirais aussi que le féminisme m’a appris à lever la tête et à ” marcher le nez au vent “, comme disent très joliment les Bédouins du désert. J’ai pris confiance en moi et j’ai acquis la conviction qu’on peut avoir des rapports égalitaires avec les hommes et qu’il faut lutter pour. J’ai compris qu’il ne faut jamais céder, qu’on peut tout gagner dans sa vie privée, dans ses relations avec les autres, mais qu’il ne faut pas être dans une séduction stupide ni avoir besoin d’être aimée tout le temps. Maintenant, je ne lâche rien. Rien du tout.
Le féminisme m’a apporté un regard global sur le monde. Les féministes françaises, et les féministes suisses que j’ai connues par la suite, avaient une véritable analyse politique de la société. Dans les années 70, nous n’avons jamais qualifié nos bandes de ” bandes de femmes “, il n’y avait aucun risque de différencialisme. Nous refusions d’appartenir – et heureusement que cela avait été décidé ainsi – à des groupes d’extrême-gauche ou des partis politiques pour rester autonomes dans nos propres réflexions. Nous étions néanmoins toutes très politisées. Les féministes ont toujours été internationalistes. On a réduit le féminisme à une querelle de rapports de force entre hommes et femmes, aux problèmes du droit de vote puis de l’avortement, mais c’est totalement faux. Le féminisme implique une diversité des préoccupations. Kate Millett, dans Des fleurs pour Simone de Beauvoir , explique très bien que les féministes ont toujours été contre les guerres, qu’elles ont toujours dénoncé les conditions de détention en prison, qu’elles se sont toujours préoccupées de la classe ouvrière et des injustices sociales. Elles ont défendu les enfants et l’éducation. Peut-être ont-elles moins parlé des rapports sexuels, du lesbianisme, de l’homosexualité. Mais elles ont analysé tous les problèmes de la société. Le féminisme est donc bien le plus grand des humanismes comme dit Franceline Dupenloup dans Debout ! Je suis d’accord avec cette définition.
Tu as toujours eu conscience de l’importance de conserver la mémoire des femmes et des luttes féministes. Penses-tu qu’il y ait eu transmission de l’expérience déterminante des années 70 ?
Non, probablement pas. Les femmes, les copines, ont fait ce qu’elles devaient faire, le mieux possible. Elles le disent elles-mêmes avec beaucoup d’humour, quand elles ont commencé à écrire des textes en 1969 – 70, elles pensaient inventer des concepts, et plus tard, quand des féministes historiennes ont écrit sur les suffragettes, quand elles ont retrouvé des lettres, des textes, des tracts, elles se sont aperçues que tout avait déjà été dit, qu’en fait elles n’avaient pas inventé une ligne, un mot ou un concept. La transmission, à l’époque, n’avait donc pas eu lieu et c’est vrai que c’est terrible de devoir chaque fois repartir à zéro. Il faut effectivement sauvegarder les photos, les écrits, les tracts, les affiches, les livres, je pense que cela facilite la transmission. Dans les années 70 en France et en Amérique, les femmes ont mis l’accent sur l’écriture, et ça ne m’étonnerait pas que ce soit nié, une fois de plus, effacé, oublié. Il n’y a pas beaucoup d’émissions de télévision sur ces femmes qui ont fait l’histoire, la presse n’a pas fait d’articles. Ces femmes ne sont absolument pas gratifiées et mises en avant comme elles devraient l’être. Mais est-ce que ce n’est pas un phénomène classique ? Finalement, a‑t-on envie de remercier les gens qui dérangent de nous déranger ? A‑t-on souvent rendu hommage aux gens, morts pour la plupart, pour ce qu’ils nous ont apporté ? Je crois malheureusement que ce n’est pas le cas. Nous avons été ridiculisées, traitées de mal-baisées, d’hystériques, de moches, et ça n’a pas non plus donné envie de s’identifier à nous.
