“La ville fonctionne comme une entreprise, avec un plan stratégique et des unités de gestion.”
Par Eric CORIJN, Philosophe de la culture et sociologue, Eric Corijn est professeur à la VUB.
La ville d’Anvers est en train de vivre une transformation de fond : naguère ville industrielle et portuaire très prolétarienne, elle est désormais portée par une « nouvelle classe moyenne » tandis qu’une extrême droite nationaliste et raciste reste très bien implantée. Articuler ces deux traits n’est pas évident.
En développement depuis le XVIe siècle, avec des hauts et des bas, Anvers est devenu le centre économique de la Région flamande dont elle concentre presque le quart de l’emploi total. La ville administrative actuelle, fusionnée en 1983 et redivisée en 9 districts, est le centre d’une zone urbaine de 39 communes qui compte près de 1,2 million d’habitants. Depuis le début de ce siècle, après une longue période d’exode urbain vers la périphérie, la population anversoise est à nouveau en croissance. Elle dépasse désormais le demi-million, dont près d’un tiers issu de l’immigration.
Pendant tout le XXe siècle, Anvers se présente comme une ville industrielle adossée à son port : constructions navales, assemblage automobile, industrie pétrolière, chimique et pharmaceutique… Largement ouvrière, la population est alors bien représentée par le parti socialiste (SP) et le parti démocrate-chrétien (CVP). Pendant des décennies, une coalition travailliste gère la ville, en parfait accord « fordiste »[[Fordisme : mode de développement du capitalisme des années de croissance, basé sur la division du travail et une concertation étroite entre « partenaires sociaux ». (NDLR)]] avec le patronat du port sur fond de clientélisme redistributif. Puis vint la crise, le chômage massif, le délocalisation des chantiers navals, la transformation du port en port de conteneurs loin du centre ville…
Transformation urbaine
Bob Cools (socialiste), qui fut bourgmestre de 1983 à 1994, comprend qu’une transformation urbaine est à l’ordre du jour. Il prend l’exemple de Glasgow[[Métropole ouvrière de l’Écosse promue capitale culturelle européenne en 1990.]] et fait d’Anvers le centre culturel de l’Europe en 1993. Une année de programmation artistique, mais aussi de rénovation urbaine et d’animation. La mue est entamée. Anvers, c’est toujours le port et le diamant, mais c’est désormais aussi la mode, la littérature, le tourisme. La base sociale du projet de ville change petit à petit. La classe ouvrière fait place à une population urbaine, cultivée et cosmopolite, entrepreneuriale et consommatrice.
Et c’est là que s’insère le grain de sable du Vlaams Blok. Issu de l’échec du pacte d’Egmont[[Pacte d’Egmont : ambitieux projet de réforme de l’État (1977), soutenu par la Volksunie dirigée alors par l’Anversois Hugo Schiltz, qui échoua à la dernière minute, précipitant la crise du parti nationaliste flamand qui explosera en diverses fractions. (NDLR)]] et de deux scissions de la Volksunie, le Vlaams Blok trouve à Anvers une base nationaliste radicale. Filip De Winter en fait un parti raciste et xénophobe et cristallise autour de sa démagogie toutes les frustrations provoquées par la crise économique et la mutation urbaine. Aux élections communales du 9 octobre 1988, le VB obtient 17,7% des voix et 10 des 55 sièges. Devenu le troisième parti de la métropole, le VB s’installe au centre de la scène lors du Dimanche noir des élections fédérales du 24 novembre où il triple le nombre de ses voix. Depuis lors, la politique à Anvers se mesure avec le mètre du Vlaams Blok/Vlaams Belang. Heureusement, la politique du « cordon sanitaire » inspirée par le mouvement citoyen Charta 91 a été un succès : ce parti a été tenu à l’écart du pouvoir pendant 25 ans, et c’est toujours le cas aujourd’hui.
Conséquence perverse : la transformation d’Anvers a été menée dans le cadre d’une polarisation « Vlaams Blok contre tous les autres ». Le projet de rénovation urbaine systématique semble du coup assez consensuel, bien que la nouvelle économie ne résolve pas le problème du chômage des ouvriers manuels, des moins formés et surtout des immigrés.
