Les ONG sont des entrepreneurs de la pauvreté

avec James Petras

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revue tei­na n°11 — mars 2006 / tra­duc­tion de ZIN TV

L’or­ga­ni­sa­tion depuis le bas, l’ac­tion col­lec­tive pour résoudre des pro­blèmes com­muns, consti­tue le pre­mier pas d’une lutte pour chan­ger radi­ca­le­ment l’ac­tuelle struc­ture du pou­voir capitaliste.

James Petras, est un intel­lec­tuel de gauche, il dénonce fré­quem­ment le rôle joué par cer­taines ONG pour bri­ser les luttes popu­laires reven­di­ca­tives. Selon lui, pour com­battre les sources d’inégalités et la pau­vre­té, ces orga­ni­sa­tions devraient agir aux côtés des mou­ve­ments sociaux. Les luttes poli­tiques qui naissent à la base doivent viser des chan­ge­ments radi­caux dans la struc­ture du pou­voir, ce qui indique que les mesures de bien-être obte­nues au moyen de la reven­di­ca­tion repré­sentent un pas dans le pro­ces­sus afin d’atteindre une véri­table trans­for­ma­tion sociale.

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« Il faut mettre les mains dans le cam­bouis » pour être une ONG soli­daire, sou­ligne James Petras, l’un des intel­lec­tuels de gauche des plus de cri­tiques du XXe siècle. Petras, qui tra­vaille actuel­le­ment comme pro­fes­seur à l’U­ni­ver­si­té de Bin­gham­ton (New York), accuse de nom­breuses ONG d’être des alliées des pou­voirs inter­na­tio­naux qui cherchent à dépo­li­ti­ser les conflits de classe et étran­gler le germe de l’or­ga­ni­sa­tion sociale dans les bases, à force de sou­te­nir les poli­tiques d’assistance et la phi­lo­so­phie de la micro-entreprise.

En tant que socio­logue, il a étu­dié en pro­fon­deur l’ef­fet des poli­tiques néo­li­bé­rales éta­su­niennes en Amé­rique latine, en Afrique et en Asie. Le résul­tat de cette étude ren­force ses cri­tique envers l’im­pé­ria­lisme et encou­rage encore plus sa posi­tion de mili­tant de gauche. Cohé­rent avec ses idées poli­tiques pour la lutte des classes, il opte pour la déso­béis­sance intel­lec­tuelle et se déso­li­da­rise de ses anciens com­pa­gnons qui ont aban­don­né ce sen­tier dans les années 80. De la même manière, il rejette le rôle “néfaste” de l’actuelle gauche cen­triste — qui pro­met une chose d’une part et pra­tique ensuite une poli­tique de conti­nui­té, selon lui. Il parie réso­lu­ment sur les nou­veaux mou­ve­ments sociaux. De fait, il par­ti­cipe acti­ve­ment à cer­tains d’entre eux.

Selon Petras, ces mani­fes­ta­tions popu­laires trouvent leur source d’éner­gie dans la décep­tion que pro­duit la “tra­hi­son” des poli­ti­ciens chez les citoyens. Et il l’illustre dans ces pro­pos : « quand la voie élec­to­rale ne cor­res­pond pas à leurs aspi­ra­tions, les gens agissent de nou­veau dans ce qu’ils peuvent contrô­ler : les mou­ve­ments sociaux ». Par consé­quent, pour ce théo­ri­cien et acti­viste, les mou­ve­ments sociaux agissent comme des voies afin que la socié­té cana­lise et reven­dique ses néces­si­tés. Ain­si, l’or­ga­ni­sa­tion depuis le bas, l’ac­tion col­lec­tive pour résoudre des pro­blèmes com­muns, consti­tue le pre­mier pas d’une lutte pour chan­ger radi­ca­le­ment l’ac­tuelle struc­ture du pou­voir capitaliste.

