Dans les eaux troubles du numérique

Par Thomas Michel

Pro­duit par ZIN TV

Un outil péda­go­gique sur la sur­veillance numé­rique est en cours d’écriture.

Depuis ses débuts, Inter­net s’est déve­lop­pé en paral­lèle et avec des tech­niques de contrôle, de sur­veillance et de répres­sion, dont les consé­quences sont de plus en plus visibles durant la période de coronavirus.

Pre­mier lieu com­mun : Inter­net est entré dans les mœurs. Consul­ter ses mails, par­ta­ger des fichiers, obte­nir une infor­ma­tion en ligne font aujourd’­hui — pour une écra­sante majo­ri­té d’entre nous — par­tie des gestes du quo­ti­dien. Deuxième lieu com­mun : Inter­net ouvre un monde de pos­si­bi­li­tés. Échan­ger avec un ami vivant à l’autre bout du monde, s’informer en ligne, gérer son compte ban­caire sans sor­tir de chez soi, faire ses courses sans sor­tir de chez soi, ren­con­trer l’âme sœur sans sor­tir de chez soi, télé­tra­vailler mal­gré le confi­ne­ment… Génial, non ? Tou­te­fois, depuis ses débuts, ce réseau de réseaux s’est déve­lop­pé en paral­lèle et avec des tech­niques de contrôle, de sur­veillance et de répres­sion, dont les consé­quences sont de plus en plus visibles aujourd’­hui. Inter­net ou le plus for­mi­dable outil de contrôle que l’être humain n’ait jamais mis au point ?

Affiche de “La Qua­dra­ture du Net” dénon­çant le fli­cage orga­ni­sé par les géants du Web

Même s’il se veut libre, démo­cra­tique, trans­pa­rent, depuis les années nonante, le World Wide Web s’est pro­gres­si­ve­ment vu acca­pa­ré par les entre­prises de ser­vices tech­no­lo­giques (très majo­ri­tai­re­ment nord-amé­ri­caines). Répondre aux ques­tions : « Qui détient les don­nées des uti­li­sa­teurs ? Com­ment sont-elles uti­li­sées ? À quelles fins ? » suf­fit à com­prendre la trans­for­ma­tion qu’à subi le réseau mon­dial. Loin des ambi­tions « libres » des débuts (Free soft­ware), per­met­tant le contrôle et le par­tage des pro­grammes et des don­nées par l’u­ti­li­sa­teur, le culte du secret indus­triel et la pro­prié­té des bre­vets se sont peu à peu impo­sés, selon la logique liber­ta­rienne de la Sili­con Val­ley, et ce, paral­lè­le­ment à l’a­vè­ne­ment des socié­tés de contrôle. Que dire des for­mi­dables pos­si­bi­li­tés que pro­pose la toile, alors qu’une écra­sante majo­ri­té des com­mu­ni­ca­tions d’au­jourd’­hui passent par Inter­net, lors­qu’un gou­ver­ne­ment choi­sit de décon­nec­ter sa popu­la­tion du réseau mon­dial pour mieux conte­nir une révolte ? Pour pis­ter des per­sonnes infec­tées par un virus ? Pour sur­veiller des oppo­sants poli­tiques ? Pour fil­trer des résul­tats de recherche et influen­cer l’opinion ?

Ain­si, l’u­ti­li­sa­tion dInter­net est tout sauf ano­dine. Elle nous expose à la sur­veillance, pos­si­ble­ment à la répres­sion, sans par­ler de son aspect ren­table. C’est connu : si c’est gra­tuit, c’est que vous êtes le pro­duit. Autre­ment dit, la gra­tui­té n’est pas la liber­té. D’autant que les méta­don­nées sont « l’or du 21ème siècle » : la moné­ti­sa­tion des don­nées per­son­nelles a ren­du en une petite dizaine d’an­nées les GAFAM (Google, Ama­zon, Face­book, Apple, Micro­soft) et autres BAXT (Bai­du, Ali­ba­ba, Tencent et Xiao­mi) plus hégé­mo­niques, riches et influentes que les com­pa­gnies pétro­lières les plus pros­pères. Sans oublier leurs petits, les NATU (Net­flix, Airbnb, Tes­la et Uber), qui vivent eux aus­si des méta­don­nées que l’on sème… Qui dit gra­tuit, dit maxi­mum de pro­fit. Aujourd’hui, la concen­tra­tion du capi­tal passe essen­tiel­le­ment par le biais des nou­velles tech­no­lo­gies. Et, cela va sans dire, les algo­rithmes de nos appli­ca­tions servent les inté­rêts de ceux qui les pro­gramment. Comme nous en a aver­ti le phi­lo­sophe Louis Althus­ser : à par­tir d’une tech­nique, on déter­mine une idéologie…

