Vous avez dit… cultures noires ?

par Per­rine Cre­ve­cœur & Julien Truddaïu

/

CBAI

En lieu et place de “cultures noires”, on pour­rait par­ler de mou­ve­ments, de cultures de contes­ta­tion d’un ordre, de l’économique, du poli­tique, de la ségré­ga­tion rési­den­tielle, des bru­ta­li­tés poli­cières, etc.

Des “black music” pré­sen­tées dans les fes­ti­vals d’été aux col­lec­tions lit­té­raires dites afri­caines, les “cultures noires” sont omni­pré­sentes et déli­mitent nos per­cep­tions des cultures du conti­nent et de ses expres­sions dia­spo­riques. Com­men­ta­teur et témoin pri­vi­lé­gié de ces dif­fu­sions des cultures d’Afrique, l’historien Eli­kia M’Bokolo[[Professeur à l’EHESS Paris (École en Hautes Études en Sciences sociales) et à l’Université de Kin­sha­sa, pré­sident du comi­té scien­ti­fique de l’histoire géné­rale de l’Afrique de l’UNESCO et pro­duc­teur de l’émission Mémoire d’un Conti­nent sur Radio France Inter­na­tio­nale.]] est iné­nar­rable sur le sujet. 

Ren­contre.

Que désigne-t-on exac­te­ment par « cultures noires » ?

L’expression en elle-même ren­voie à la cou­leur de la peau de celui qui la porte et la dif­fuse. « Les pre­miers à décrire des cultures noires n’étaient pas noirs. Cette réfé­rence à la cou­leur est lourde de sens :“noirs, nègres”, au départ, est un concept lié direc­te­ment à des situa­tions de domi­na­tion ou d’esclavage. Pour ne pas dire esclave, on dit “Noir”. Et ces per­sonnes qui défi­nis­saient le “Noir” ne le fai­saient pas en fonc­tion de son sta­tut juri­dique ou éco­no­mique mais en se réfé­rant à des carac­té­ris­tiques, à des manières d’être. Une de ces carac­té­ris­tiques, qui influence encore aujourd’hui les sté­réo­types liés aux afro­des­cen­dants, est leur len­teur sup­po­sée ; alors même que cette len­teur, décrite sur­tout par rap­port au tra­vail, est en fait à l’époque une forme de refus de l’esclavagisme. Mais on en fait un mode d’être géné­rique et permanent. »

lecri_remigio_valdes_de_hoyos.jpg“Le cri” Remi­gio Val­dés de Hoyos

Esclaves avant d’être Noirs

L’Histoire montre que cette défi­ni­tion à par­tir de la cou­leur de la peau n’apparaît que tardivement.

« Si l’on repart de l’Antiquité, on ne parle pas de Noirs ou de Blancs, on parle d’êtres humains. A l’époque où les formes d’esclavage appa­raissent, on ne se réfère pas direc­te­ment à la cou­leur de la peau. Quand Jules César fait la conquête des Gaules, on les appelle sim­ple­ment esclaves. Il en va de même lorsque les musul­mans prennent le relais, à par­tir de la moi­tié du 7e siècle. Les pre­miers Noirs qui pro­testent contre cette situa­tion d’esclave n’évoquent pas la cou­leur mais le fait d’être humain, à l’instar des savants de Tom­bouc­tou qui reprochent aux musul­mans de vio­ler les règles de l’islam dans les­quelles on ne trouve pas le terme“noirs”. Ils évoquent les païens, les mécréants qui refusent la conver­sion et sont alors mis en escla­vage. C’est donc pro­gres­si­ve­ment, et parce que c’est plus com­mode, que cette notion de cou­leur liée à l’esclavage apparaît. »

