Star Wars 7 : l’orchestre médiatique joue “La Marche promotionnelle”

Le journalisme cinéma se discrédite en adoptant un registre majoritairement et même parfois exclusivement promotionnel. Dans les médias dominants, la critique cède sans cesse du terrain au marketing et à la contemplation participative du buzz.

À l’heure où nous publions le pré­sent article, aucun jour­na­liste n’a vu le nou­veau film de la saga Star Wars, qui sort le 16 décembre en France. Pour­tant les médias en parlent abon­dam­ment depuis plu­sieurs mois, voire années, relayant et ampli­fiant la com­mu­ni­ca­tion très habile de Dis­ney, le nou­veau pro­prié­taire de la fran­chise créée par George Lucas. Comme nous l’avions déjà consta­té avec le trai­te­ment média­tique d’Ava­tar (2009) ou des Aven­tures de Tin­tin (2011), le jour­na­lisme ciné­ma se dis­cré­dite en adop­tant un registre majo­ri­tai­re­ment et même par­fois exclu­si­ve­ment pro­mo­tion­nel. Dans les médias domi­nants, la cri­tique cède sans cesse du ter­rain au mar­ke­ting et à la contem­pla­tion par­ti­ci­pa­tive du buzz.

Pré­ci­sons d’emblée que ce qui suit ne relève en rien d’une cri­tique du film Star Wars épi­sode VII : Le Réveil de la Force, réa­li­sé par J. J. Abrams. Et pour (double) cause. D’une part, ce n’est pas la voca­tion d’Acri­med de s’aventurer sur le ter­rain de la cri­tique de ciné­ma, d’autre part, comme tous ceux qui glosent copieu­se­ment sur le film dans les médias, nous ne l’avons pas vu. En effet, « le film ne sera mon­tré à la presse que la veille de sa sor­tie, dans un lieu tenu secret jusqu’au der­nier moment, sous réserve de n’en rien dire jusqu’au mer­cre­di 9h01, avec une déro­ga­tion pour les quo­ti­diens du matin, qui doivent cepen­dant s’engager à ne révé­ler aucun élé­ment-clé de l’intrigue. »

Der­nière ligne droite d’un mara­thon pro­mo­tion­nel de trois ans

Après avoir ache­té les stu­dios d’animation Pixar en 2006 (7,4 mil­liards de dol­lars) et Mar­vel Enter­tain­ment en 2009 (4 mil­liards), la Walt Dis­ney Com­pa­ny s’est offert fin 2012 Lucas­film[George Lucas déte­nait la socié­té à 100 %.]], pour 4,05 mil­liards de dollars[[Outre la très lucra­tive marque Star Wars, c’est aus­si India­na Jones qui est tom­bé dans l’escarcelle de la bande à Pic­sou. En plus des parcs à thème et de [nom­breuses autres entre­prises, Dis­ney pos­sède deux grands groupes audio­vi­suels aux États-Unis : ABC et ESPN.]]. La mise en chan­tier d’une nou­velle tri­lo­gie Star Wars est immé­dia­te­ment annon­cée. La pro­mo­tion de l’épisode 7 com­mence alors.

Ain­si, depuis trois ans, les grands médias – et quelques autres – servent de caisse de réso­nance docile au mar­ke­ting de Dis­ney, com­men­tant la moindre infor­ma­tion four­nie par la pro­duc­tion, spé­cu­lant quand il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent, ou rétros­pec­ti­vant à pro­pos de l’univers créé par George Lucas.

Et à mesure que la sor­tie du film approche, les bat­te­ries média­tiques inten­si­fient le feu. Depuis quelques semaines, l’offensive prend même des pro­por­tions inédites.

Les maga­zines de ciné­ma ont été en pre­mière ligne pour faire mon­ter la sauce, bro­dant au fil de leurs édi­tions sur les maigres élé­ments qui fil­traient à pro­pos du film. Sans sur­prise, Stu­dio Ciné Live, Pre­mière, L’Écran Fan­tas­tique, Mad Movies et SFX répondent pré­sent en cette fin d’année :

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Stu­dio Ciné Live, qui avait déjà mis Star Wars 7 à la « Une » en… février 2014, pro­pose même deux cou­ver­tures pour son édi­tion de décembre 2015, une pra­tique qui a notam­ment pour but d’inciter les fans atteints de col­lec­tion­nite à ache­ter les deux :

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Cer­tains des pré­ci­tés ont éga­le­ment sor­ti un hors-série pour l’occasion, comme Stu­dio Ciné Live (qui rem­porte haut la main la médaille d’or de la pro­mo­tion), L’Écran Fan­tas­tique et SFX :

