Lesbienne raisonnable ?

par affordance.info

EN LIEN :

C’est l’his­toire d’une orien­ta­tion sexuelle dont l’é­ty­mo­lo­gie est celle d’une île, Les­bos, patrie d’une poé­tesse grecque, Sapho, dont les vers louaient l’a­mour entre femmes.

A bien y réflé­chir et sans être grand lexi­co­graphe, il existe peu de mots dési­gnant des orien­ta­tions sexuelles et dont l’é­ty­mo­lo­gie et l’his­toire soient aus­si belles et riches. Une île au 7ème siècle avant JC, une poé­tesse, des vers chan­tant et magni­fiant l’a­mour entre deux êtres du même sexe. Le mot “les­bienne”.

Le mot lesbienne, dis-tu.

Depuis déjà 27 siècles et à des degrés divers selon les époques et les cultures, d’île et de poé­sie il reste sur­tout des faits divers et des per­sé­cu­tions dont sont vic­times celles qui osent vivre leur amour au grand jour. Et puis il reste aus­si ce que Google en dit, ce que Google en montre, et ce que cela pos­si­ble­ment montre de nous. C’est à dire très exac­te­ment ceci.

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Le dra­peau du “mois des fier­tés” d’a­bord. Puisque nous sommes en Juin. Et puis uni­que­ment des sites por­no­gra­phiques. Uni­que­ment. Même pas l’ha­bi­tuel lien Wiki­pé­dia poin­tant vers la défi­ni­tion des amours les­biennes car comme le rap­pe­lait Marie Tur­can, le mot les­bienne n’existe pas dans la Wiki­pé­dia fran­co­phone, il ren­voie au mot “les­bia­nisme”. Et quand un mot qui est aus­si une iden­ti­té sexuelle n’existe que sous forme de “ren­voi lexi­co­gra­phique”, Google à son tour ren­voie cette iden­ti­té dans les limbes de ses pages de résul­tats. L’in­vi­si­bi­li­sa­tion est alors totale.

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Compte Face­book de Mela­nia Geymonat

Car on ne tape jamais “les­bia­nisme” sur un moteur de recherche. Mais l’on tape encore sur des jeunes femmes parce qu’elles sont les­biennes au 21ème siècle. 

Le mot “les­bienne” n’existe pas. Et Google est mas­cu­lin. Mas­cu­li­niste même.

Google est mas­cu­lin. Google est fan­tasme. Google est avant tout un fan­tasme mas­cu­lin. En termes Freu­diens ou Laca­niens, l’in­ter­face de Google est une fente et chaque requête une péné­tra­tion. Chaque page de résul­tats une éja­cu­la­tion dis­cur­sive, une jouis­sance égo­tiste. Google est mas­cu­lin. Immen­sé­ment mas­cu­lin. Comme l’est le capi­ta­lisme lin­guis­tique qui fonde son emprise sur le monde. Natu­rel­le­ment mas­cu­lin. Oppres­si­ve­ment mas­cu­lin. Et le mot les­bienne n’existe pas dans la Wikipédia.

Com­battre l’ordre spé­cu­la­tif du lan­gage avec ses propres armes. Le col­lec­tif SEO­Les­bienne s’y attache. Pour l’ins­tant hélas sans succès.

A moins que.

A moins qu’il ne s’a­gisse que d’un biais cultu­rel que l’on pré­ten­drait alors fran­co­phile. Car que donne une recherche sur le mot les­bienne au pays du pré­sident qui attrape les femmes par la chatte ? Eton­nam­ment ceci.

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Là aus­si le dra­peau du mois des fier­tés d’a­bord. Mais ensuite, actua­li­tés (tra­giques encore), ency­clo­pé­dies, défi­ni­tions, “bonnes pra­tiques”, décou­verte, expli­ci­ta­tions par­ti­ci­pant d’une nor­ma­li­sa­tion, et images euphé­mi­sées (Ins­ta­gram). Mis à part les actua­li­tés de ce couple agres­sé, là-bas tout n’est qu’ordre et beau­té, luxe, calme et volup­té. Il faut dire que là-bas, le mot “les­bian” existe. Et que même si cela n’é­pargne ni les coups ni les humi­lia­tions ni les per­sé­cu­tions, cette exis­tence, au moins en l’es­pace cir­cons­crit d’une requête, dans des indé­ci­sions et des ima­gi­naires qui peuvent être déci­sifs, appelle et convoque autre chose qu’un océan de repré­sen­ta­tions pornographiques.