La défi­ni­tion de l’Autre et de ses cultures se déve­loppe paral­lè­le­ment aux idées colo­niales et s’articule direc­te­ment avec la domi­na­tion des « Blancs » sur les autres (notam­ment « Noirs »). « Vers le milieu du 19e siècle, au moment où l’on abo­lit l’esclavage, les oppo­sants à cette abo­li­tion cherchent à jus­ti­fier leur volon­té de conti­nuer à mettre les Noirs en escla­vage. Gobineau[[Arthur de Gobi­neau est l’auteur de l’un des pre­miers ouvrages “scien­ti­fique” jus­ti­fiant le racisme, Essai sur l’inégalité des races humaines, paru en 1853. Il ins­pi­ra la plu­part des théo­ries racistes de la fin du 19e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle.]] joue un rôle impor­tant dans cette dia­lec­tique car il va décrire les défaillances phy­siques liées à la cou­leur, tout en décri­vant éga­le­ment les danses, les chants, les rythmes, la las­ci­vi­té, la sexua­li­té, etc. comme étant rat­ta­chés à la cou­leur de la peau nègre. »
C’est donc à par­tir de cette défi­ni­tion réduc­trice et cer­tai­ne­ment alié­nante que de nom­breux mou­ve­ments cultu­rels vont être nom­més « noirs » ou s’en reven­di­quer. En réponse à ces des­crip­tions, cer­tains vont assu­mer cette dif­fé­rence : « Oui nous sommes nègres, comme Gobi­neau le dit, nous sommes dif­fé­rents, et notre dif­fé­rence est aus­si une forme d’excellence. Dans une chan­son popu­laire jamaï­caine de 1870 – 1880, un esclave dit : “Je suis esclave, on me tape des­sus, mais je m’en fiche parce que moi je chante, je bois, je fais l’amour et je suis heu­reux comme ça !” Aux Etats-Unis, dans le débat sur l’esclavage, les Noirs, esclaves ou non esclaves, entament une recherche proche d’une quête de sens ou d’origine : pour cer­tains, c’est la Bible, pour d’autres, ce sont les ori­gines africaines. »

Si l’on prend l’exemple des « musiques noires », le par­cours semble obéir à une cer­taine linéa­ri­té : le blues, comme consé­quence cultu­relle de la mise en escla­vage, aurait don­né le jazz, puis le rock, jusqu’au hip-hop. Ces cou­rants musi­caux pui­se­raient leurs sources dans les cultures « tra­di­tion­nelles » d’Afrique, ber­ceau de toutes ces mou­vances. « C’est une linéa­ri­té pro­cla­mée car lorsque l’on passe d’un genre musi­cal à un autre, il y a rup­ture :“dans cette musique là qu’on dit noire, moi, je ne me recon­nais pas, et je fais autre chose”. Comme la per­sonne est noire par la peau ou se réfère à des ancêtres noirs de deuxième, troi­sième, qua­trième géné­ra­tion, on pense que cette dis­con­ti­nui­té serait en fait l’affirmation d’une conti­nui­té. Ce n’est pas du tout le cas ! En Occi­dent, où le racisme a quand même été très fort, ces pro­duc­tions cultu­relles s’opposent à la per­ma­nence de la domi­na­tion et du racisme. C’est en réa­li­té une réac­tion qui se trans­forme en fonc­tion des cir­cons­tances et des contextes. »

Pro­gres­si­ve­ment, certain.e.s reven­di­que­ront cette défi­ni­tion impo­sée pour mieux com­battre la domi­na­tion dont ils et elles sont l’objet. « Le racisme escla­va­giste et colo­nial pro­voque des pro­tes­ta­tions qui, faute de mieux, se rat­tachent à ce concept de“nègre” et essaient de démon­trer qu’ils résistent et détiennent des pro­duc­tions cultu­relles com­men­tées par les domi­nants. Ces pro­duc­tions changent mais sont tou­jours rat­ta­chées à ces ori­gines supposées. »

Sou­vent, le mou­ve­ment, au départ contes­ta­taire, est uni­ver­sa­li­sé jusqu’à la réap­pro­pria­tion de ses expres­sions. On en reprend les codes, les mes­sages : « Les cou­rants cultu­rels ont sou­vent été des cou­rants de résis­tance, d’opposition et de créa­ti­vi­té. Cer­tains se sont même réap­pro­prié ces cou­rants en se disant “nègres blancs”, en se rat­ta­chant à ces cou­rants de pro­tes­ta­tion : “Je me déhanche comme un nègre mais je ne suis pas nègre”, c’est une pos­ture, une atti­tude, une inven­tion cor­po­relle. C’est une éti­quette com­mode qui per­met de recon­naître des artistes, de les caté­go­ri­ser, de les vendre, de les valo­ri­ser mais c’est tout de même trom­peur et quelque fois dan­ge­reux. On entend dire aux enfants d’origine afri­caine nés ici “tu ne danses pas comme un noir !”, “tu ne sais pas chan­ter, mais com­ment est-ce pos­sible ? Tu es noir !”.