Des données sur les données

Quar­tiers géné­raux de la NSA, Fort Meade, Maryland

D’au­tant que les choses vont vite. Bien plus vite que nos habi­tudes. Selon cer­tains médias spé­cia­li­sés dans le numé­rique, Google aurait réus­si à la ren­trée 2019 le pre­mier cal­cul quan­tique impos­sible à réa­li­ser avec un ordi­na­teur tra­di­tion­nel. Vu comme un pro­grès majeur pour l’in­dus­trie et la recherche, ces ordi­na­teurs (quan­tum com­pu­ting) se révèlent être de for­mi­dables outils de sur­veillance de masse. En effet, ces machines d’un nou­veau genre et d’une rapi­di­té inéga­lable rendent immé­dia­te­ment caduques les algo­rithmes de chif­fre­ment, même les plus récents (ce que n’a pas tar­dé à confir­mer la Natio­nal Secu­ri­ty Agen­cy après l’annonce de Google). Aus­si, per­met­tront- elles à l’intelligence arti­fi­cielle d’expertiser le réel pour en déterminer/défi­nir les ten­dances majeures (les futures « véri­tés » ?), et ren­dront pos­sible, notam­ment grâce à la cin­quième géné­ra­tion des stan­dards de télé­com­mu­ni­ca­tion (la « 5G »), le sto­ckage et l’analyse en temps réel d’extraordinaires quan­ti­tés de méta­don­nées, voire le contrôle de larges ter­ri­toires, de popu­la­tions entières… ? Selon la constante de Gor­don Earle Moore, cofon­da­teur de l’entreprise nord-amé­ri­caine Intel et pre­mier fabri­cant mon­dial de micro­pro­ces­seurs, la com­plexi­té et les pos­si­bi­li­tés de cal­culs de nos machines doublent chaque dix-huit mois… Autre­ment dit, les tech­niques de sur­veillance ont de beaux jours devant elles.