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Entrepreneurs de la pauvreté

Faut-il regar­der l’es­sor des ONG comme une revi­ta­li­sa­tion de la socié­té civile ?

Il faut consi­dé­rer le contraire. Beau­coup d’ONG sont réel­le­ment des alliées de gou­ver­ne­ments qui reçoivent leur finan­ce­ment des États et des ins­ti­tu­tions comme la Banque Mon­diale, la Banque Inter­amé­ri­caine de Déve­lop­pe­ment et de fon­da­tions comme Ford, qui ont des liens avec les groupes de pou­voir. La même chose se pro­duit dans les pays où les ONG sont situées, où il y a une chaîne de liens entre elles et les minis­tères. Dire que cet essor est une revi­ta­li­sa­tion de la socié­té civile fait oublier leurs sources de finan­ce­ment et les liens qu’elles entre­tiennent avec les classes domi­nantes en dehors et dans le pays. D’autre part, beau­coup d’ONG n’ont pas d’af­fi­liés : Il s’agit d’un groupe avec des bureaux et des res­pon­sables qui ont un salaire confor­table et reçoivent de ces ins­ti­tu­tions, bien plus que ce que reçoivent les diri­geants des mou­ve­ments sociaux.

Et com­ment le volon­ta­riat doit-il être interprété ?

Il y a plu­sieurs sortes de volon­ta­riat. D’une part, ceux qui prennent part aux mou­ve­ments de lutte contre le capi­ta­lisme et l’im­pé­ria­lisme, qui ont un rôle posi­tif. D’un autre côté, les jeunes qui cherchent des filons pour obte­nir un poste dans une ONG, tra­vaillent là comme inté­ri­maires afin d’ac­qué­rir une expé­rience et puis entrent dans la chaîne. Le terme “volon­ta­riat” inclut beau­coup de groupes peu poli­ti­sés et beau­coup plus axés sur l’assistance. Rap­pe­lons que le béné­vo­lat a com­men­cé avec les mis­sion­naires et avec la classe aisée qui cher­chaient, à par­tir de la cha­ri­té, à s’acheter une conscience et évi­ter la radi­ca­li­sa­tion du peuple. C’est pour tout ça, quand on ana­lyse le rôle du volon­ta­riat et des ONG, on doit cla­ri­fier pour chaque cas le conte­nu spé­ci­fique de classe, l’o­rien­ta­tion poli­tique et sociale, les liens avec les mou­ve­ments de lutte, la contra­dic­tion entre le pater­na­lisme et l’ac­cep­ta­tion d’un rôle subor­don­né aux lea­ders natu­rels que dirigent les grands mou­ve­ments de la lutte de classes.

Pour quelles rai­sons ces orga­ni­sa­tions jouissent-elles alors d’une accep­ta­tion sociale ?

Cela est incor­rect. Il y a diverses atti­tudes sui­vant les ONG et selon leur degré d’acceptation de la subor­di­na­tion aux lea­ders natu­rels. J’ai trou­vé par­mi les Sans Terre (Bré­sil), et dans la Fédé­ra­tion Natio­nale de Pay­sans et dans beau­coup d’autres orga­ni­sa­tions de l’hos­ti­li­té envers les ONG. Selon eux, ces orga­ni­sa­tions essayent de divi­ser les mou­ve­ments, de coop­ter des lea­ders et d’é­ta­blir des acti­vi­tés avec peu de conte­nu poli­tique (plu­tôt d’assistance et subor­don­nés aux poli­tiques des ins­ti­tu­tions euro­péennes et amé­ri­caines qui les financent). Il n’est pas cer­tain alors que les ONG reçoivent tou­jours un bon accueil ; sou­vent c’est tout sim­ple­ment qu’elles ont des res­sources et les Com­mu­nau­tés pauvres acceptent pour les pou­voir en bénéficier.

