Tout oreille

par Cyril Béghin

Entre­tien avec Daniel Deshays : Le vrai pro­blème avec le son, c’est la ten­dance à l’accumulation

S’il fal­lait défendre l’idée que la créa­ti­vi­té l’emporte sur le genre ciné­ma­to­gra­phique, il suf­fi­rait de faire voir/écouter ce film ani­ma­lier. Il fut construit comme on ne sait plus le faire : mon­tant son et image ensemble. La mon­teuse Jac­que­line Lecomte joue avec le com­po­si­teur Michel Fano qui invente ici son propre lan­gage dans une hybri­di­té sonore et musi­cale. Un des pre­miers films éco­lo­gistes. Un uni­vers poé­tique qu’Orson Welles qua­li­fiait de “tré­sor à ché­rir par les géné­ra­tions de ciné­philes à venir”. Daniel Deshays

Défen­dez-vous une esthé­tique sonore minimaliste ?

Oui, mais c’est plus com­pli­qué. Je montre sou­vent Le Ter­ri­toire des autres (Gérard Vienne, Fran­çois Bel, 1970), un film ani­ma­lier dont Michel Fano a fait la bande-son. Dans le mon­tage, on passe entre les espèces et les zones géo­gra­phiques sans autre logique appa­rente que celle des regards ou des actions. Là, Fano a trou­vé son écri­ture sonore : il décale les syn­chro­ni­sa­tions, crée du musi­cal à par­tir des timbres et des tex­tures des bruits, et super­pose par­fois des sons éloi­gnés du sens de l’image. On a l’im­pres­sion d’en­tendre à tra­vers l’é­coute des ani­maux. C’est un bel exemple de liber­té : en matière de son, on a tous les droits ! Ceci dit, je me méfie de la « musi­ca­li­sa­tion » des bruits.

Dire que cer­tains bruits sont musi­caux, c’est mécon­si­dé­rer le bruit. On voit reve­nir la hié­rar­chie kan­tienne des qua­li­tés : la musique serait en haut et le bruit en bas. Non : c’est le lieu essen­tiel des échanges du monde, d’altérité. Le vrai pro­blème avec le son, c’est la ten­dance à l’ac­cu­mu­la­tion : dans le cadre tout est dési­gné. Avec le numé­rique, les pistes se sont mul­ti­pliées de manière expo­nen­tielle. Antoine Bon­fan­ti disait : « Pas plus de pistes que je n’ai de doigts », et il lui en man­quait un ! Jus­qu’à la fin des années 80, on trou­vait cette éco­no­mie même sur des gros films où le son est très riche. Play­time n’a­vait que treize pistes, alors que c’est un film en quatre canaux. Ça veut dire qu’on était obli­gés de « sor­tir » des sons pour en ame­ner d’autres. Aujourd’hui, on les laisse traî­ner, on a des stra­ti­fi­ca­tions et des conti­nui­tés inutiles. Mais si on com­prend qu’il n’y a pas de conti­nui­té dans la pro­duc­tion des sons, que notre atten­tion saute conti­nuel­le­ment, qu’il n’y a jamais un seul point d’é­coute, alors on peut repen­ser la construc­tion. L’é­va­cua­tion des sons est aus­si impor­tante que leur arri­vée, la rup­ture des conti­nui­tés est fon­da­men­tale. Faire traî­ner des ambiances ne sert à rien.

 

Jacques Tati / Play­time. Le son et l’i­mage sont à la fois inter-reliés et autonomes…

Au début des Vacances de mon­sieur Hulot, la voi­ture monte une pente, cale, et c’est quand elle s’ar­rête qu’on entend quelques oiseaux. Dans le plan sui­vant, deux cyclistes passent, les oiseaux sont encore là, mais une voi­ture double les cyclistes et c’est ter­mi­né. Les ambiances sont inexis­tantes, les sons n’ar­rivent que pour signi­fier : enfin du silence, les oiseaux peuvent chan­ter ! C’est l’in­verse de ce qui se pra­tique aujourd’hui.

Quelles autres rai­sons voyez-vous au trop-plein des bandes sonores aujourd’hui ?

Tout le monde veut jus­ti­fier son poste, avec l’ar­gu­ment qu’il sera tou­jours pos­sible de modi­fier au mixage. Mais le mixage n’est pas l’endroit où on essaye. Le moment d’ex­pé­ri­men­ta­tion devrait être le mon­tage son, et pour cela il faut tra­vailler avec un grand écran, une écoute de salle : être au for­mat. Or la plu­part du temps le mon­tage son se fait sur des moni­teurs télé… La chaine tech­nique est conçue comme si le son n’é­tait pas tou­jours une épreuve phy­sique. Mais c’est un corps à corps ! Le son est une rela­tion phy­sique, c’est une vibra­tion qui pousse de l’air puis le tym­pan, comme un tou­cher. L’i­mage est pro­je­tée sur un écran, le son lui pénètre le corps en réveillant ses mémoires sensibles.

Com­ment arti­cu­lez-vous votre ensei­gne­ment à ces réflexions ?

Je sens la néces­si­té de pen­ser l’acte de construc­tion sonore, plu­tôt que de faire l’analyse d’ob­jets artis­tiques ache­vés. Le son est d’abord une imbri­ca­tion variable de durées, d’intensités, de matières et de dis­tances. Pour le com­prendre, il faut pra­ti­quer le son. Dans mes stages aux Ate­liers Varan, on réa­lise des courts métrages à l’en­vers, on démarre avec le son. Les sta­giaires enre­gistrent les sons et les images sépa­ré­ment et les posent sur une time-line de mon­tage, en lais­sant des noirs et des silences pour com­prendre, comme disait Bres­son, à quels moments il faut être « tout œil » ou « tout oreille ». Ça pro­duit des films sans syn­chro­nisme. Image et son sont posés en même temps, mais c’est le son qui doit ame­ner la néces­si­té du mon­tage, per­mettre de trou­ver les durées de regard et d’écoute.

 

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“Ce qui m’at­tire encore c’est cette incom­plé­tude dont le son est por­teur ; ce sont ces creux de silence qui entourent tant de pleins m’of­frant le temps de péné­trer mes sou­ve­nirs.” Daniel Deshay

Je reprends ce dis­po­si­tif pour la sec­tion scé­na­rio à la Femis, et pour une for­ma­tion du Fes­ti­val des scé­na­ristes de Valence. Par­tir faire des prises de son per­met aux scé­na­ristes de trou­ver des idées qu’ils n’au­raient jamais à l’é­cri­ture. Dans un ate­lier à Avi­gnon dans les années 80, j’avais deman­dé à une har­mo­nie muni­ci­pale de jouer dans des ruelles, tan­dis que l’on était à dif­fé­rents endroits du quar­tier, plu­tôt loin, avec des enregistreurs.
De temps en temps la musique appa­rais­sait au coin d’une rue puis s’évanouissait. On obte­nait un enre­gis­tre­ment qui conte­nait la musique et sa dis­pa­ri­tion, et c’était aus­si une façon de faire entendre l’acoustique d’une ville, son archi­tec­ture. Dit autre­ment : il faut tou­jours pen­ser à la mise en scène du son, que ce soit pour le ciné­ma, le théâtre, ou dans l’enregistrement de la musique. Je crois que le son souffre par­ti­cu­liè­re­ment de son « ins­tal­la­tion », c’est fla­grant en musique : les gens sont sur des chaises, on place des pieds de micro, rien ne doit bouger.