Avec la Tuerka, l’extrême gauche espagnole tient sa télé. « Une sorte de catalyseur de la vaste mouvance des Indignés, qui permet de véhiculer la révolte, le désarroi, les analyses alternatives…
A deux mois des élections générales, les chaînes espagnoles rivalisent de débats politiques. Ceux de « La Tuerka », l’émission du parti de Pablo Iglesias, détonnent. Et ça marche : l’ex-télé de quartier s’est muée en machine médiatique.
Les médias de Podemos
« La Tuerka » n’est pas le seul outil médiatique du jeune parti de gauche. L’émission « Fort Apache », bien qu’elle ne soit pas produite par Podemos, est également présentée par Pablo Iglesias, et diffusée sur la chaîne iranienne Hispan TV. Le leader de Podemos a d’ailleurs dû essuyer de nombreuses critiques l’accusant d’avoir financé son émission grâce au gouvernement iranien.
Plus récemment, le parti de gauche radicale a également créé l’Institut 25‑M, à l’origine du magazine trimestriel La Circular, qui accorde une large place à la culture, ainsi qu’aux débats politiques et philosophiques. A la fin du mois d’octobre, le parti va même ouvrir son propre centre culturel, baptisé La Morada, où se mêleront débats, théâtre, espaces de coworking, et même… une boutique Podemos.
(De Madrid) Devant les portes aux vitres teintées, Noelia récite son texte à voix basse, en finissant sa cigarette : « Bonsoir à toutes et à tous, et bienvenue sur “La Tuerka”... »
En haut d’une tour donnant sur les grands boulevards, quelques minutes avant le début de l’enregistrement, les invités défilent, maquillés, jusqu’au plateau.
Autour de la table au design futuriste, des tasses aux caméras, tout est floqué « La Tuerka ». Les néons éclairent un studio rouge et blanc flambant neuf. Noelia Vera, la présentatrice de l’émission, fait cliquer son stylo machinalement, avant que le générique ne commence.
Tous les soirs de la semaine, l’extrême gauche a son propre talk-show, diffusé via le site du quotidien de gauche radicale Público. Après quatre saisons, « La Tuerka » est devenue une référence en Espagne. Et plus seulement pour les militants.
Aujourd’hui, autour de la table, l’émission accueille des représentants des principaux partis en lice pour les élections législatives de décembre : d’un côté, Noelia Martínez, conseillère socialiste à la mairie de Madrid, de l’autre, Dolores Pastor du parti de centre-droit Ciudadanos, ou encore Ramón Espinar, sénateur Podemos. Depuis ses débuts en 2010, la petite télé associative a fait du chemin.
« Deviens toi-même le média »
Quand Pablo Iglesias, le leader de Podemos, a eu l’idée de lancer sa propre émission de débat politique, « La Tuerka » n’était encore qu’un débat amateur et militant sur les bancs de la fac. Considérant la télévision comme « une chose étrangère à la gauche », plutôt que de la bouder, il décide d’en faire un instrument politique : « Si les médias ne viennent pas à toi, deviens toi-même le média. »
Avec d’autres professeurs de l’université Complutense de Madrid, dont Juan Carlos Monedero et Iñigo Errejón, deux des fondateurs du parti, il forme le réseau La Promotora, et s’unit à l’association d’étudiants en sciences politiques Contrapoder. Noelia Vera se souvient : « Les deux associations ont alors commencé à organiser ensemble des débats politiques filmés à la fac, sur des sujets qui n’étaient pas abordés par les médias traditionnels. »
Iglesias et Monedero financent l’émission en payant de leur poche, et font avec les moyens du bord. Avec des capacités techniques réduites, et sans aucun journaliste, les débats attirent pourtant chaque semaine plus de participants et de public. Jusqu’à se faire remarquer par Paco Pérez, directeur de la télévision du quartier madrilène de Vallecas Tele K, qui propose à Iglesias d’héberger ses débats sur la chaîne.
Le rendez-vous politique des militants de gauche, jusqu’ici informel et sans moyen, devient télévisé et régulier. « La Tuerka » est née.
Aux côtés des Indignés
Malgré un décor un peu bancal et des rideaux noirs en guise de fond, la « télévision de gauche » est lancée. Mais elle reste très confidentielle, et son public, très engagé. Noelia Vera raconte : « C’est grâce au mouvement des Indignés que l’émission a décollé. Au début des manifestations du 15‑M, nous étions face à un grand silence médiatique. Peu de chaînes couvraient ce qu’il se passait. Alors Pablo et les autres sont descendus dans la rue, pour enregistrer “La Tuerka” pratiquement en direct de la Puerta del Sol. »
Avec un discours anti-austérité et en donnant la parole aux Indignés qui vivaient jour et nuit sur la place, l’émission devient populaire et tourne sur les réseaux sociaux. « La Tuerka » commence à faire parler, et son créateur avec elle.
