Le cinéma serait-il seulement perceptif ? ne serait-il pas plutôt discursif ?
« VOICI LES RUSHES D’UN FILM… UNE MINE ! MAIS JE DOIS LES RESSERER, LES RECOMPOSER POUR ETABLIR UNE VERITE NOUVELLE, PUREMENT CINEMATOGRAPHIQUE, INTELLIGIBLE ET ÉMOUVANTE, INTENSIFIÉE PAR LE MONTAGE (EFFETS KOULECHOV MULTIPLES). UN MONDE « SUPRA‑REEL » QUE PERSONNE NE PEUT OBSERVER DIRECTEMENT. »
— — – passons au montage — — - —– —— en recomposant les fragments des rushes — — — -
= JE COMPOSE UNE VÉRITÉ NOUVELLE…
= RUMINE, MOUVANTE, LA VERITE DU MONDE
= KOULECHOV, ELIGIBLE, VEUT REPOSER UN PUR EFFET ETABLI
= DIRE INTENSÉMENT MAIS PEU…
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L’art du raccord (et de la continuité apparente) engage la responsabilité du cinéaste… (déjà engagée, du reste, dès la prise de vues, par le choix des axes et des moments décisifs).
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plan 1 plan 2 plan 3 plan 4 plan 5
Les plans raccordent à la fois par les contenus (inférences) et par les formes (fluidité visuelle)…
TOURNAGE DOCUMENTAIRE IMAGE
L’image n’est pas le « réel », mais seulement un aspect momentané relié à un point de vue.
Le champ objet n’a pas d’images à priori, il faut les construire à partir de ce que voit l’œil, avec un objectif qui voit plus large et plus profond, un objectif qui regarde la scène « avec les épaules»….
Montré, masqué, exclu
Montrer quoi ? Impossibilité de filmer l’entier d’un lieu, même au grand angle. Le cadre cinéma ne montre en effet qu’un quart des apparences en créant sans cesse du hors champ : hors champ frontal, dorsal du frontal, hors champ dorsal, et même dorsal du dorsal. L’action se répartit sur les côtés, en arrière, et l’on accède seulement à l’aspect frontal momentané.
Ex : la cuisine d’un grand restaurant. Les cuisiniers travaillent en étroite collaboration et effectuent plusieurs taches à la fois. L’espace global de la cuisine excède la délimitation du champ. L’espace cadré ne permet pas de présenter simultanément les différentes activités du processus.
Le point de vue caméra sélectionne une partie du champ total (d’où exclusion), et dans ce champ certains éléments en recouvrent d’autres (d’où masquage), au point d’effacer une partie intéressante de l’activité, comme lorsqu’un cuisinier s’approche en gros plan. Tandis que des éléments imprévus et sans intérêt entrent dans le champ (d’où encombrement, fouillis), jusqu’à brouiller la clarté de ce que l’on cherche à montrer.
Il s’agit donc de se frayer un chemin visuel et sonore dans la complexité brute de l’observation. De souligner et de retenir les phases importantes, d’accéder à l’intelligibilité. Et même de dévoiler un aspect caché, apparemment connu, et de ce fait négligé par l’attention.
Personnages et milieu.
Plus le plan est large, meilleure est la perception synthétique du lieu, surtout si les personnages (générateurs de masquage et de recouvrement) ne sont pas trop nombreux. Plus le plan est serré, meilleure est la perception analytique de l’action, mais on perd l’appréciation d’ensemble. Aucun plan n’est donc à même de rassasier le spectateur… sauf à maîtriser un plan séquence où les différentes actions viendraient se jouer successivement en avant-plan. On est donc amené à découper (différentes situations, différents personnages, et même semi subjectifs avec amorce) en variant les points de vue auxquels s’adossent chacune des images.
Si les mêmes actions se répètent (dans la journée ou d’un jour à l’autre) il n’est pas très difficile de raccorder des prises temporellement éloignées pour obtenir au montage une continuité convaincante. Mais certaines situations sont uniques et nécessitent d’être rejouées aussitôt, si l’on veut disposer des différents aspects nécessaires à la construction claire de la situation filmée.
Champ et hors-champ sont donc amener à dialoguer dans la succession des faits et l’enchaînement des actions.
Le masquage in est la forme première du hors champ. La porte toute blanche d’un frigo s’ouvre : une profusion de mets se déploie dans la profondeur, certains en masquant partiellement d’autres. Un cuisinier se déplace (décentrage) et démasque un collègue en pleine activité d’épluchage. On découvre derrière lui une batterie de fourneaux… L’occultation partielle et provisoire entre dans la mise en scène, qu’il faut savoir organiser temporellement. C’est donc le réglage réciproque du point de vue caméra et du mouvement des personnages qui permet de révéler un lieu, une activité, en jouant incessamment de l’encombrement et de l’exclusion.