Alors pour­quoi une telle varia­bi­li­té ? Et que dit-elle de nos socié­tés ? Peut-on d’ailleurs conti­nuer d’af­fir­mer comme aux temps loin­tains de la varia­bi­li­té des recherches sur le mot “nazi”, que les résul­tats de recherche de Google sont le reflet d’une culture en tant que somme de repré­sen­ta­tions et de domi­na­tions dis­cur­sives his­to­ri­ci­sées ? Ou n’est-ce qu’un énième hoquet de l’al­go­rithme ? Une spé­cu­la­tion hasar­deuse ? Une asso­cia­tion thé­ma­tique cal­cu­lée ? Une oppor­tu­ni­té lan­ga­gière spé­cu­la­tive ? Une sto­chas­tique délé­tère et insondable ?

Per­sonne à dire vrai n’a la réponse à cette question.

Alors il nous faut en poser deux autres.

La pre­mière ques­tion est celle de l’af­fi­chage du logo du mois des fier­tés en haut d’une page de résul­tats exclu­si­ve­ment por­no­gra­phiques. Ce cynisme est cou­pable. Cette édi­to­ria­li­sa­tion est irres­pon­sable. Et ce n’est pas un Doo­dle “50 ans de fier­tés” qui suf­fi­ra à le faire oublier. Car là aus­si, à en croire la pla­ni­sphère de “l’au­dience du Doo­dle”, on lit sur­tout en creux la vio­lence ter­rible de tous ces pays où il ne sera pas vu, parce qu’il doit res­ter invi­sible, parce que ces amours là ne méritent que des coups, du mépris, de l’op­pres­sion et d’im­mondes tor­tures ou ban­nis­se­ments pour le seul risque d’ai­mer, de la Rus­sie de Pou­tine au Bré­sil de Bol­so­na­ro. Parce qu’af­fi­cher ce Doo­dle dans ces pays là ne serait pas bon pour les affaires. Et que les affaires passent avant tout. Même avant les mots.

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Les mots ne sont que de la poli­tique. Ils sont la chair arti­cu­lée du vivre ensemble. Ils cessent ins­tan­ta­né­ment de l’être quand ils deviennent les agents d’un capi­ta­lisme lin­guis­tique qui ôte tout leur sens en même temps qu’il leur donne un prix.

C’est pré­ci­sé­ment parce que les mots sont poli­tiques qu’il ne faut pas attendre qu’une femme poli­tique soit les­bienne et soit élue pour que de nou­veau le mot “les­bienne” puisse pas­ser le filtre de la bien­séance algo­rith­mique. C’est aus­si cela, la res­pon­sa­bi­li­té de Google. Cela devrait l’être en tout cas.

La seconde ques­tion est celle de l’im­pos­sible ques­tion­ne­ment d’une infra­struc­ture poli­tique, cultu­relle et sociale qui pro­duit en per­ma­nence de la norme, des repré­sen­ta­tions nor­mées du monde et des êtres. Et pour ces infra­struc­tures, pour ces ingé­nie­ries, à l’é­chelle de ces pla­te­formes, “ce qu’elles tolèrent indique ce qu’elles sont vraiment”.

Chaque année, chaque mois des fier­tés sur les pla­te­formes numé­riques conti­nue­ra d’a­voir son lot de nau­frages ou d’es­poirs, qu’ils soient lexi­co­gra­phiques, ico­niques ou algo­rith­miques. Sou­ve­nez-vous rien que pour l’an­née 2017, Face­book lan­çait un bou­ton Rain­bow pen­dant qu’Ins­ta­gram occul­tait des hash­tags “gays”, le même Ins­ta­gram qui conti­nuait pour­tant de pro­po­ser des sti­ckers “pride” et des pin­ceaux “Rain­bow” mais inter­dit tou­jours la repré­sen­ta­tion de tétons fémi­nins, et entre­te­nait (et entre­tient tou­jours) un rap­port com­pli­qué avec les menstruations. 