Où sont donc les ONG lorsqu’il y a des confron­ta­tions, lorsque, par exemple, les pro­fes­seurs ruraux occupent des ter­rains ? Alors elles se montrent indif­fé­rentes et même hos­tiles. Il y a des cas au Bré­sil, des ONG fémi­nistes qui n’ac­ceptent pas que dans le Front Uni il y ait des mou­ve­ments de femmes sans terre. Une mino­ri­té d’ONG moins riches qui agissent en soli­da­ri­té avec les mou­ve­ments sociaux et qui occupent un rôle secon­daire, reçoivent par contre un bon accueil. De toute façon, celles-ci dis­posent géné­ra­le­ment de faibles res­sources et leurs actions ont un moindre impact. Les mis­sion­naires catho­liques et les pro­tes­tants sont aus­si reçus dans des Com­mu­nau­tés per­dues comme un apport parce qu’ils prêtent une assis­tance médi­cale… Les prêtres en échange sont des ins­tru­ments de contrôle, de limi­ta­tion de l’ac­tion, et des élé­ments qui ter­nissent la conscience de classe.

En dépit de cela, les socié­tés riches ont une image des ONG soli­daires envers le Tiers Monde et des défa­vo­ri­sés en géné­ral, non ?

Les socié­tés euro­péennes et nord-amé­ri­caines sont divi­sées. Quelques sec­teurs pro­gres­sistes en ont une bonne image parce qu’ils les trouvent dans les pro­tes­ta­tions dans le Nord. Tou­te­fois, ceux qui ont davan­tage l’ex­pé­rience des pays domi­nés com­prennent que les ONG, dans le meilleur des cas, jouent un rôle ambi­gu, quand il n’est pas très néga­tif. Quels cri­tères suivent ceux qui cri­tiquent ? Par exemple, les acti­vi­tés que les ONG pro­meuvent et l’or­ga­ni­sa­tion ver­ti­cale dans laquelle elles sont struc­tu­rées à par­tir des sources de finan­ce­ment qui les sou­tiennent. Par exemple les lea­ders locaux des ONG ne répondent à aucune Com­mu­nau­té, car ils ne prennent jamais part aux débats des assem­blées, et ne sont pas élus par les Com­mu­nau­tés pour les­quelles ils sont cen­sés tra­vailler ou qui uti­lisent les pauvres comme source pour obte­nir un finan­ce­ment des visi­teurs de pays riches. De fait, pour obte­nir des contrats elles montrent aux riches des classes d’é­du­ca­tion popu­laire, une machine à coudre, une cli­nique… En véri­té, ce ne sont pas des ONG mais des entre­pre­neurs de la pauvreté.

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Une dépolitisation de la lutte des classes

Vous avez signa­lé à une cer­taine occa­sion que les ONG “mobi­lisent” les gens pour pro­duire dans les marges et non pour com­battre par le contrôle des moyens de pro­duc­tion et de richesse. Est-ce une des consé­quences poli­tiques de l’ac­ti­vi­té de cer­taines ONG qui sont défi­nies, tou­te­fois, comme apolitiques ?

Elles ne sont pas apo­li­tiques. Toutes ont des pro­jets de micro-entre­prise. Il s’a­git d’une poli­tique ultra-réfor­miste dégui­sée en action sociale, un agen­da poli­tique qui implique de ne pas agir sur la struc­ture de pou­voir, ne pas s’in­sé­rer dans la lutte des classes, mais plu­tôt faire une poli­tique de la col­la­bo­ra­tion de classes. Où est le pou­voir dans ces pays ? Dans l’É­tat et dans les groupes domi­nants natio­naux et inter­na­tio­naux qui le manient. Il s’a­git d’un lieu de conflit qui dis­pose de grandes res­sources et qui agit en tant qu’in­ter­mé­diaire entre le monde, les pou­voirs impé­riaux, le mar­ché glo­bal et les communautés.
Pour obte­nir des chan­ge­ments struc­tu­rels le peuple doit avoir accès à ces res­sources, les recettes que reçoit l’É­tat, et les redis­tri­buer selon des cri­tères de classe. Et ne pas per­mettre l’au­to-exploi­ta­tion des pauvres pour obte­nir une mai­son ou une cli­nique — l’au­to-aide dont parlent les ONG —, tan­dis que les cadres de ces orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales reçoivent des salaires énormes : je connais cer­taines ONG, qui ne sont pas par­mis les plus grandes, où les direc­teurs reçoivent entre 30 et 100 mille dol­lars par année. Les grands coor­di­na­teurs des ONG, comme celles qui sont à Bar­ce­lone, ont des palais, des centres avec des bibliothèques,et reçoivent de l’argent du minis­tère de la défense ce sont de fait des centres de péné­tra­tion et de dif­fu­sion d’i­déo­lo­gie hégémonique.

