Le cinéma indépendant fête le premier anniversaire de la Révolution égyptienne. Reflet Médicis a inauguré le Festival mercredi 25 avec un film italien de Stefano Savona, Tahrir, Place de la Libération. L’événement a fait salle comble, une salle chauffée par un bel Egyptien à la chemise immaculée, surmonté d’un casque de cheveux bouclés et muni d’un grand mouchoir dans le style Oum Kalthoum, qui a fermement invité le public à battre des mains au rythme de ses chansons, très théâtralement exécutées.
J’attendais le film avec deux références en tête : la plus récente, Mafrouza, film sorti cet été. La réalisatrice, Emmanuelle Demoris, a choisi comme lieu de tournage une ancienne catacombe d’Alexandrie, devenue bidonville ; elle y situe des séquences pittoresques, autour d’une “vedette” qui est un fainéant plein de bagout, dont on ne sait trop si elle veut se moquer de lui ou le présenter comme le prototype de l’Egyptien. Elle apparaît elle-même dans son film, pour montrer à quel point elle est bien intégrée dans le bidonville, et crédibiliser son histoire, qui inclut bien sûr un épisode de mise en garde contre les Islamistes. L’autre, c’était La Chine d’Antonioni, film de 1972 ressorti en salles en 2009 ; Antonioni est devenu, pour l’occasion, “l’Homme à la caméra” (selon l’expression de Dziga Vertov) : il n’est qu’un oeil qui enregistre, sans aucun jugement de valeur, donnant un visage, mille visages à ce pays toujours mal connu ; on sortait du film émerveillé par tant de richesse humaine.
S. Savona semble avoir choisi une position intermédiaire : au début du film, la caméra s’attarde sur un visage filmé de profil, au long nez droit et aux lèvres épaisses : on reconnaît le visage d’un fameux pharaon (lequel ? je ne me souviens pas) et on est ébahi par cette manifestation de “l’Egypte éternelle”. Mais aujourd’hui seuls les touristes rêvent encore des Pharaons (les Egyptiens, eux, étaient justement occupés à se débarrasser de leur lointain successeur). Heureusement, on passe vite au présent : des groupes d’Egyptiens scandant des slogans, ou riant d’un théâtre de Guignol improvisé, où un faux Moubarak expliquait pourquoi il ne voulait pas partir : il voulait figurer au Guinness Book comme le dirigeant resté le plus longtemps au pouvoir. Parmi les slogans, je retiendrai celui qui est selon moi le plus profond : “Un kilo de lentilles coûte 10 livres !” (En Bolivie, c’est une révolte contre l’eau privatisée, donc chère, qui a mené à l’élection d’Evo Morales).
Mais dans ce film choral s’impose bientôt une “vedette”, un jeune photogénique et cabotin : c’est à travers son regard qu’on va voir la révolution en marche ; il se définit comme libéral, et pose sans hésiter les objectifs : démocratie et laïcité ; on l’entend gloser là-dessus, tandis que la caméra montre, derrière lui, des rangées compactes d’Egyptiens accroupis pour la prière, matérialisation des menaces qui pèsent sur la Révolution et les sympathiques étudiants progressistes. Mais il agit, aussi : lorsque les choses se gâtent, on le voit tout à coup qui revient du “front”, l’air dolent, avec un pansement sur la tête et appuyé, véritable gag (d’où est donc sorti cet accessoire ?), sur une belle canne en bois verni.
Le spectateur qui était venu pour s’instruire, se faire une idée plus précise des groupes d’idées et d’intérêts en présence , a la désagréable impression de se faire mener par la main sur un itinéraire balisé et terriblement simpliste : d’un côté, les gentils, les étudiants modernes et laïques de Facebook, de l’autre, les méchants, les islamistes aux noirs desseins. L’animateur de la soirée nous avait prévenus que la réalité égyptienne était complexe, et on pouvait espérer que le réalisateur, après avoir passé quelques semaines, voire quelques mois là-bas, nous en donnerait au moins un aperçu ; mais non, il nous enferme dans le manichéisme habituel des médias. Du reste, c’est un film de commande, et on comprend que l’objectif est de confirmer la version correcte des événements : la Révolution, c’est très sympathique, mais à condition de la canaliser suivant les schémas occidentaux. On pense à la devise du Prince Salinas dans Le Guépard de Visconti : “il faut bien que quelque chose change pour que tout reste comme avant”.
Le film montre clairement, chez les Egyptiens, un désir primordial de se réapproprier leur pays et d’affirmer leur identité ; encore faudrait-il donner un contenu réel à cette identité : les intellectuels “progressistes” européens n’ont pas encore intégré le fait que les Egyptiens sont musulmans ; certes, il y a aussi des chrétiens, c’est un élément de la complexité de la situation. Mais les chrétiens sont un prétexte commode pour faire table rase de l’identité égyptienne et couler partout un béton laïque à la française : ils forment en Egypte une importante minorité (6 à 10 %) en pays musulman depuis 1400 ans : c’est donc qu’ on a élaboré là des solutions de coexistence au moins aussi valables que les nôtres. Du reste, au cours du débat, les animateurs ne semblaient pas se douter qu’il y a eu des élections et que les Frères musulmans ont remporté une large majorité : la laïcité ne semble donc pas être une priorité pour le peuple égyptien. Certes, on peut s’interroger sur les intentions des islamistes (encore une fois, la situation est complexe : peut-être ne sont-ils qu’un plan B pour sauvegarder les intérêts occidentaux) ; mais il faut admettre que l’affirmation musulmane est le premier pas vers la réappropriation par le peuple de son destin, et le laisser tracer lui-même son chemin.
Décidément, ce film semble plutôt pencher vers l’esprit Mafrouza que vers l’objectivité empathique de La Chine. La semaine prochaine (mardi 31 janvier, puis le 3 février), les 3 Luxembourg ont programmé Fauteuils en cuir, un film sur la corruption et la pénurie d’eau et de poisson à Suez : nous pourrons sans doute alors pénétrer plus loin dans la réalité vécue des Egyptiens.
Rosa Llorens
Source : LGS