“Ce que vous tolé­rez indique ce que vous êtes vrai­ment”
. Dans sa ver­sion fran­çaise, Google tolère que le mot les­bienne ne ren­voie que vers des fan­tasmes essen­tiel­le­ment mas­cu­lins et de nature exclu­si­ve­ment por­no­gra­phique. Google est sexiste et accepte assez mal que l’on en four­nisse les preuves. Ce monde est sexiste. Les algo­rithmes sont sexistes puis­qu’ils ne sont que la repro­duc­tion (par­fois aug­men­tée) de nos propres biais et de nos propres sys­tèmes de valeurs ou d’anti-valeurs.

Mais au final et par-delà l’ins­tan­cia­tion sub­jec­ti­vée de nos res­sen­tis à la lec­ture de ces résul­tats, il y a ce que nous mon­trons et ce que nous accep­tons de voir, qui est ce que nous tous, êtres humains, algo­rithmes et pla­te­formes, ce que nous tous, nous tolé­rons. Ce que nous sommes vrai­ment. Et ce que nous deve­nons collectivement.

Sapho pas. Vraiment pas.

Il faut en finir défi­ni­ti­ve­ment et au plus vite avec toutes ces formes toxiques (et com­mer­ciales) de pudi­bon­de­rie et d’hy­po­cri­sie qui pen­dant qu’elles pré­tendent chas­ser le moindre bout de téton fémi­nin ins­ta­gra­mi­sé affichent, en même temps, la por­ni­fi­ca­tion sys­té­ma­tique d’une iden­ti­té sexuelle.

Lorsque l’on est Google, on ne peut pas pré­tendre “indexer le monde”, pré­tendre rendre dis­po­nible et acces­sible l’in­for­ma­tion dis­po­nible à l’é­chelle de la pla­nète … et n’a­voir rien à en dire. Pré­tendre n’être qu’un point de vue que tant que l’on refuse de voir, y com­pris tout ce que l’on cache.

A l’é­chelle qui est désor­mais la leur, ces pla­te­formes sont désor­mais som­mées de choi­sir. Ou elles s’ef­fon­dre­ront sous le poids de leurs propres injonc­tions contra­dic­toires mais les dégâts qu’elles auront cau­sé avant cela seront incommensurables.

Soit elles ne changent rien
et conti­nuent de res­pec­ter “stric­te­ment” le pre­mier amen­de­ment. Liber­té d’ex­pres­sion totale. Elles sont alors inexo­ra­ble­ment condam­nées à lais­ser se mul­ti­plier les dis­cours de haine et de stig­ma­ti­sa­tion tout en ten­tant plus ou moins adroi­te­ment d’at­té­nuer la dégra­da­tion de leur image dans l’o­pi­nion et auprès de leurs sala­riés à grands coups de Green-LGBTQI-minority-Washing.

Soit elles assument
enfin la nature toxique de leur modèle éco­no­mique, la nature dis­cré­tion­naire des actions de ciblage qu’il auto­rise, et la dimen­sion spé­cu­la­tive démon­trée des dis­cours hai­neux. Elles admettent que l’es­sen­tiel de leurs efforts de déve­lop­pe­ment n’ont pour but que de mieux capi­ta­li­ser sur les réac­tions néga­tives et pul­sion­nelles plu­tôt que posi­tives et ration­nelles. Bref elles acceptent de recon­naître et d’as­su­mer le mélange inédit d’é­di­to­ria­li­sa­tion “à la volée” et de déter­mi­nisme sta­tis­tique de repré­sen­ta­tions et d’i­ma­gi­naires qu’elles affichent autant qu’elles par­ti­cipent à les pro­duire. Et elles acceptent, en consé­quence, d’en rendre compte en don­nant à cha­cun, du simple citoyen aux états, les moyens d’en docu­men­ter clai­re­ment les effets et les causes (et acces­soi­re­ment elles embauchent, forment et rému­nèrent de manière décente des modé­ra­teurs).

Il existe éga­le­ment une troi­sième voie. Qui passe pas une forme de natio­na­li­sa­tion qui, en la matière et en l’é­tat, aurait éga­le­ment valeur de rationalisation.