Heu­reu­se­ment, nom­breux sont les gou­ver­ne­ments qui le rap­pellent durant cette période de confi­ne­ment où l’utilisation des moyens de com­mu­ni­ca­tion numé­rique explose, le trai­te­ment de nos méta­don­nées ne sera pra­ti­qué que lorsque cela sera « néces­saire pour des motifs d’intérêt public » notam­ment dans le domaine de la san­té publique. Sauf peut-être en Répu­blique de Chine, à Taï­wan, où les auto­ri­tés locales et les opé­ra­teurs de télé­coms, pour conte­nir la pro­pa­ga­tion du virus, ont intro­duit un sys­tème de clô­ture élec­tro­nique qui alerte la police lorsque les per­sonnes mises en qua­ran­taine sortent de chez elles, ce qui leur coûte de lourdes amendes. Sauf peut-être en Corée du Sud, où les auto­ri­tés envoient des alertes par SMS aux gens qui ont pu être en contact avec une per­sonne atteinte du coro­na­vi­rus, en pré­ci­sant l’âge et le sexe de l’individu concer­né. Sauf peut-être en Israël, où le gou­ver­ne­ment de Benya­min Neta­nya­hou (dont le pro­cès pour cor­rup­tion a été repor­té en rai­son du Covid-19) vient d’autoriser les ser­vices secrets à col­lec­ter, sans auto­ri­sa­tion préa­lable de la jus­tice, les don­nées de géo­lo­ca­li­sa­tion des per­sonnes infec­tées et de celles les ayant croi­sées durant les deux semaines pré­cé­dentes. Sauf peut-être en Pologne, où depuis la mi-mars les citoyens pla­cés en qua­ran­taine doivent télé­char­ger une appli­ca­tion pour smart­phone, les obli­geant à se géo­lo­ca­li­ser à l’aide de sel­fies, afin de répondre aux demandes pério­diques d’au­to-iden­ti­fi­ca­tion du gou­ver­ne­ment. Sans par­ler du cas de la Hon­grie, où le Pre­mier Ministre Vik­tor Orbán s’arroge pro­gres­si­ve­ment les pleins pou­voirs sous cou­vert de menace ter­ro­riste bio­lo­gique. Sans par­ler de la Rus­sie, où, à Mos­cou notam­ment, le maire de la ville pré­voit la mise en place d’un sys­tème de contrôle dit « intel­li­gent », qui auto­ri­se­ra ou non les cita­dins à quit­ter leur domi­cile en fonc­tion de leur état de san­té. Sans par­ler du gou­ver­ne­ment nord-amé­ri­cain qui tra­vaille – de concert avec Face­book et Google (dont les sys­tèmes d’ex­ploi­ta­tion sont les plus uti­li­sés à tra­vers la pla­nète) – à un sui­vi des don­nées de géo­lo­ca­li­sa­tion des indi­vi­dus afin de car­to­gra­phier les zones de concen­tra­tion de cas de coronavirus…

« Mais » me direz-vous (parce qu’il y a tou­jours un mais) : ce sont là des pays forts loin­tains, qui, pour la plu­part, sont connus de longue date pour leurs pra­tiques dou­teuses, voire anti-démo­cra­tiques. Pour­tant, en Europe, l’I­ta­lie, le Royaume-Uni, l’Autriche, l’Al­le­magne tra­vaillent avec leurs opé­ra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tion natio­naux à la créa­tion de cartes ther­miques vir­tuelles retra­çant les dépla­ce­ments des popu­la­tions, et ce, bien enten­du, grâce à des méta­don­nées ano­nymisées. En France, grâce à la tech­no­lo­gie Blue­tooth, l’application « Stop­Co­vid », uti­li­sable sur la base du volon­ta­riat, devrait per­mettre aux uti­li­sa­teurs de savoir s’ils ont été en contact avec des per­sonnes conta­mi­nées. Sans comp­ter que le géant natio­nal Orange (lea­der ou second opé­ra­teur dans les pays euro­péens dans les­quels il est implan­té) tra­vaille à la mise au point d’une appli­ca­tion de tra­çage numé­rique pour lut­ter contre le coro­na­vi­rus. En Bel­gique enfin, les ministres des Télé­com­mu­ni­ca­tions et de la San­té Publique ont annon­cé à la mi-mars la créa­tion d’un groupe de tra­vail « Data Against Coro­na » qui pré­voit d’utiliser les don­nées de géo­lo­ca­li­sa­tions de nos télé­phones (pro­chai­ne­ment requis à des fins de contrôle?) pour lut­ter contre la pro­pa­ga­tion du virus. Aus­si, le port d’Anvers teste actuel­le­ment un bra­ce­let intel­li­gent émet­tant un signal lorsque son por­teur ne res­pecte pas la dis­tance sociale de sécurité…

Si c’est efficace, il faut s’en servir

“The Shock Doc­trine : The Rise of Disas­ter Capi­ta­lism” (2007) par Nao­mi Klein