Tou­te­fois, quand on entend de nom­breuses ONG on remar­que­ra dans leurs prises de posi­tions et leurs dis­cours des valeurs de gauche. Cela contre­dit-il le rôle que ces orga­ni­sa­tions jouent en pratique ?

Cela découle de ce que beau­coup d’ex-gau­chistes ont pris le che­min des ONG, car la lutte de classe, syn­di­cale et poli­tique ne paie pas bien ; c’est un tra­vail dur et dan­ge­reux. Beau­coup sont pas­sés aux ONG parce que celles-ci offrent des salaires dans des mon­naies fortes et parce qu’elles leur per­mettent de voya­ger, d’ac­qué­rir une hié­rar­chie sociale, de figu­rer dans les jour­naux et les revues, de par­ler avec des gens impor­tants… Mais parce qu’ain­si ils sortent de la mar­gi­na­li­té et ils sont trans­for­més sur­tout en petits-bour­geois exem­plaires, aspi­rant même à entrer dans les minis­tères du déve­lop­pe­ment ou du bien-être social aux côtés de gou­ver­ne­ments de centre gauche, et ain­si se trans­for­mer en fonc­tion­naires per­ma­nents avec un bon salaire, une retraite, des vacances et tout le reste.
En réa­li­té, beau­coup de membres des ONG sont d’ex-com­mu­nistes, ex-socia­listes et ex-diri­geants popu­laires, qui souf­fraient avec le peuple et qui se sen­taient pri­son­niers des assem­blées. Main­te­nant, ils sont des lea­ders, il aiment avoir une secré­taire, des véhi­cules 4×4, un accès à la tech­no­lo­gie et jouir des pri­vi­lèges qu’ils cri­ti­quaient avant. La majo­ri­té d’entre eux ont entre 30, 40 ans, ils avaient leurs enfants à l’é­cole publique et leurs conjointes étaient fati­guées de les sou­te­nir dans l’ac­ti­visme poli­tique… Pour eux, tra­cer un che­min comme celui que j’ai décrit, leur ouvre la porte qu’ils sou­haitent : col­lèges pri­vés pour les enfants, man­ger dehors trois fois par semaine et payer une bonne à la mai­son. Sans doute, le fait de pou­voir jouir de ce niveau de vie agit comme une puis­sante force d’at­trac­tion pour ceux qui ont pas­sé un temps dans la lutte de classe et en ont été fati­gués. Main­te­nant tous ces ex-gau­chistes pré­fèrent inté­grer la classe moyenne et pro­je­ter une image progressiste.

Cepen­dant, vous indi­quiez qu’il y a une pro­por­tion mino­ri­taire des ONG qui accom­plissent un rôle posi­tif et dont les actions s’attaquent aux inéga­li­tés. Qu’est-ce que dis­tingue une ONG des d’autres ? 

