“Debtocracy”, le documentaire qui secoue la Grèce

Ce projet a attiré l’attention de plus d’un million de personnes en Grèce, et a popularisé une campagne nationale demandant une commission d’audit de la dette publique du pays.

Cette inter­view a été ini­tia­le­ment publiée sur OWNI.eu le 6 mai der­nier. Suite à la publi­ca­tion de la ver­sion sous-titrée en fran­çais du docu­men­taire, nous publions aujourd’hui la tra­duc­tion française.

Né à Athènes, Aris Hat­zis­te­fa­nou, 34 ans, est un jour­na­liste à toute épreuve depuis ses plus jeunes années. Jour­na­liste en Pales­tine, puis à Londres pour la BBC, son émis­sion de radio “info­war” sur la sta­tion grecque Sky Radio, très écou­tée, fut arrê­tée quelques jours seule­ment avant la publi­ca­tion du docu­men­taire Deb­to­cra­cy, dont le mes­sage est à contre-cou­rant de la pen­sée dominante.

Ce pro­jet a atti­ré l’attention de plus d’un mil­lion de per­sonnes en Grèce, et a popu­la­ri­sé une cam­pagne natio­nale deman­dant une com­mis­sion d’audit de la dette publique du pays. OWNI s’est entre­te­nu avec l’homme der­rière ce sub­ver­sif docu­men­taire qui secoue l’opinion grecque, dans une période très dif­fi­cile pour le pays.


(Cli­quer sur le bou­ton CC en haut du player pour sélec­tion­ner la langue des sous-titres)

Quelle est l’histoire de Debtocracy ?

L’idée nous est venue après une émis­sion sur Sky Radio sur la manière dont le pré­sident équa­to­rien avait géré la dette colos­sale du pays : il mis en place une com­mis­sion char­gée d’auditer la dette sou­ve­raine du pays, et arri­va à la conclu­sion que d’autres pays étaient en train d’utiliser l’Équateur comme un “esclave”, tout comme l’Argentine et d’autres pays avant lui. Par consé­quent, le gou­ver­ne­ment équa­to­rien for­ça les créan­ciers à subir un « hair­cut » [des pertes, ndlr] de 70%.

Dans le même temps, en Grèce, des gens étaient en train de lan­cer une ini­tia­tive simi­laire, et recher­chaient du sou­tien pour cela. Du coup, mon émis­sion sur Sky Radio entrait en écho avec leur dis­cours. Et beau­coup de gens sem­blaient se deman­der si nous pou­vions faire la même chose en Grèce.

Kate­ri­na Kiti­di (édi­trice en chef de TV XS) et moi nous sommes alors déci­dés à pro­duire ce docu­men­taire. Mais nous n’avions pas d’argent, et ne vou­lions sur­tout pas deman­der des finan­ce­ments auprès d’un quel­conque par­ti poli­tique, syn­di­cat, entre­prise, ou pire, une banque. Nous avons alors eu l’idée de deman­der aux gens de nous aider en lan­çant une cam­pagne de crowdfunding.

Et cela a très bien mar­ché ! Nous avons récol­té 8.000 euros en seule­ment dix jours, ce qui est pas mal du tout en Grèce, sur­tout dans le contexte actuel.

Au début, ce pro­jet était cen­sé n’être qu’une vidéo de plus sur You­Tube ! Mais comme beau­coup de gens nous ont pro­po­sé leur aide (des pro­fes­sion­nels de l’audiovisuel notam­ment), et que beau­coup de gens nous ont aidés finan­ciè­re­ment, nous avons pu réa­li­ser un véri­table docu­men­taire. À un moment, nous avions même tel­le­ment de dons que nous avons déci­dé d’investir dans la pro­mo­tion du film, ce qui n’était pas prévu.

Alors que ce pro­jet avait été ini­tié par deux per­sonnes, envi­ron qua­rante per­sonnes ont contri­bué au final.

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Kate­ri­na Kiti­di et Aris Hatzistefanou

Comment le film a été reçu en Grèce ?