En Alle­magne, la chan­ce­lière Ange­la Mer­kel, par­lant de la sur­veillance numé­rique, a décla­ré que « si cela s’avère être un moyen effi­cace pour suivre la pro­pa­ga­tion du virus », elle serait « bien sûr prête à l’u­ti­li­ser ». En effet, un nombre crois­sant de pays est en mesure de recons­ti­tuer les dépla­ce­ments de ses habi­tants – pré­sen­te­ment, ceux des per­sonnes conta­mi­nées par le Covid-19 – via l’analyse des méta­don­nées de leurs smart­phones, de leurs tran­sac­tions ban­caires, des images de vidéo-sur­veillance… Si ce n’est pas déjà le cas, qu’adviendrait-il si les auto­ri­tés, se fami­lia­ri­sant avec ce pou­voir démiur­gique, com­men­çaient à l’apprécier ? Le Covid-19 pour­rait-il conduire à une sur­veillance éta­tique éten­due et durable, qui demeu­re­rait une fois la crise sani­taire pas­sée ? Les périodes de « crise » ont tou­jours sus­ci­té des prises de conscience… et des « stra­té­gies du choc », théo­ri­sées par Nao­mi Klein, essayiste cana­dienne, dans un livre du même nom (La Stra­té­gie du choc : la mon­tée d’un capi­ta­lisme du désastre). Ou comme le dit lim­pi­de­ment Edward Snow­den, ancien employé de la CIA et sous-trai­tant de la NSA, ayant révé­lé les détails de plu­sieurs pro­grammes de sur­veillance de masse nord-amé­ri­cains et bri­tan­niques : « L’ur­gence a ten­dance à se péren­ni­ser. […] On a vu ce genre de choses se pro­duire dans plu­sieurs pays. Ce n’est pas l’apanage d’un en particulier ».

Notre civi­li­sa­tion est une civi­li­sa­tion de moyens. Pro­gres­si­ve­ment, le pro­grès tech­nique s’est affran­chi de ses liens à l’éthique au pro­fit du seul cri­tère de la recherche de la plus grande effi­ca­ci­té. Le man­tra selon lequel : « Ce n’est pas l’outil qui est mau­vais, c’est l’usage que l’on en fait » peut faire sens lorsqu’on parle d’un cou­teau, mais est aujourd’hui ren­du caduc par les nou­velles tech­no­lo­gies et leur com­plexi­té gran­dis­sante. La tech­nique, en tant que recherche du moyen le plus effi­cace à court terme « s’indépendantise » des réflexions sur les com­por­te­ments à adop­ter pour rendre le monde humai­ne­ment habi­table (je parle ici du fameux prin­cipe de pré­cau­tion qui pose la ques­tion du prix de notre puis­sance). Autre­ment dit, si une tech­nique est effi­cace, elle sera uti­li­sée un jour ou l’autre (comme semble le dire plus haut Ange­la Mer­kel), quid des consé­quences immorales/injustes qu’elle pour­rait avoir sur le long terme.

Allons-nous vers des villes sur­veillées par des drones comme on peut le voir dans cer­taines capi­tales euro­péennes ? Si oui, fau­dra-t-il éli­mi­ner les goé­lands qui s’attaquent à ces machines volantes cher­chant à pro­té­ger leurs nids ? Si non, fau­dra-t-il pucer ces mêmes goé­lands afin de les « tra­quer » et de leur empê­cher l’accès à cer­taines zones (réser­vées aux drones de la police) ? Concer­nant la situa­tion immé­diate, le déve­lop­pe­ment de telles appli­ca­tions (du même genre que « Stop­Co­vid ») ayant un coût, ne vau­drait-il pas mieux inves­tir dans des solu­tions plus effi­caces, comme la pro­duc­tion de masques et le dépis­tage de la popu­la­tion ? Et si ce type d’application venait à être adop­té par une large par­tie de la popu­la­tion, cela inci­te­rait-t-il nos gou­ver­ne­ments à l’imposer à l’ensemble des popu­la­tions ? Et une fois l’application lar­ge­ment déployée, sera-t-il pos­sible de lui ajou­ter des fonc­tions coer­ci­tives afin de trier les gens comme on trie les malades à sau­ver de ceux à sacri­fier ? Enfin, dans le plus dys­to­pique des futurs, nos méta­don­nées seront-elles uti­li­sées pour sélec­tion­ner les fau­teurs de trouble, les loca­li­ser, puis les mettre « hors d’état de nuire », par drone et par frappes dites « chi­rur­gi­cales », comme le fait l’armée éta­su­nienne dans cer­tains pays du Moyen-Orient ?