Le féminisme a été tellement caricaturé que des femmes qui sont profondément féministes le rejettent effectivement. Combien de femmes commencent leur phrase en disant : ” Je ne suis pas féministe, mais… ” ! Ça, c’est terrible. Pourtant, si on aborde les problèmes calmement avec elles, elles reconnaissent en général que si les choses vont mieux, c’est grâce à nous, et que ce terme ayant été tellement déprécié, elles ont peur de l’employer pour elles-mêmes. Elles ne sont pas toutes dans la séduction des hommes, mais elles ne veulent pas être identifiées à des femmes caricaturées qu’elles ne connaissent pas, qu’elles n’ont pas connues personnellement, dont elles n’ont pas connu l’humour et la gaieté. C’est très flagrant dans les débats qui suivent les projections de Debout ! C’est la première chose que les gens disent : ” Je ne savais pas que les féministes étaient comme ça ! “. Je suis très étonnée de voir que des jeunes découvrent que les filles avaient beaucoup d’humour, étaient belles et pas dogmatiques ! Les vidéos montrent les yeux qui brillent encore aujourd’hui, trente ans après. Le rôle des images dans la transmission est donc décisif, elles permettent de casser les clichés. Le Mouvement de libération des femmes a malheureusement trop peu d’archives. C’est pour cette raison que j’ai nettoyé et monté récemment la totalité des rushs des interviews de Debout ! Cela représente plus de vingt heures d’archives avec des pionnières du Mouvement en France et en Suisse ! Si les jeunes femmes étaient un peu plus informées, elles ne pourraient que suivre notre exemple. Ce qui importe, c’est effectivement de leur faire comprendre que c’est un grand bonheur et une grande rigolade de se battre ! Nous avons toutes à gagner de lever la tête, tout le monde, tous les opprimés de la terre.
Dans Debout !, tu demandes aux femmes interviewées ce qu’elles aimeraient dire aux jeunes femmes d’aujourd’hui. Je te pose à mon tour la question …
Il faut s’entendre sur ce qu’est le féminisme… Nous n’avons jamais décerné d’étoiles. Toute femme qui bouge, qui est consciente, qui veut faire un peu évoluer les choses, est féministe. Toute femme qui décide de ne plus être un paillasson, pour moi, est féministe. Je n’ai pas de leçons à donner aux jeunes femmes d’aujourd’hui. Je ne vais pas les juger de ne pas prendre le même chemin que nous, de ne pas descendre plus nombreuses dans la rue. C’est aussi la situation financière, économique, politique actuelle qui fait qu’il n’y a pas un mouvement au sens où on l’entend. Le Mouvement de libération des femmes n’aurait probablement pas pu exister si nous n’avions pas été dans une conjoncture économique très favorable. Les grands mouvements de société peuvent se faire quand les choses vont bien. Si on arrêtait de travailler pendant un an, on retrouvait du boulot sans problème. La vie était quand même beaucoup plus facile.
Je suis très solidaire. Je pense que l’énergie de nombreuses jeunes femmes, aujourd’hui, est dans la tentative d’établir de nouveaux rapports avec leur compagnon. Et ça en plus du boulot, où règne la compétition, c’est déjà beaucoup. Elles luttent là où elles sont et à mon avis, elles sont en train de faire l’histoire, différemment, mais peut-être de manière encore plus prégnante que nous. Elles font la révolution dans leur couple, dans leur quotidien. Nous, nous l’avions faite dans la rue, nous avons posé des bases, nous avons fait changer les lois. D’une certaine manière, nous l’avons fait théoriquement dans les années 70 et maintenant elles sont en train de tisser la toile, et c’est peut-être ce travail en profondeur qui est en train de se faire. On pourrait dire qu’aujourd’hui les femmes sont dans la réalisation pratique de nos rêves et de nos utopies. Aujourd’hui les jeunes femmes ou les pères ne disent pas toute la journée à leurs fils qu’ils sont les plus grands génies de l’humanité, et en revanche, ils ne sont pas totalement désespérés quand une fille naît. Il n’y a plus le même poids sur les épaules des garçons. Les choses ont beaucoup bougé. De plus en plus d’hommes s’occupent de leurs enfants et y prennent du plaisir. Quand on va à la sortie des classes, c’est flagrant. Ils ne sont pas encore brillants dans les tâches ménagères, mais ils vont s’y mettre.
La relève n’est donc peut-être pas médiatique, on n’en parle pas tous les jours dans les journaux, elle est peut-être souterraine, mais capitale. Je suis prête à penser cela, sans aucune démagogie. Il ne faut donc avoir aucune aigreur à l’égard des jeunes femmes d’aujourd’hui. Elles peuvent se réveiller collectivement un jour, moi je suis pleine d’espoir. De toute façon je pense que ça ne peut aller que de l’avant, les femmes ne vont pas rentrer à la maison… Je crois que l’ère des paillassons est terminée.