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Quant aux heb­do­ma­daires géné­ra­listes, ils ont mis les petits plats dans les grands pour accueillir la pro­duc­tion Dis­ney. Par exemple, L’Obs et Le Figa­ro Maga­zine :

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Évi­tant le sui­visme, Le Point, Télé­ra­ma et Les Inro­ckup­tibles ont pro­po­sé un hors-série :

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Et le men­suel Phi­lo­so­phie Maga­zine se démarque avec… un hors-série :

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La « phi­lo­so­phie » ou les réfé­rences de Star Wars, les mœurs étranges des fans, les pro­duits déri­vés, l’avis de telle ou telle per­son­na­li­té sur la saga, les spé­cu­la­tions en tout genre, etc., les pré­textes ne manquent pas pour par­ler du nou­veau film[Sur Europe 1, le nou­veau nou­veau phi­lo­sophe Raphaël Entho­ven, à l’aise pour ratio­ci­ner quel que soit le sujet, pose la ques­tion : « Que pou­vons-nous apprendre de la Force ? » Slate pense que « [l][’histoire de Luke Sky­wal­ker est celle d’une radi­ca­li­sa­tion ter­ro­riste ». Et LeFigaro.fr s’inquiète : « et si le film était mau­vais ? »]]. N’ayant pas vu celui-ci, les jour­na­listes en sont géné­ra­le­ment réduits à glo­ser à l’envi sur les bandes-annonces, les « indis­cré­tions » et pseu­do-révé­la­tions sur les acteurs et le scé­na­rio, les pré-ventes pour les pre­mières séances…

Les pro­grammes télé et la presse jeu­nesse aussi

Comme per­sonne ne doit échap­per au rou­leau com­pres­seur pro­mo­tion­nel, cela donne ceci :

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Quant aux enfants qui lisent Le Jour­nal de Mickey ou Pic­sou Maga­zine, ils sont cap­tifs de l’entreprise aux grandes oreilles :

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S’il arri­vait par mal­heur que le bouche-à-oreille du film soit mau­vais et que la décep­tion gagne les fans, les jeunes lec­teurs de la presse Dis­ney en seront à coup sûr les pre­miers informés.

Prin­cipe média­tique : par­ler de ce dont les autres parlent, il faut

Pour les médias, il appa­raît comme évident qu’il faut par­ler mas­si­ve­ment du nou­veau Star Wars. Pour­quoi ? Parce que, voyons, il est évident qu’il faut par­ler mas­si­ve­ment du nou­veau Star Wars. Cette jus­ti­fi­ca­tion cir­cu­laire neu­tra­lise par avance toute objection.

La presse quo­ti­dienne (payante et gra­tuite) a elle aus­si lar­ge­ment par­ti­ci­pé à la promotion[[Elle le fera très pro­ba­ble­ment encore dans les jours à venir.]]. Il y a tant d’occurrences que nous n’essaierons pas d’être exhaus­tif. Quelques don­nées cepen­dant pour les prin­ci­paux quo­ti­diens : la recherche « Star Wars » sur le site de Libé­ra­tion donne 99 résul­tats (certes, pas tous plei­ne­ment per­ti­nents) pour l’année écou­lée ; sur LeMonde.fr, la même requête pro­duit 144 articles (là encore, la per­ti­nence n’est pas infaillible) ; quant au site du Figa­ro, il fait très fort : 43 articles en… un mois. Qua­si­ment tous consa­crés au nou­veau film. Et s’agissant du site du Pari­sien, c’est aus­si un ou deux articles par jour depuis le début du mois de décembre.

Et la presse quo­ti­dienne régio­nale est à l’unisson :

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Les sta­tions de radio n’ont pas été en reste. Europe 1, en sa qua­li­té de « radio par­te­naire de l’événement ciné de l’année », assure une pro­mo­tion zélée du film. Par exemple, les bate­leurs Jean-Pierre Elkab­bach et Cyril Hanou­na « se mettent dans la peau des per­son­nages de Star Wars » dans cette séquence déso­pi­lante[Voir par ailleurs l’abondant « [dos­sier » Star Wars sur le site Inter­net de la radio.]].

Sur France Inter, Léa Sala­mé met ses com­pé­tences de « meilleure inter­vie­weuse de France » au ser­vice de la cause. Et c’est encore l’humour qui est à l’honneur avec ce « 7h50 » du 11 décembre lan­cé très sérieu­se­ment par Patrick Cohen : « Léa Sala­mé, à pré­sent vous rece­vez Dark Vador ». Suit une « inter­view » du per­son­nage bien connu de Star Wars[Pour les ama­teurs – plus ou moins moqueurs – c’est à [écou­ter ici.]].