Mise en perspective.
Un mouvement de personnage dans la profondeur modifie visuellement la partie recouverte et masquée par le déplacement. Lisibilité et masquage changent donc simultanément. C’est là une loi majeure de la perspective dite centrée : la proportion personnage/milieu varie avec la distance du personnage, et avec elle se modifie la lisibilité des expressions et des actions : grande en gros plan face, elle tend vers zéro en plan lointain de dos. La perspective est aussi dite hiérarchique, car elle donne de l’importance au personnage de premier plan, tandis qu’elle minimise le décor ou les personnages situés en arrière plan (focalisation par la distance).
Notons en passant les orientations du regard, du visage et des épaules : la perspective propose nécessairement une gradation variable de la « présence au spectateur », laquelle s’affirme par l’orientation du visage (face, profil, trois-quarts, dos) et du regard (tantôt en interne, tourné vers les pensées et les émotions, tantôt en externe, attentif à un élément in ou off). Une mise en scène documentaire ne peut ignorer cette composante très active de la relation spectateur/personnages.
Un mouvement latéral de personnage –du centre vers le bord cadre– est de toute autre nature : la proportion décor/acteur reste constante. La lisibilité de l’action ne varie pas, même si la dite action s’intensifie. Cependant la perte de présence –on voit le déplacement de profil, le personnage s’est décentré en bougeant– appelle souvent un autre plan (face ? plus serré ? plus centré ?).
La réduction du champ objet (la situation et ses personnages) à un champ image délimité (le cadrage rectangulaire en 2d) oblige à penser le point de vue d’où se construit la perspective hiérarchique et sa lisibilité, la gradation des effets de présence et de focalisation, le réglage des recouvrements et des masquages liés à la distance et aux déplacements.
Mise en place
Ces considérations laborieuses deviendront intuitives avec l’expérience : l’axe et les différents plans de déploiement des actions dans la profondeur ; les orientations corporelles des acteurs et leurs mouvements (yeux, visage, épaules); la position du centre d’intérêt principal dans le rectangle du cadre (centré-décentré-en amorce ?) ; la focalisation, c’est-à-dire le suivi ou le non suivi (décentrages, sorties de champ) de cet épicentre principal par des panos d’accompagnement ou de recadrage.
Parfois la trajectoire d’un personnage change à l’intérieur d’un plan : parallèle puis perpendiculaire à l’axe de prise de vues. La lisibilité, le masquage, la grosseur de plan varient en conséquence. L’orientation corporelle bouge aussi : face, profil, lancer de regard en off, retournement. Ces mouvements prévus ou imprévus donnent de l’importance au décor, à un accessoire, à un objet, à une lumière –ou la réduisent – , accentuent la présence et l’accès aux intentions, aux réactions, à la vie intérieure des protagonistes –ou l’escamotent.
En somme le fond de l’image est cadré photographiquement (plan fixe, composition, amorces vers le hors champ) tandis que les personnages sont cadrés cinématographiquement (ils bougent, on les suit avec de l’air devant le mouvement, on les coupe en dehors des articulations corporelles).
====================================================Paramètres simplifiés=
Plan de déploiement de l’action (perpendiculaire ou parallèle à l’axe)
Personnage (centré ou décentré, en amorce)
Orientation (face, profil, dos)
Distance (avant plan, second plan, arrière plan)
Focalisation (suivi, non suivi, sortie de champ ; accompagnement au point)
Démasquage (un personnage recule ou se déplace) ; masquage momentané.
Exclusion momentanée (ex : un pano déclenché par un mouvement de personnage)
D’un plan à l’autre
L’aspect, soit la configuration personnages/milieu change grâce à la succession des plans. On est certes toujours dans le même décor, mais les fonds changent, sans forcément se chevaucher d’un plan à l’autre. La proportion relative des masses et des mouvements évolue, le masquage et la focalisation aussi. On est bien dans un « discours » en images et en sons, ordonné par la succession des points de vue et des instants choisis.
Sans doute, l’encombrement soudain par des éléments inattendus, les entrées et sorties de champ imprévues, les déplacements chaotiques dans le champ, augmentent les difficultés du tournage en documentaire. Comment faire découvrir au spectateur les différentes facettes d’une situation ?
C’est là qu’intervient la qualité de la relation du cinéaste avec les personnes filmées.