L’i­déo­lo­gie. Cer­taines ONG com­prennent que l’a­vant-garde de la lutte sont les mou­ve­ments de masse et que la forme d’a­mé­lio­rer la vie part de la lutte des classes ou en faveur des eth­nies oppres­sés. Ce sont des orga­ni­sa­tions qui n’es­saient pas de se sub­sti­tuer aux mou­ve­ments popu­laires, mais sont dis­po­sées à com­plé­ter leurs acti­vi­tés, à offrir le sou­tien maté­riel et finan­cier — si elles ont quelques res­sources- parce que nor­ma­le­ment ces groupes, du fait de leur poli­tique, n’ont pas beau­coup d’argent — et elles sont prêtes aus­si à assu­mer aus­si les res­pon­sa­bi­li­tés que le mou­ve­ment détermine.

Par exemple, beau­coup de mou­ve­ments aux­quels je par­ti­cipe exigent un agen­da d’é­du­ca­tion poli­tique et d’é­co­no­mie poli­tique : les pro­blèmes que pose l’im­pé­ria­lisme, les com­men­taires sur la concur­rence entre pou­voirs, et aus­si une ana­lyse cri­tique du rôle des ONG. Les ONG réel­le­ment pro­gres­sistes acceptent de pré­pa­rer ses pro­grammes d’é­du­ca­tion et de for­ma­tion selon ces exi­gences-là. De plus, et ceci est fon­da­men­tal, les ONG doivent aller sur le ter­rain, c’est-à-dire elles doivent être pré­sents sur les lieux où le mou­ve­ment social réside ; et non l’in­verse, comme c’est sou­vent le cas. Ce n’est pas un pro­blème de dis­tance phy­sique, mais bien une ques­tion d’at­ti­tude : « Nous sommes les éclai­rés, et vous les pauvres devez venir jusqu’à nous et apprendre et retour­ner ensuite à votre com­mu­nau­té ». Il faut mettre les mains dans le cam­bouis pour être une ONG solidaire.

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Un concept avec corps, nom et prénom

Le pou­voir de l’É­tat, tenu par des par­tis poli­tiques qui en géné­ral, sont de droite ou de gauche, appliquent des mesures néo-libé­rales. Il existe actuel­le­ment une grande dis­tance entre ces par­tis poli­tiques et les citoyens, ils semblent avoir peu de pos­si­bi­li­tés de chan­ger l’a­gen­da poli­tique . Où se trouve aujourd’­hui l’al­ter­na­tive pour frei­ner les inté­rêts économiques ? 

Les luttes pour le pou­voir de l’É­tat com­mencent par des luttes quo­ti­diennes. Les mou­ve­ments de masse ont une grande capa­ci­té d’ac­cu­mu­ler des forces, une grande capa­ci­té de pas­ser d’un quar­tier à une Com­mu­nau­té, d’une Com­mu­nau­té à un réseau de com­mu­nau­tés. L’ac­tuelle situa­tion de l’A­mé­rique latine, où les gou­ver­ne­ments néo­li­bé­raux sont tom­bés comme des mouches face à des luttes popu­laires, est une preuve de cela. En Argen­tine, en 1991, elles ont ren­ver­sé un gou­ver­ne­ment élu qui était putré­fié ; en Boli­vie, deux ; en Équa­teur, trois ou quatre durant les der­nières cinq années. Et dans d’autres par­ties du monde il se passe la même chose : en Corée il y a un mou­ve­ment syn­di­cal très éli­tiste, dans le sud de l’A­frique il y a un mou­ve­ment de Sans terre qui exige une réforme agri­cole, en Irak on com­bat contre les pri­va­ti­sa­tions… Il y a des expres­sions de la capa­ci­té des mou­ve­ments sociaux à agir et défier les pires régimes gou­ver­ne­men­taux et des mesures qu’ils pro­duisent. Alors, il ne faut pas négli­ger la logique de par­tir des luttes quo­ti­diennes éco­no­miques et sociales pour arri­ver aux luttes pour le pou­voir politique.

Le concept de mou­ve­ment social n’est-il pas abs­trait pour l’homme de la rue ? Com­ment est-il com­po­sé et de quelle manière agit un mou­ve­ment social pour influen­cer le pouvoir ? 