Pablo Iglesias, bête médiatique
Noelia le reconnaît : « “La Tuerka” a énormément aidé à faire connaître Pablo. Il était de plus en plus invité sur les plateaux de télé : lorsque les médias avaient besoin d’un interlocuteur pour parler du 15‑M, ils pensaient tout de suite à lui. »
Peu à peu, le profil des invités de l’émission se diversifie. « La Tuerka » passe d’une à quatre émissions hebdomadaires, dont un débat politique, une chronique féministe, un JT satirique, une analyse de sujets d’actualité par Monedero, et un face-à-face.
Au fur et à mesure des tournages, Pablo Iglesias s’habitue à la caméra et muscle son discours, avant même la création de Podemos en janvier 2014. Pour Noelia, c’est évident : « C’est, entre autres, grâce à son expérience à “La Tuerka” que Pablo a pu prendre la tête du parti. »
L’emballement médiatique fait le reste. Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero, qui assuraient la présentation et l’organisation des émissions, n’ont plus assez de temps à accorder aux tournages. Ils passent le relais à Noelia Vera, qui donnait un coup de main à la communication du parti. Passée par CNN et l’agence espagnole EFE, elle est la toute première journaliste à intégrer l’équipe.
Pablo Iglesias conserve son émission du vendredi, « Otra Vuelta de Tuerka », un entretien en face-à-face avec un politique ou intellectuel. Il reçoit entre autres l’économiste Thomas Piketty, la philosophe Chantal Mouffe, ou encore la future maire de Madrid, Manuela Carmena, et atteint des centaines de milliers de vues sur YouTube.
« C’est d’abord un projet politique »
S’il y a une chose qui n’a pas changé à « La Tuerka », c’est le contenu des débats. Il s’agit de donner la parole à des intellectuels, des politologues, avec des idées de droite ou de gauche, peu importe, mais pour parler enfin « des sujets qui n’avaient pas leur place dans le paysage médiatique classique : la crise sociale, les coupes budgétaires, la corruption, l’emploi, tout ce qui touche vraiment les Espagnols ».
Iglesias refuse pourtant d’accoler les termes d’« alternatif » ou de « contre-information » à sa télé. Il préfèrerait qu’on parle de « La Tuerka » comme d’une vraie télé de gauche.
Noelia, dont le JT est réalisé en une seule prise, souligne : « Les politiques peuvent argumenter pendant plusieurs minutes, sans coupe ni montage, et développer librement leurs idées. Impossible sur les chaînes traditionnelles. »
Mais à quelques semaines des élections générales, qui auront lieu le 20 décembre, les sujets d’actualités brûlants ont vite fait de se transformer en thèmes de campagne, quitte à s’assoir un peu sur les débats de fond.
Au lendemain du face-à-face opposant Pablo Iglesias au leader de Ciudadanos Albert Rivera, qui a réuni plus de 5 millions de téléspectateurs, Noelia Vera a du mal à canaliser ses invités. Elle tente de calmer le jeu entre la conseillère socialiste et le politologue Jorge Verstrynge, sympathisant de Podemos, qui la tacle : « Parti populaire et PSOE [Parti socialiste ouvrier espagnol, ndlr], c’est la même merde. »
Tous ricanent.
Pendant cette période, « La Tuerka » ne va-t-elle se réduire à un moyen pour Podemos de diffuser ses idées ? Noelia se défend : « C’est d’abord un projet politique, on ne s’en est jamais cachés. Mais je suis journaliste d’abord, militante ensuite. Et en aucun cas porte-parole du parti. »
Elle assure qu’elle confrontera tous les candidats dans son JT avant l’élection. Y compris Iglesias, à qui, c’est promis, elle ne fera pas de faveur.
Par Amandine Sanial, journaliste. Publié le 23/10/2015
Source de la publication : Rue89
Libé : Espagne, la télé des Indignés allume le système
Le succès du JT satirique « la Tuerka » et de l’émission de débats « Fort Apache », produits par Podemos, est à la mesure de l’engouement pour le parti d’extrême gauche.
Espagne : la télé des Indignés allume le système
Tout d’abord ultraconfidentielle, quasi clandestine, la télé de l’extrême gauche vient de fêter ses 150 programmes en sabrant le cava, le champagne espagnol. Même si son audience ne peut concurrencer les principales chaînes commerciales, l’émission la Tuerka, diffusée via le site du quotidien de gauche Público, dépasse désormais ses rivales hertziennes d’extrême droite, qui, tard en soirée, multiplient les débats sulfureux depuis une bonne décennie — Intereconomía ou el Gato al Agua.