Certaines se prêtent au jeu, du fait de la présence de la caméra, pour mieux montrer ce qu’elles font, ralentir certains gestes, les accentuer aussi bien, mais le risque est alors celui du surjeu. Elles cherchent à en rajouter, comme d’autres à en soustraire. Celles-ci, bien qu’ayant accepté le tournage, cherchent à esquiver la caméra (par timidité ?) ne voulant montrer leur image. D’autres encore, jouent juste, mais « à côté » de leur réalité, pensant utiliser le film à leur profit. Le comportement est modifié, il s’adapte au contenu et aux limites du cadrage, il utilise la présence de la caméra et du cinéaste. Ceci pose le problème de la direction d’acteur en documentaire (qui ne ressemble guère à celle de la fiction) et plus largement celle du casting préalable.
Si généralement les personnes acceptent de jouer leur rôle social habituel, elles aiment aussi apparaître à leur façon, se cacher et se montrer en même temps. Il y a là une interaction très forte entre direction d’acteur et direction de cinéaste, dont on ne se rend pas toujours compte au moment du tournage, faute du discernement ou de recul nécessaires.
Comment parvenir au « flagrant délit de sincérité » ?
Seule la qualité des rapports humains que le cinéaste a su construire permet de co-produire les sens du film avec les personnes concernées. Elles connaissent les lieux, la situation, les conflits sous-jacents. Les acteurs du réel coopèrent alors avec sensibilité et intelligence, en raison même de la confiance réciproquement obtenue. Le regard du cinéaste découvre avec eux la réalité qu’ils vivent et se sent concerné par leur regard. Des aspects inconnus et fondamentaux, des dévoilements imprévus et spontanés sont la récompense de ce travail d’approche.
Dans une situation donnée, il est alors important de repérer les emplacements occupés par les personnes en pleine activité, les endroits occupés et inoccupés, voire innoccupables, ce qui permet de délimiter les champs incluant les éléments utiles à la compréhension et de choisir les points de vue pertinents.
L’observation prolongée permet de s’assurer aussi du déroulement temporel, de noter les horaires, les étapes de l’action, les moments qui se répètent et ceux qui ne se répètent pas, de construire un plan de tournage plus ou moins minuté. Certains plans seront doublés, voire triplés, mais l’imprévu est toujours possible, qui ajoute saveur (ou ruine) au plan de tournage.
Il est prudent de multiplier les enregistrements pour disposer de plusieurs solutions de montage.
C’est en comparant ou juxtaposant les points de vue différents (pole situation, pole personnage, semi subjectif) réalisés dans plusieurs enregistrements que l’on peut espérer rendre compte des différentes facettes de cette réalité particulière que l’on cherche à scénographier justement.
Inférences préconscientes, mémoire
Un film qui dit tout, qui explique tout au premier degré verse dans le didactisme ennuyeux. Il faut laisser le spectateur coproduire le sens de l’œuvre en s’appuyant sur les inférences automatiques et immédiates déclenchées par les indices visuels et sonores, sur les inférences préconscientes qui prolongent les images et les sons en mouvement : sous-entendus de la parole, regards, gestes, attitudes. Le spectateur complète et parachève ce qu’il voit et ce qu’il entend. Il prête aux personnages et situations ses propres connaissances, son schéma corporel, ses savoir-faire, la compréhension des intentions et des émotions. Il découvre le semblable et le différent, le même et l’autre. Il est capable d’empathie, de vision projective, d’anticipation.
C’est pourquoi « couvrir » le temps réel de l’action n’est nullement nécessaire au cinéma.
La vitesse du montage est donc plus proche de celle de la pensée (compréhension à partir de moments significatifs) que de celle de la description exhaustive. Le documentaire intensifie le temps, pratique le resserré narratif ou thématique en s’appuyant sur les inférences internes au plan et aussi sur les inférences liées à l’enchaînement des points de vue, de plan à plan. Or, mais, donc, sauf que, tandis qu’au même moment… etc… Deux flux conducteurs ?
Les raccords sont désormais plus proches de l’enchaînement multiple des causes et des conséquences, que de la stricte continuité descriptive. Il faut construire une continuité d’implications, soulignée par les raccords formels mais garantie par les enchaînements qui lient les contenus des plans. Le son joue évidemment un grand rôle dans cette continuité artistique que le « réel » ne connaît pas d’ordinaire : on le recompose dans un temps resserré, pseudo continu.
Au total, le montage à l’écran se double en chaque spectateur d’un autre montage, intérieur celui-la : les données s’amoncellent et rencontrent des représentations intérieures déjà formées qui interagissent avec le film dans le temps « raccourci » de la projection. C’est donc dans la mémoire à court terme que le film finit par exister concrètement pour chacun d’entre nous, avec des émotions désenfouies et des compréhensions nouvelles.