Tout le reste n’est que lit­té­ra­ture. Mais si rien n’est fait, dans 20 ans, dans 30 ans, dans 100 ans, nous en serons encore à nous deman­der pour­quoi Face­book conti­nue de cen­su­rer l’O­ri­gine du Monde de Cour­bet, pour­quoi You­tube conti­nue de blo­quer des chaînes d’his­to­riens au motif qu’ils y ana­lysent des vidéos des dis­cours d’Hit­ler, pour­quoi Face­book accepte de lais­ser en ligne des Fake News même lors­qu’elles sont par­fai­te­ment docu­men­tées et poli­ti­que­ment ins­tru­men­ta­li­sées comme cette vidéo de Nan­cy Pelo­si, pour­quoi You­tube (encore) accepte lui aus­si fina­le­ment de lais­ser en ligne des vidéos homo­phobes au motif que les sup­pri­mer toutes serait trop de tra­vail (“car si nous sup­pri­mons ces conte­nus, il y a énor­mé­ment d’autres conte­nus que nous devrons sup­pri­mer” a décla­ré Susan Woj­ci­cki), pour­quoi la docu­men­ta­tion de crimes de guerre contre­vient aux CGU de la pla­te­forme et dis­pa­raît y com­pris lors­qu’elle a valeur de preuve et qu’il n’en existe pas d’autres (preuves) …

Il est depuis long­temps démon­tré que l’au­to­ma­ti­sa­tion est d’a­bord celle des inéga­li­tés. Contrai­re­ment à l’i­dée reçue d’un numé­rique hyper­mné­sique, il se pour­rait que cette auto­ma­ti­sa­tion soit aus­si celle de l’ou­bli col­lec­tif avant d’être celle de la mémoire individuelle.

“Ce que vous tolé­rez indique ce que vous êtes vrai­ment”
. Ce que vous êtes inca­pable de contex­tua­li­ser cor­rec­te­ment est la source de tous vos erre­ments. Et [ce que vous accep­tez de moné­ti­ser sans autre dis­cer­ne­ment que celui du mieux offrant sera l’une des sources de notre effondrement.
->https://voxeurop.eu/en/2019/social-media-and-european-elections-5123364]

Il existe aujourd’­hui un cou­plage struc­tu­rel entre :

  • les ingé­nie­ries de la vira­li­té et le but qui leur est assi­gné de capi­ta­li­ser sur nos réac­tions les plus néga­tives ou pulsionnelles,
  • les archi­tec­tures tech­niques de ces pla­te­formes entiè­re­ment dédiées au ser­vice de formes de ciblage publi­ci­taire indétectables,
  • et le fait que les prin­ci­paux bud­gets publi­ci­taires déployés pour les élec­tions euro­péennes l’aient été par l’ex­trême gauche d’U­ni­das Pode­mos et par l’ex­trême droite du Vlaams Belang. 

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Refu­ser de voir aujourd’­hui ce cou­plage struc­tu­rel, refu­ser d’en accep­ter la nature et d’en ana­ly­ser la fonc­tion, c’est à coup sûr pré­pa­rer sinon un effon­dre­ment démo­cra­tique, en tout cas une démo­cra­tie de l’ef­fon­dre­ment. Et c’est bien davan­tage qu’a­lar­mant dans le contexte actuel.

Aubade au tribadisme.

En rédi­geant cet article et en navi­guant dans la for­mi­dable abbaye de Thé­lème que demeure le web hors ses jar­dins fer­més, j’ai appris un nou­veau mot. Le mot “tri­ba­disme” qui désigne “une pra­tique sexuelle les­bienne qui consiste à se frot­ter mutuel­le­ment la vulve, le cli­to­ris, afin d’ob­te­nir, par le frot­te­ment, du plai­sir, voire l’or­gasme.” Le mot tri­ba­disme vient du latin Tri­bas, tri­ba­dis qui signi­fie le frottement.

Je me suis alors sou­ve­nu que les grands éco­sys­tèmes numé­riques, pré­ci­sé­ment, avaient hor­reur de la fric­tion et du frot­te­ment et que nous sor­tions à peine de la décen­nie du fric et du fluide. Cette hor­reur du frot­te­ment et de la fric­tion abou­tit, sur la ver­sion fran­co­phone du pre­mier moteur de recherche de la pla­nète, à s’in­ter­dire de pré­sen­ter les les­biennes autre­ment que sous l’angle d’un tri­ba­disme voyeur.

Les­bienne raisonnable ?

Source : affordance.info