Survivance générale

Nom­breuses sont les asso­cia­tions défen­dant les liber­tés fon­da­men­tales dans l’environnement numé­rique (bien que très axée sur la France, la Qua­dra­ture du Net en fait par­tie) à dénon­cer les usages poli­ciers des nou­velles tech­no­lo­gies appli­quées à la sur­veillance, notam­ment pen­dant cette période de coro­na­vi­rus. Entre autres, la recon­nais­sance faciale ou le croi­se­ment des méta­don­nées sont en constante aug­men­ta­tion en Europe. La sur­veillance éta­tique, mise en place en notre nom ou au nom d’une « guerre » contre un virus se montre de plus en plus arbi­traire et mas­sive. Parce que le sécu­ri­té totale n’existe pas, seule la sur­veillance totale peut endi­guer l’ac­ci­dent ; le syl­lo­gisme : « la liber­té, c’est la sécu­ri­té ; la sécu­ri­té, c’est la sur­veillance ; donc la liber­té, c’est la sur­veillance » ayant joué un rôle impor­tant dans l’é­ro­sion pro­gres­sive de nos droits… Bien avant le Covid-19, lors des mani­fes­ta­tions des gilets jaunes en France, les poli­ciers ont eu recours à plu­sieurs reprises à l’identification auto­ma­tique des télé­phones mobiles de cer­tains groupes de manifestants.

En Bel­gique, la loi concer­nant la col­lecte et la conser­va­tion des don­nées dans le sec­teur des com­mu­ni­ca­tions élec­tro­niques pas­sée en 2016 oblige les socié­tés de télé­com­mu­ni­ca­tion à four­nir au gou­ver­ne­ment belge, à sa demande, des infor­ma­tions sur leurs clients et per­met au pou­voir judi­ciaire et aux ser­vices de police belges d’accéder aux méta­don­nées pen­dant des enquêtes cri­mi­nelles, et ce, sans auto­ri­sa­tion judi­ciaire. Légi­ti­me­ment, ces mêmes asso­cia­tions lut­tant contre la sur­veillance en ligne y voient les pré­misses d’une léga­li­sa­tion du fichage géné­ra­li­sé. Ce que cette période de confi­ne­ment fera pas­ser pour normal ?

“The Mino­ri­ty Report” de Phil­lip K. Dick (1956)

Lors­qu’à la vidéo-sur­veillance, à l’interception des com­mu­ni­ca­tions élec­tro­niques, aux sui­vis des payements/retraits ban­caires, aux col­lectes des don­nées de connexion d’un ordi­na­teur, aux récu­pé­ra­tions des méta­don­nées des télé­phones mobiles s’a­joute l’u­ti­li­sa­tion de mar­queurs chi­miques – appe­lés « PMC » pour pro­duits chi­miques mar­quants (éga­le­ment uti­li­sés lors des mani­fes­ta­tions des gilets jaunes) –, quel espace reste-il pour les « liber­tés fon­da­men­tales » ? Quel espace pour la contes­ta­tion (pen­dant et hors période de confi­ne­ment) ? Plus sophis­ti­quées que les flash-balls et les lances à eau des forces de l’ordre, ces tech­no­lo­gies de sur­veillance de masse per­mettent d’i­den­ti­fier effi­ca­ce­ment et rapi­de­ment des per­sonnes conta­mi­nées (autant que des agi­ta­teurs ou agi­ta­teuses poli­tiques), afin de leur inter­dire de se dépla­cer (de mani­fes­ter, de s’opposer) ? Et puisque les arres­ta­tions pré­ven­tives sont déjà pra­ti­quées, ces outils ser­vi­ront-ils à l’avenir, comme dans la nou­velle de science-fic­tion de Phil­lip K. Dick The Mino­ri­ty Report à condam­ner la « pré-action » ? Serait-ce le « pré-crime » (qui durant le Covid-19 revient à sor­tir de chez soi) qui sera main­te­nant tra­qué ? Si une bonne police est une police invi­sible, pour ain­si dire indo­lore (ce que per­mettent les nou­velles tech­no­lo­gies), quel ave­nir pour les luttes sociales ?