Nous avons eu plus d’un demi-mil­lion de vues en moins d’une semaine, et nous sommes aujourd’hui à plus d’un mil­lion. Mais en dépit de ce suc­cès, les média grecs n’en tou­chèrent pas un mot au début. Puis, quand ils ont vu le suc­cès du film, ils ne pou­vaient plus faire comme si nous n’existions pas. Il sont alors com­men­cé à nous cri­ti­quer et à ten­ter de nous décré­di­bi­li­ser. Jusqu’à pré­sent, aucune chaine de télé­vi­sion n’a par­lé de nous, même négativement.

En fait, le jour où ils le feront, c’est que nous aurons gagné.

Quel est le mes­sage que vous vou­lez faire pas­ser avec ce documentaire ?

Nous défen­dons le point de vue que la situa­tion actuelle n’est qu’une par­tie d’un pro­blème bien plus glo­bal, notam­ment lié au pro­blème de l’euro. Parce que l’euro est divi­sé entre son cœur et la péri­phé­rie, nous sommes condam­nés à souf­frir de pertes de com­pé­ti­ti­vi­té face à l’économie mon­diale, car nous ne pou­vons pas déva­luer notre monnaie.

Je ne nie pas que nous avons notre propre part de res­pon­sa­bi­li­té. Le pro­blème de la Grèce est que notre fis­ca­li­té ne s’est pas adap­té au modèle d’État-providence que nous avons mis en place : les entre­prises ne sont pas assez taxées, les défi­cits ne sont donc pas contrô­lés. Nous avons aus­si un grave pro­blème de cor­rup­tion, mais cela reste un détail : nous pour­rions mettre tous les poli­tiques en pri­son, mais qu’est-ce que cela changerait ?

Bref, ce qui se passe actuel­le­ment ne peut pas être tota­le­ment de la faute des “PIIGS”, comme ils nous appellent.

Nous disons aus­si que le modèle alle­mand n’est pas un modèle à suivre. Ils ont sim­ple­ment gelé les salaires depuis dix ans ! Ce n’est pas sou­te­nable pour l’ensemble de l’Europe !

Certains disent que votre point de vue n’est pas impartial. Que leur répondez-vous ?

Tout d’abord, nous n’avons jamais pré­ten­du être mesu­rés. C’est même plu­tôt l’inverse, puisque nous pen­sons que nos contra­dic­teurs ont lar­ge­ment eu le temps et l’espace média­tique pour faire valoir leur posi­tion. D’ailleurs, leur posi­tion n’est pas vrai­ment équi­li­brée non plus…

Cer­tains cri­tiquent aus­si le fait que l’Équateur n’est pas un bon exemple, car c’est un pays en voie de déve­lop­pe­ment qui a du pétrole. Mais le pétrole ne repré­sente que 25% du PIB de l’Équateur, et nous, nous avons nous aus­si en Grèce notre propre pétrole : le tourisme.

Après, on aurait pu prendre n’importe quel autre pays comme exemple, il y aurait tou­jours des gens pour dire que « com­pa­rai­son n’est pas rai­son », même si le contexte est tout de même simi­laire, avec une spi­rale d’endettement et l’intervention du FMI. Mais au final, ils essaient juste de faire déri­ver la conver­sa­tion afin de ne pas répondre au prin­ci­pal sujet de ce film : la néces­si­té de créer une com­mis­sion d’audit de la dette.

À votre avis, que devrait faire la Grèce aujourd’hui ?

C’est clair que la Grèce ne peut repayer sa dette, que celle-ci soit légale ou pas, et quel que soit son mon­tant et son taux d’intérêt. Plus de 350 mil­liards de dettes, c’est déjà trop. Très iro­ni­que­ment, les mar­chés semblent plus lucides que le gou­ver­ne­ment, qui conti­nue de dire que l’on peut trou­ver l’argent. Mais les mar­chés ne sont pas stu­pides. Les plans de sau­ve­tage n’ont en véri­té qu’un seul objec­tif : sau­ver les banques fran­çaises et alle­mandes, qui tom­be­raient si la Grèce fai­sait banqueroute.

Donc, de notre point de vue, nous ne devrions rien attendre des déci­deurs euro­péens. Si nous atten­dons, il sera trop tard pour prendre les mesures néces­saires. Nous devons donc trou­ver nous même des solu­tions, et lan­cer des initiatives.