La « Tuerka », c’est la vis, une façon de signifier — selon l’expression de ses instigateurs — qu’il faut « serrer la vis au système », à la classe politique traditionnelle, à l’establishment, à la « caste ». Du lundi au vendredi, à 22 heures, dans une satire de JT, les nouvelles du jour sont lues sur un ton neutre par un très sérieux et cravaté présentateur ; à ses côtés, le fantasque Facu Diaz, chevelure ample et mimiques exagérées, balance des commentaires d’une ironie mordante. Un énième cas de corruption ? « Ces pauvres hommes politiques, qui ont la lourde charge de gérer l’argent public, ont bien du mérite à être si honnêtes. » L’infection d’une aide-soignante madrilène par le virus Ebola, accusée d’imprudence par les autorités sanitaires régionales ? « Cette infirmière est vraiment écervelée, si seulement elle avait bien écouté la leçon. » L’argent en Andorre et au Luxembourg du leader nationaliste catalan Jordi Pujol ? « Quelle pudeur, quelle discrétion ! Il a préféré placer sa fortune dans un paradis fiscal pour ne pas gêner les 25% de chômeurs !»
« Catalyseur ».
Avec la Tuerka, l’extrême gauche espagnole tient sa télé. « Une sorte de catalyseur de la vaste mouvance des Indignés, qui permet de véhiculer la révolte, le désarroi, les analyses alternatives, souligne le politologue Enrique Gil Calvo. C’est un formidable tremplin de diffusion des idées d’un parti en pleine hausse. » L’émission quotidienne diffusée sur le site de Público est en effet produite par Podemos, une récente formation qui a créé la surprise au mois de mai en obtenant aux élections européennes 1,2 million de suffrages et cinq députés. D’après les derniers sondages, cette initiative citoyenne née dans la foulée du mouvement des Indignés serait aujourd’hui créditée des meilleures intentions de vote, juste derrière le Parti populaire (PP), au pouvoir, et bien devant le Parti socialiste qui a gouverné pendant plus de deux décennies depuis la mort de Franco.
Le contenu de la Tuerka ne touche pas seulement les assidus téléspectateurs nocturnes. Ses informations « antisystème » sont abondamment reprises sur les réseaux sociaux : Podemos compte près de 800 000 visiteurs sur Facebook et environ 400 000 followers sur Twitter — soit le quintuple des formations traditionnelles. Le succès de cette télévision a été si rapide que sa société de production (CMI, contrôlée par Podemos) a aussi donné naissance à Fort Apache, un programme de débats télévisés diffusé via le canal satellite HispanTV, qui émet aussi au Venezuela et en Iran.
Beau parleur.
L’animateur de ces débats n’est autre que Pablo Iglesias, 36 ans, le chef de file de Podemos, devenu une des personnalités les plus populaires du pays. Fin septembre, son compte Twitter personnel a dépassé celui du chef du gouvernement, Mariano Rajoy, et il compte aujourd’hui 712 000 followers. Beau parleur, ce professeur de sciences politiques à l’université complutense de Madrid rassemble sur Fort Apache (« une agora de résistance ») un parterre d’acteurs sociaux, de militants indignés ou d’économistes antilibéraux. « L’objectif est prévisible : “délégitimer” les dirigeants politiques des grands partis et, à travers eux, la démocratie représentative dans son ensemble », analyse le chroniqueur du quotidien el Mundo, Arcadi Espada. C’est du populisme pur jus et, en pleine crise, cela fonctionne, malheureusement. »
Pour les dirigeants de Podemos, tant la Tuerka que Fort Apache constituent une plate-forme à travers laquelle ils peuvent défendre leurs thèses « antisystème », selon lesquelles le capitalisme financier ayant vécu, « il convient de régénérer notre démocratie malade » — dixit Juan Carlos Monedero, alter ego de Pablo Iglesias, idéologue du parti et très présent sur les deux plateaux. La Tuerka comme Fort Apache ne sont pas riches et ne dépendent que de la bonne volonté des quelque 200 000 membres de Podemos. Les cinq députés européens du mouvement, dont Pablo Iglesias, ayant décidé de plafonner leurs émoluments à trois fois le salaire minimum (soit 1 930 euros mensuels au lieu des 8 020 euros versés par l’Union européenne), la différence est versée à la Tuerka et à Fort Apache. En ces temps de corruption généralisée, cette règle déontologique leur fait marquer des points.
François Musseau Correspondant à Madrid
Source de la publication : Libé