Pour un Internet décentralisé et émancipateur

Quoi qu’en disent nos repré­sen­tants, toutes ces mesures ne se résument pas à la seule lutte contre le ter­ro­risme ou contre la pro­pa­ga­tion d’un virus. Elles peuvent s’appliquer à tout un cha­cun (sus­pec­té ou non, infec­té ou non ?) dès lors que la mise en place d’une sur­veillance per­son­na­li­sée est sup­po­sée révé­ler des infor­ma­tions utiles à endi­guer l’épidémie ou à la défense des inté­rêts natio­naux. Ain­si, on ne s’étonnera guère, par rico­chets, de voir des ser­vices de police détour­ner la légis­la­tion pour sur­veiller un citoyen à la suite d’une infrac­tion mineure : ne pas res­pec­ter la dis­tance de sécu­ri­té (social dis­tan­cing), l’achat à titre indi­vi­duel de can­na­bis, ou après l’organisation d’une mani­fes­ta­tion en sou­tien aux per­sonnes sans papiers en période de confi­ne­ment. Bien enten­du, la répres­sion des mou­ve­ments sociaux ne date pas d’aujourd’hui. En outre, depuis les atten­tats de mars 2016 à Bruxelles, l’arse­nal légis­la­tif et poli­cier ser­vant à étouf­fer les luttes sociales n’a ces­sé de se ren­for­cer. S’ajoute à cela la cen­sure des conte­nus dits « sub­ver­sifs » en ligne, notam­ment sur You­tube ou les réseaux sociaux. Que nous réserve l’après-confinement ?

Aaron Swartz (1986 – 2013), infor­ma­ti­cien et mili­tant politique

La sur­veillance en ligne est une vio­la­tion des liber­tés fon­da­men­tales, Covid-19 ou pas Covid-19. Comme l’a sou­vent répé­té Edward Snow­den, dire que l’on se moque du droit à la vie pri­vée parce que l’on a « rien à cacher » revient à se foutre de la liber­té de la presse parce que l’on a rien à écrire. Le dan­ger vient autant de ce que l’on ignore que de ce que l’on tient pour cer­tain et qui ne l’est pas. Avant les révé­la­tions de l’an­cien sous-trai­tant de la NSA, les repré­sen­tants de l’a­gence avaient tou­jours décla­ré ne col­lec­ter qu’ac­ci­den­tel­le­ment des infor­ma­tions sur les citoyens éta­su­niens. Enfin, comme l’écrivait Aaron Swartz, hack­ti­viste nord-amé­ri­cain, dans son Gue­rilla Open Access Mani­fes­to : « L’information, c’est le pou­voir. Mais comme pour tout pou­voir, il y a ceux qui veulent le gar­der pour eux ». Nous devons lut­ter contre la sur­veillance de masse autant que pos­sible, en favo­ri­sant le libre accès à l’information, en se pré­mu­nis­sant contre le fichage géné­ra­li­sé et en favo­ri­sant les outils numé­riques libres – libres pour com­bien de temps encore ? –.

En somme, peut-être devrions-nous nous rap­pe­ler de ces poli­ciers en civil, aux visages cou­verts, qui durant une mani­fes­ta­tion ou une inter­pel­la­tion retirent leurs bras­sards et leurs numé­ros de matri­cule pour ne pas être iden­ti­fiables… Peut-être devrions-nous nous méfier de nos objets connec­tés autant que l’on se méfie du coro­na­vi­rus, qui même s’ils nous rap­prochent et nous per­mettent de nous orga­ni­ser, de par­ta­ger des idées (sur­tout durant le confi­ne­ment), nous pistent et nous enferment dans un pro­file type. Ou tout au moins, devrions-nous apprendre à mieux/moins les uti­li­ser afin de pou­voir déci­der de ce qu’ils disent de nous. Bien que la meilleure option pour contrer la sur­veillance glo­bale soit de ne pas com­mu­ni­quer numé­ri­que­ment – nous fau­dra-t-il en reve­nir au pigeon voya­geur ? – les outils numé­riques d’anonymisation, libres et open-source, sont un pre­mier pas vers la maî­trise de nos objets connec­tés ; sur­tout en période de pandémie.