Le mou­ve­ment social est quelque chose de bien connu, les gens parlent d’or­ga­ni­sa­tion. Je me réfère aux anal­pha­bètes, des gens avec peu d’é­du­ca­tion for­melle mais qui com­prennent, à par­tir des dis­cus­sions, avec les lea­ders de famille et de quar­tier, ce qu’est l’ac­tion col­lec­tive. La soli­da­ri­té n’est pas abs­traite ; elle a un corps, et une iden­ti­té. Mais les gens ont du mal à pas­ser du cadre local au natio­nal. Seule­ment une mino­ri­té sert de pont entre le lea­der local et la masse locale. Cepen­dant, à des moments de lutte la conscien­ti­sa­tion sur les pro­blèmes aug­mente notam­ment quand les mou­ve­ments font face aux auto­ri­tés. Les mou­ve­ments de masse sociale agissent sur les pro­blèmes sociaux et éco­no­miques, luttent pour la san­té, l’eau, l’emploi, les routes, l’élec­tri­ci­té tous les aspects liés à l’or­ga­ni­sa­tion de la Com­mu­nau­té. En ce sens les mou­ve­ments sont sociaux. Mais ensuite, au fur et à mesure qu’in­ter­vient le gou­ver­ne­ment, pour répri­mer ou sou­te­nir juridiquement,pour les grands spé­cu­la­teurs et les grands pro­prié­taires, par exemple, ces mêmes mou­ve­ments agissent poli­ti­que­ment face à aux poli­cier, aux juges et aux poli­ti­ciens corrompus.

Tout cela implique un pro­ces­sus d’ac­cu­mu­la­tion de connais­sance à par­tir des expé­riences et des dis­cus­sions, et non à tra­vers des livres, ce qui me semble fon­da­men­tal. Et je sou­ligne le der­nier aspect parce qu’il ne faut pas sous-esti­mer l’in­fluence de pro­pa­gande des médias de masse. C’est seule­ment à tra­vers l’ex­pé­rience quo­ti­dienne, comme il a été démon­tré en Amé­rique latine, qu’on peut dépas­ser l’in­fluence média­tique. Sinon com­ment expli­quer tant d’ac­tions contre le sys­tème que les médias sou­tiennent ? C’est grâce à l’ex­pé­rience au jour le jour et à l’é­du­ca­tion orale entre des groupes de per­sonnes de dif­fé­rents niveaux, plus que celle écrite, il faut don­ner plus d’im­por­tance à par­ler avec les gens, plus que de pas­ser par l’écrit.

Ces mou­ve­ments ne courent-ils pas le risque de s’épuiser dans un rôle sim­ple­ment reven­di­ca­tif face à la sur­di­té des dirigeants ? 

Écou­tez, quand il est impos­sible d’ob­te­nir des chan­ge­ments struc­tu­rels avec les par­tis qui, par exemple, ont pro­mis une réforme agri­cole et ne l’ac­com­plissent pas : Que vaut-il mieux : suivre ce che­min ou reven­di­quer à nou­veau les occu­pa­tions de terres ? Attendre d’un gou­ver­ne­ment qu’il fasse des conces­sions énormes au grand capi­tal et qu’il exploite la main d’œuvre ou com­battre pour amé­lio­rer les salaires ? C’est ce qui s’est pas­sé en Argen­tine et ce qui passe au Bré­sil : les gens s’impliquent dans la lutte revendicative.

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Les mou­ve­ments doivent-ils avoir comme objec­tif com­mun : res­tau­rer les bases de l’État-providence ?