Une fois que cela est dit, la pre­mière chose que nous devons faire et de mener un audit de la dette grecque, de manière à dis­cer­ner la dette légale de celle qui ne l’est pas. Un cer­tain nombre d’indices tendent à mon­trer qu’une grande par­tie de la dette est odieuse, voire illé­gale. Mais seule une com­mis­sion d’audit sau­rait le démon­trer. C’est pour­quoi nous sou­te­nons com­plè­te­ment cette ini­tia­tive, même si nous sou­li­gnons l’importance que cette com­mis­sion soit menée de manière trans­pa­rente et démo­cra­tique. Pas par les parlementaires.

Après, nous sommes plus radi­caux que d’autres dans nos pro­po­si­tions car nous pen­sons que nous devrions stop­per le rem­bour­se­ment de la dette, quit­ter l’euro, et natio­na­li­ser le sec­teur ban­caire. Ce n’est pas quelque chose de facile à défendre, car cela parait très radi­cal, mais même cer­tains éco­no­mistes et hommes poli­tiques com­mencent aus­si à étu­dier ces options.

Natio­na­li­ser les banques peut sem­bler être une pro­po­si­tion com­mu­niste, mais j’y vois plu­tôt du prag­ma­tisme : il faut pro­té­ger le pays d’une éven­tuelle fuite des capi­taux vers l’étranger, dans le cas où nous quit­tons l’euro.

Avez-vous des liens avec d’autres initiatives de ce type en Europe ?

Nous avons été contac­tés par de nom­breux groupes, notam­ment pour que nous tra­dui­sions le docu­men­taire. Ce qui est désor­mais chose faite. Mais nous ne col­la­bo­rons pas vrai­ment avec eux en tant que tel, nous leur per­met­tons sim­ple­ment de réuti­li­ser notre tra­vail, qui est sous licence Crea­tive Commons.

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Comment voyez-vous l’avenir de la Grèce ?

L’année der­nière, il y a eu plu­sieurs sou­lè­ve­ments contre le plan de sau­ve­tage du pays, mais les citoyens sont très décou­ra­gés depuis. Pen­dant les dix der­nières années, l’opposition n’a jamais rien pro­po­sé qui puisse ras­sem­bler l’opinion publique. Cer­tains pensent que les grecs se font une rai­son, mais je sens que l’indignation est tou­jours bien là, sous nos pieds. Elle n’attend qu’un nou­veau pré­texte pour être ravivée.

Il est inté­res­sant de noter qu’aucun par­ti poli­tique n’a le contrôle des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion, et que per­sonne ne guide ce mou­ve­ment. Je redoute donc que la situa­tion ne s’enflamme de nou­veau, d’une manière vio­lente. Mais il est impos­sible de pré­voir quand et pourquoi.1

Quelle est la suite pour Debtocracy ?

Grâce à toutes les per­sonnes qui nous ont sou­te­nus, nous avons col­lec­té plus d’argent que néces­saire pour la pro­duc­tion du film. Nous avons donc déci­dé de créer un compte spé­cial pour que les gens déposent leurs dons. Si nous n’utilisons fina­le­ment pas cet argent pour un nou­veau pro­jet dans les six mois, les dona­teurs seront remboursés.

Fran­che­ment, nous ne nous atten­dions pas à un tel suc­cès avec si peu de moyens. Ce n’était pas facile, mais nous nous sommes prou­vé que nous pou­vions faire de grande choses avec peu de res­sources, sur­tout quand vous êtes entou­rés de per­sonnes talentueuses.

Inter­net nous a beau­coup aidés, mais nous voyons aus­si les limites de l’outil. Nous devons aujourd’hui aller à la ren­contre de ceux qui ne sont pas for­cé­ment sur Inter­net, notam­ment à l’extérieur d’Athènes. Si nous n’étions que sur Inter­net, notre approche res­te­rait trop éli­tiste. C’est pour­quoi nous envi­sa­geons de dis­tri­buer des DVD et d’organiser des pro­jec­tions dans des théâtres ou des cinémas.

Nous vou­lons vrai­ment aller plus loin, faire face aux tabous des médias mains­tream grecs. Aujourd’hui, si les gens ne par­ti­cipent pas eux-mêmes à la pro­duc­tion de l’information, il n’y aura jamais aucune entre­prise de média prête à leur don­ner la parole.

Cré­dit pho­to : Deb­to­cra­cy