Le pari de Patrick Janssens
Les dernières élections communales en 2006 ressemblaient au choc des titans. D’un côté, Filip De Winter. Fort d’une progression électorale continue depuis 1991, il vise ouvertement le mayorat. De l’autre Patrick Janssens. Conseiller communal depuis 2000 et surtout président du SP.A depuis 1999, il est devenu bourgmestre en 2003 à la place de Léona Detiège, emportée par le scandale des cartes Visa[[En 2003, le collège d’Anvers (où siégeaient tous les partis, sauf le VB) démissionna, après que plusieurs échevins eurent reconnu avoir utilisé les cartes Visa de la Ville pour leur usage personnel. (NDLR)]] , et va transformer en profondeur la nature de la social-démocratie anversoise. Désormais, l’enracinement social devra s’effacer devant l’expertise professionnelle. Il met le projet urbain au centre de la politique et lance un vaste programme de revitalisation. En 2006, quand il se représente, il met en sourdine son appartenance au parti socialiste, à sa tradition et à sa base électorale classique et se fait le porte-parole d’une élite branchée issue du monde artistique, médiatique et intellectuelle, qui portera le projet urbain : Anvers, ville dans le monde, nœud dans un réseau, avec une image forte symbolisée par le « A » omniprésent et par un slogan : « ‘t Stad is van iedereen ! » (La ville est à tout le monde).
Pari gagné. Le SP.A reste le plus grand parti avec 22 sièges (+ 10 !) et le VB stagne à 20 sièges en perdant des voix. Janssens met en route sa coalition en satellisant le VLD et le cartel CD&V/N‑VA et en écartant les verts laminés par le vote utile anti-VB. Une nouvelle forme d’administration s’installe. La ville fonctionne comme une entreprise, avec un plan stratégique et des unités de gestion. D’un côté la participation de la société civile est organisée. De l’autre une politique d’« activation » des chômeurs et autres exclus est de mise dans un CPAS grand et puissant sous la houlette de Monika De Coninck, promue depuis ministre du Travail dans le gouvernement Di Rupo. La grande coalition anti – VB se positionne au centre : une politique et une gestion très entrepreneuriales, une rénovation urbaine performante et attractive pour les nouveaux urbains et une politique sociale active mais très stricte : il faut mériter l’aide qu’on reçoit ! Quoi qu’on puisse penser de cette orientation, on ne peut nier que cette gestion a enclenché une vraie dynamique.
Les imprévus de 2012
En 2012, rebelote ? Pas du tout. Le Vlaams Belang de Filip De Winter est en pleine crise. Sa défaite de 2006 et le maintien du cordon sanitaire le prive de toute issue. Et, surtout, il y a cette grande restructuration de la droite autour de Bart De Wever. En moins d’une décennie, la N‑VA est devenue le pivot de la construction hégémonique en Flandre : elle est ultranationaliste, éthiquement conservatrice, économiquement de droite, mais pas raciste. Elle profite de l’implosion du VB en recyclant une partie de son personnel tout en offrant une perspective aux ailes droitières du CD&V et des libéraux frustrés de la domination social-démocrate dans le front anti-VB. Alors qu’il siège dans la majorité actuelle, De Wever se pose en alternative à Janssens. Il oppose un projet radical de droite à un bilan gestionnaire du centre. Les libéraux du VLD ont aussi repris leur indépendance sous la direction de la parachutée ministre de la Justice Turtelboom. À gauche, on trouve encore une panoplie diversifiée, de Groen, qui reprend des couleurs, au PvdA (PTB) en croissance, en passant par Rood !, une scission de la gauche socialiste conduite par Erik De Bruyn.
Quoi qu’en disent les sondages, rien n’est joué. De Wever est porté par sa grande popularité et le soutien d’une droite recomposée et radicalisée. Janssens, avec un bilan grosso modo positif, est affaibli par le délitement de sa coalition et son refus obstiné d’une politique de gauche. Toutes les combinaisons post-électorales sont possibles. Les mauvaises langues suggèrent que même si Janssens reste le plus fort, il fera une coalition avec la N‑VA.
Mais ces jeux politiques ne doivent pas camoufler l’enjeu urbain de fond. Aujourd’hui, toutes les villes ont besoin de réduire l’exode urbain et de faire revenir les classes moyennes des périphéries résidentielles vers le centre. Soit on vise d’abord une population attirée par l’urbanité cosmopolite et les avantages de la ville. Pour la séduire, on mise sur l’embellissement et l’animation urbaine et on l’invite à participer à l’effort de cohabitation dans la diversité. C’est le projet de Janssens. Soit on vise le Flamand de la banlieue dont on partage l’aversion pour la ville trop multiculturelle, trop sale et trop dangereuse et on s’engage à la nettoyer de ses « inconvénients ». C’est le discours de De Wever. Un troisième projet possible, orienté vers les populations les plus fragiles et porté par les petites formations de gauche, peine à proposer une politique crédible, notamment sur le plan financier. Enfin, le score prévisible du noyau dur de l’extrême droite reste un mystère. Bref, derrière une campagne médiatique qui se réduit largement à des sondages de popularité, ce sont bien des projets de ville différents qui s’affrontent.
source de l’article : politique revue de débat