Ce n’est pas la solu­tion défi­ni­tive, mais c’est un che­min qui s’ouvre et donne confiance aux gens pour amé­lio­rer leur vie. Le sys­tème d’« une bonne édu­ca­tion et une bonne san­té » est un pas vers des chan­ge­ments plus pro­fonds. Je dis cela en pen­sant au Vene­zue­la. Au-delà de sa rhé­to­rique et ses expres­sions exu­bé­rantes, le gou­ver­ne­ment de Hugo Cha­vez n’a pas tou­ché le grand capi­tal ban­caire et aux grandes entre­prises pétro­lières des États-Unis. De fait, les entre­prises espa­gnoles conti­nuent de fonc­tion­ner sans des pro­blèmes. Cepen­dant, le gou­ver­ne­ment véné­zué­lien a mis en appli­ca­tion des pro­grammes pro­fonds de soins exten­sifs et de san­té, a aug­men­té les pro­grammes édu­ca­tifs, a sub­ven­tion­né des pro­duits de consom­ma­tion et a créé chez les gens un sens de valeur, d’une pos­si­bi­li­té d’a­mé­lio­ra­tions et d’en­ga­ge­ment dans les sec­teurs plus avan­cés avec des demandes d’au­to­ges­tion et d’in­ter­ven­tion auprès d’en­tre­prises en faillite. Il y a une conscience de classe dans des sec­teurs pay­sans et ouvriers qui n’exis­taient pas avant et, bien qu’il ne s’a­gisse pas d’un pro­ces­sus géné­ral, oui c’est une expres­sion très posi­tive. La révo­lu­tion n’est pas un acte, c’est un pro­ces­sus de sen­si­bi­li­sa­tion et de for­ma­tion de classe.

Cela veut dire que l’É­tat-pro­vi­dence est une condi­tion requise dans la lutte…

Un État pro­vi­dence a besoin d’im­po­ser des impôts pro­gres­sifs pour finan­cer l’a­mé­lio­ra­tion san­té, des retraites, de l’éducation gra­tuite… La poli­tique de redis­tri­bu­tion implique de tou­cher à la richesse des capi­ta­listes : impôts sur les pro­fits, à la pro­prié­té, au luxe. Si l’on affai­blit l’ac­cu­mu­la­tion de richesses on com­mence à affai­blir la capa­ci­té des capi­ta­listes à ache­ter des votes et à finan­cer des cam­pagnes, et on crée aus­si des ins­ti­tu­tions sociales avec un conte­nu popu­laire capables d’aug­men­ter leur poids dans la poli­tique éco­no­mique. Der­rière ces mesures, il y a des mou­ve­ments syn­di­caux, des mou­ve­ments de masse, de dés­œu­vrés, qui sont les forces, moteur de ce pro­ces­sus et qui ne doivent pas être figées par l’État-providence, il faut le voir comme un moment dans la lutte pour étendre le pou­voir popu­laire sur l’É­tat et créer le sien propre.

Face aux inéga­li­tés de plus en plus évi­dentes, aujourd’­hui on débat sur la chute de l’É­tat-pro­vi­dence dans les pays du pre­mier monde. Que s’est-il pas­sé, pour­quoi n’a-t-il pas réus­si à étendre son pouvoir ?

L’É­tat-pro­vi­dence avait sa propre bureau­cra­tie et des ins­ti­tu­tions qui vou­laient conge­ler le pro­ces­sus dans une phase très limi­tée. C’est bien pour cela que je dis que la force dyna­mique sont les mou­ve­ments, les syn­di­cats et les citoyens pré­caires et qui n’exigent pas juste de simples réformes, mais des chan­ge­ments radi­caux qui font par­tie du pro­ces­sus de trans­for­ma­tion sociale. Pour les révo­lu­tion­naires, les mesures de bien-être social font par­tie d’un pro­gramme de tran­si­tion à la trans­for­ma­tion. Ses luttes servent aux amé­lio­ra­tions la vie, mais aus­si à for­mer les gens à chan­ger la struc­ture de pro­prié­té et la ges­tion de gouvernements.

Entre­tien réa­li­sé par Juan Pablo Pal­la­di­no pour la revue tei­na n°11 — mars 2006 / tra­duc­tion de ZIN TV