Matière à penser (en guise de conclusion)

Cela va sans dire, à l’aune du pro­grès tech­no­lo­gique, la condi­tion humaine a radi­ca­le­ment chan­gé. Il se pour­rait que ce « pro­grès » – dont la pro­gres­sion n’est pas vue comme béné­fique par l’en­semble des habitant.e.s du globe : les nui­sances liées aux nou­velles tech­no­lo­gies étant délo­ca­li­sées – il sem­ble­rait donc que ce « pro­grès » soit un des évé­ne­ments les plus bou­le­ver­sants de notre époque pour ce qui est de la nature ou de la liber­té humaine. Dès lors, le numé­rique et la socié­té s’influencent mutuel­le­ment. Les nou­velles tech­no­lo­gies et les algo­rithmes qui les font fonc­tion­ner ne sont plus de simples inter­mé­diaires, comme pou­vait l’être une lettre pos­tale, un fax (ou même un pigeon voya­geur), elles deviennent pro­gres­si­ve­ment notre envi­ron­ne­ment, une manière de per­ce­voir le monde qui nous entoure. De plus, si l’au­to­ma­ti­sa­tion – qui rem­place l’intervention humaine par une machine et/ou un logi­ciel infor­ma­tique – réduit la péni­bi­li­té du tra­vail, sou­vent, elle le sup­prime en même temps (ce qui engendre du chô­mage). En d’autres termes, le pro­grès tech­nique n’est pas tou­jours syno­nyme de pro­grès social. Petit à petit, l’être humain s’a­dapte aux appli­ca­tions qui le guident et l’informent en temps réel et se met à pen­ser par elles – pour ne plus pou­voir pen­ser sans elles ?

Au vu des nou­velles tech­no­lo­gies uti­li­sées par nos gou­ver­ne­ments pour faire la guerre (contre des concepts ou des virus), pour mater un mou­ve­ment social d’ampleur ou pour don­ner la mort, ces tech­no­lo­gies, autant qu’elles libèrent, pour­raient-elles deve­nir, dans un ave­nir proche, une des prin­ci­pales menaces qui pèsent sur nos liber­tés ? Plus encore si l’on se base sur les rap­ports des (très nom­breux) scien­ti­fiques du rap­port Mea­dow, du GIEC, de l’ONU… qui pré­voient un dérè­gle­ment cli­ma­tique violent dans les années à venir, menant à un pos­sible « effon­dre­ment » et donc à de nou­veaux confi­ne­ments ou au contraire à des sou­lè­ve­ments mas­sifs et sans précédent ?

Jacques Ellul (1912 – 1994), his­to­rien du droit, socio­logue et théologien

L’être humain (celui des pays riches en tête) serait-il deve­nu l’ins­tru­ment de ses ins­tru­ments ? Croyant se ser­vir de la tech­nique, ce pour­rait être fina­le­ment lui qui la sert ? Une chose semble se pro­fi­ler : ce que Jacques Ellul appelle le « phé­no­mène tech­nique » ou la pré­oc­cu­pa­tion de notre temps de recher­cher en toutes choses la méthode la plus effi­ciente s’affranchira volon­tiers de toute éthique, de tous prin­cipes moraux – le pis­tage en temps réel et la guerre par les drones en sont des exemples frap­pants –, au pro­fit de la plus froide, de la plus impla­cable des effi­ca­ci­tés. Ne voit-on pas cette recherche de méthodes ration­nelles, effi­caces, s’étendre pro­gres­si­ve­ment à l’en­semble des acti­vi­tés humaines ? La ques­tion n’est plus qui maî­trise quoi, mais quoi maî­trise qui ?

Tho­mas Michel, membre du col­lec­tif ZIN TV