Tou­jours sur France Inter, la chro­nique « Paren­thèse » du 13 décembre était inti­tu­lée « Phi­lo­so­pher au sabre laser ! » Un article publié le 12 décembre sur le site de la radio est modes­te­ment titré « Tout sur Star Wars ». Le 13 décembre, la revue de presse mati­nale trai­tait en pre­mière posi­tion de Star Wars (suc­cès, pro­duits déri­vés, etc.), puis de la COP 21, et enfin du second tour des élec­tions régio­nales. On tend en vain l’oreille pour « écou­ter la dif­fé­rence »…

Cédant au côté obs­cur de la Force de vente, France Info a car­ré­ment créé une émis­sion heb­do­ma­daire dédiée à Star Wars, « Géné­ra­tion Jedi », un pro­gramme qui béné­fi­cie de son propre site Inter­net et affiche une indé­niable exi­gence cri­tique : « Décou­vrez com­ment Star Wars a chan­gé le monde ». Assu­rer le retour sur inves­tis­se­ment d’une mul­ti­na­tio­nale du diver­tis­se­ment, une mis­sion de ser­vice public ?

Comme on peut le consta­ter ici, RTL, quoiqu’un peu à la traîne, par­ti­cipe néan­moins au mara­thon promotionnel[[Des constats simi­laires peuvent être faits avec les chaînes de télé­vi­sion mais lais­sons celles-ci de côté pour évi­ter que la démons­tra­tion soit trop fastidieuse.]].

Rap­pe­lons une fois encore que tous les jour­na­listes qui ont pro­duit ce tor­rent de conte­nus n’ont pas vu le film, ils ne savent donc pas si la qua­li­té de ce der­nier jus­ti­fie un tel engoue­ment, une telle expo­si­tion. Mais Dark Mickey obtient appa­rem­ment ce qu’il veut des troupes de choc médiatiques.

Une pro­phé­tie autoréalisatrice ?

Pour pro­mou­voir le film de J. J. Abrams, Dis­ney a adop­té une stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion au long cours[[La cam­pagne, très réflé­chie, s’est éta­lée sur plus de trois ans.]] s’appuyant prin­ci­pa­le­ment sur Inter­net et les réseaux sociaux. En France, peu de bandes-annonces ont été pro­je­tées dans les salles de ciné­ma, de même, l’affichage dans les rues et les trans­ports en com­mun est rela­ti­ve­ment modeste[[À quelques excep­tions près. Il en sera ques­tion plus bas.]]. Dis­ney comp­tait donc sur un large écho dans les médias pour ali­men­ter le buzz, et c’est ce qui s’est pro­duit. Ces der­niers ont fait exac­te­ment ce que le stu­dio atten­dait d’eux. Et gra­tui­te­ment de surcroît.

La boucle est bou­clée lorsque les médias se mettent à com­men­ter la stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion de Dis­ney et… l’emballement média­tique. Et ils riva­lisent d’aveuglement pour occul­ter leur propre contri­bu­tion aux phé­no­mènes dont ils rendent compte. « L’événement » existe en soi, il s’épanouit en toute auto­no­mie en dehors des locaux de la rédac­tion. Avec Star Wars, il s’agit d’alimenter une dyna­mique pro­mo­tion­nelle en fai­sant mine de lui être exté­rieur. Le mimé­tisme est si puis­sant qu’il empêche d’avoir un recul sur les pra­tiques journalistiques.

S’il est indé­niable que le film est désor­mais très atten­du, on peut se deman­der dans quelle mesure cela relève d’une pro­phé­tie auto­réa­li­sa­trice copro­duite par Dis­ney et les médias.

Que le Busi­ness soit avec vous

Faire de la réclame plus ou moins sub­tile pour Star Wars revient non seule­ment à favo­ri­ser le colosse de l’industrie du diver­tis­se­ment qu’est Dis­ney, mais aus­si toutes les marques par­te­naires et la vente des pro­duits déri­vés. Le ciné­ma a certes une dimen­sion indus­trielle mais est-ce bien la voca­tion du jour­na­lisme de ser­vir d’auxiliaire aux commerçants ?

D’ailleurs, l’offensive publi­ci­taire va au-delà des médias, les entre­prises asso­ciées étendent la sur­face d’exposition du film avec leurs propres vec­teurs et opé­ra­tions de com­mu­ni­ca­tion. Ain­si, le citoyen est immer­gé mal­gré lui dans un bain pro­mo­tion­nel, subis­sant les tirs croi­sés de tous ceux qui ont inté­rêt au suc­cès du film.