elvis.jpg

Un besoin de repères

Du mou­ve­ment de la négri­tude lan­cé par Césaire et Sen­ghor en pas­sant par les cultures hip-hop ou la Blax­ploi­ta­tion, les per­sonnes issues de l’immigration ont eu besoin de repères, de rat­ta­che­ment à une culture dans des socié­tés raci­sées et dis­cri­mi­nantes. « En lieu et place de “cultures noires”, on pour­rait par­ler de mou­ve­ments, de cultures de contes­ta­tion d’un ordre, de l’économique, du poli­tique, de la ségré­ga­tion rési­den­tielle, des bru­ta­li­tés poli­cières etc., donc pour se défi­nir face à cela, on les dit “noirs”. “Cultures noires” qui intègrent de la résis­tance notam­ment sous la forme d’une inven­ti­vi­té conti­nue dans le domaine de la culture (musique, théâtre, inven­tions de pos­ture dra­ma­tique…). Elles affirment une contes­ta­tion et se réin­ventent en même temps, à cause des ori­gines en pré­sence. Il faut donc être atten­tif à la réfé­rence aux ori­gines. Elles sont mul­tiples : un enfant noir né à Londres, à Bruxelles ou dans la ban­lieue pari­sienne, est ban­lieu­sard, pari­sien, donc la cou­leur importe fina­le­ment très peu. »

Mais la défi­ni­tion enferme et témoigne encore trop sou­vent de la per­sis­tance du sys­tème de domi­na­tion : Noir tu es et Noir tu res­te­ras ! Peu de pro­duc­tions théâ­trales offrent aux comédien.ne.s afrodescendant.e.s des rôles conçus, pen­sés pour des « Blancs » : pas d’Electre ou de malade ima­gi­naire noir.e.s. L’inverse n’est pas vrai : Othel­lo peut être joué par un Blanc. Par ailleurs, la mon­dia­li­sa­tion a éga­le­ment accé­lé­ré la dif­fu­sion et l’absorption des notions de cultures noires avec, par exemple, l’arrivée de ce qu’on appelle la world music, qui inté­resse d’abord l’Occident. Nombre d’artistes du conti­nent afri­cain ont donc adap­té leurs pro­duc­tions aux oreilles de l’Occident, pour les­quelles il s’agit de cultures tra­di­tion­nelles ou authen­tiques, tou­jours péri­phé­riques. « Quand ces artistes chantent en Afrique de l’Ouest, ce ne sont pas du tout les mêmes codes. Le public ne fait pas qu’écouter, il par­ti­cipe aus­si à la création. »

Dans ce grand flux qu’offre la glo­ba­li­sa­tion et sa rapi­di­té des échanges, les fron­tières se diluent en même temps que les ori­gines se mul­ti­plient lais­sant la défi­ni­tion vide de sens. “Ces lignes de démar­ca­tion sont de fac­to fran­chies aujourd’hui, même si on conti­nue à se réfé­rer aux cultures blanches, euro­péennes, asia­tiques etc. Des BD écrites au Japon avec des Noirs, des Euro­péens, c’est quoi ? C’est une pro­duc­tion cultu­relle mon­diale ! Je regrette que dans beau­coup de pays afri­cains, des gens soient réti­cents au fait que des acteurs noirs jouent “L’Avare” de Molière sous pré­texte que“nous, on n’est pas comme eux”. Pour­tant ces qua­li­tés, ces défauts ou ces posi­tion­ne­ments sont d’abord humains, et donc universels.”

Per­rine Cre­ve­cœur et Julien Truddaïu

Source : CBAI