Dans le cas de Star Wars, la liste des par­te­naires com­mer­ciaux donne le ver­tige : Google, HP, Nest­lé, Leclerc, Celio, La Poste, Vol­vic, Gale­ries Lafayette, Car­re­four, Sub­way, Uni­q­lo, Kickers, Dura­cell, Flunch, Fiat-Chrys­ler, Stance, Cover­girl, ANA, Nixon, S.T.Dupont, Gene­ral Mil­ls, Ample Hil­ls, Cou­rage & Kind, etc.

Il faut bien sûr ajou­ter à cela les fabri­cants de jouets comme Has­bro et Lego, et les grandes enseignes qui les vendent, notam­ment La Grande Récré et Toys “R” Us. Toutes ces entre­prises ont un inté­rêt com­mer­cial dans l’engouement autour du film. De même que Havas Media et Media­trans­ports qui ont orga­ni­sé pour le compte de Dis­ney une grande opé­ra­tion publi­ci­taire dans les trans­ports en com­mun de plu­sieurs villes[Voir [cet article de CB News.]].

Ces aspects com­mer­ciaux ne sont pas tou­jours dis­si­mu­lés dans les médias mais ils sont inté­grés cyni­que­ment et comme « naturalisés ».

Dis­tor­sion de concurrence

Les médias domi­nants pra­tiquent une véri­table « dis­tor­sion de concur­rence » en ce qui concerne les œuvres ciné­ma­to­gra­phiques. Il y a de rares excep­tions mais en règle géné­rale, l’exposition média­tique dont béné­fi­cie un film est cor­ré­lée à son bud­get (et à la part dédiée à la com­mu­ni­ca­tion), ce qui pri­vi­lé­gie de fait les grands stu­dios. Ain­si, les médias contri­buent acti­ve­ment à la struc­ture d’oligopole à franges[[Pour une défi­ni­tion, voir Wiki­pé­dia.]] que pré­sente l’industrie du cinéma.

Ceci abou­tit à une situa­tion pro­fon­dé­ment inéga­li­taire dans laquelle ce sont les films qui ont le moins besoin de pro­mo­tion média­tique pour trou­ver leur public qui en béné­fi­cient le plus. Et les œuvres aux bud­gets modestes reçoivent géné­ra­le­ment des miettes jour­na­lis­tiques, ce qui les han­di­cape dès le départ dans l’accès aux spectateurs.

Si on admet une inéga­li­té dans le trai­te­ment des films, c’est le juge­ment cri­tique (hon­nête) qui devrait déter­mi­ner l’espace res­pec­tif dont ils béné­fi­cient. Il est urgent que la cri­tique reprenne ses droits et recon­quière le ter­rain per­du sur la pro­mo­tion et la com­men­tai­ro­lo­gie. Par ailleurs, le plu­ra­lisme est impor­tant en matière cultu­relle comme dans les autres domaines. Et son expres­sion ne doit pas être délé­guée aux médias alter­na­tifs, aux publi­ca­tions de niche, etc. C’est au sein des médias domi­nants qu’il faut impo­ser le pluralisme.

Le site des Échos nous apprend que l’action Dis­ney se porte très bien à Wall Street grâce au suc­cès anti­ci­pé de Star Wars 7. Et « JP Mor­gan le dit clai­re­ment : dans une note récente à ses clients, il recom­mande l’achat de Dis­ney en rai­son de “Star Wars” ». Enri­chir les action­naires de la « mul­ti­na­tio­nale du rêve » et les tra­ders, suivre com­plai­sam­ment l’air du temps cultu­rel : il semble qu’on puisse ima­gi­ner mieux pour le jour­na­lisme ciné­ma et la cri­tique. Ceux-ci devraient avoir à cœur d’éclairer les publics en éva­luant et ana­ly­sant avec rigueur et indé­pen­dance à la fois les films (à condi­tion de les avoir vus…) et les pra­tiques de l’industrie qui les fabrique.

Laurent Dau­ré

Source de l’ar­ticle : ACRIMED

Post-scrip­tum : C’est l’occasion de ren­voyer vers le texte de pré­sen­ta­tion et la vidéo du Jeu­di d’Acrimed que nous avons orga­ni­sé sur la cri­tique de ciné­ma. La cri­tique de ciné­ma entre crise et muta­tion, avec Alex Mas­son et Michel Ciment (vidéo)


Notes :