Cette loi on s’en fout, dit LORDON, dans une très chaude ambiance, « mais il nous manquait réellement quelque chose pour faire précipiter à grande échelle tout ce qui est en suspension depuis si longtemps. »
Frédéric Lordon, « Vive la loi El Khomri ! »
Frédéric Lordon au meeting contre la Loi Travail.
“On raconte souvent que la France n’exporte pas, c’est une énorme connerie ! Nous exportons des biens de très haute valeur. Je veux dire bien plus que du parfum ou des sacs à main LVMH !
En 2010, lorsque Cameron est arrivé au pouvoir, il a augmenté dans des dimensions faramineuses les droits d’inscription aux universités. Il s’en est suivi des manifestations considérables dans Londres. Savez vous ce que les étudiants anglais qui manifestaient dans les rues chantaient comme slogans ? « TOUS ENSEMBLE, TOUS ENSEMBLE!! »
Nous exportons la sédition qui est le plus précieux des biens. Alors redressons la balance des paiements, inventons des slogans !
Schopenhauer disait qu’on ne fait pas faire des ruades à un cheval de bois. Je ne suis pas sûr qu’on fasse faire des meeting à un universitaire mais enfin voyons : On a à cette tribune un avocat teigneux, il nous manque le syndicaliste énervé, on a des étudiants qui on passé depuis longtemps leur point d’ébullition, des lycéens très à chaud également, des camarades cheminots en lutte, un étudiant sud africain, je ne parle pas du chercheur égaré…C’est quand même un fameux ramassis cette tribune !
C’est la cours des miracles, il y a de tout. C’est vraiment l’horreur, je veux dire c’est un cauchemar !
C’est un cauchemar de ministre de directeur de cabinet, de conseiller technique. Je pense même à ce pauvre permanent des renseignements généraux, qui est quelque part parmi nous, nous le savons ! Tout cela n’est pas drôle et c’est vrai que c’est l’horreur pour eux. Déjà la sédition des jeunes au naturel c’est leur hantise. C’est la hantise du pouvoir. Mais sa hantise au carré c’est le contact des jeunes avec les classes ouvrières et plus généralement avec le salariat. C’est exactement ce qui est en train de se passer ici ce soir !
Au demeurant nous le savons bien, cette catégorie de la jeunesse est des plus filandreuse. Elle est surtout utile au pouvoir pour créer des distinctions, donc des séparations là ou en réalité il y a de grandes continuités. Notamment la continuité salariale. La continuité entre ceux qu’on forme, ou plutôt qu’on formate pour les apprêter bientôt au salariat et ceux qui y sont déjà. Certain d’entre-nous viennent de nous en parler. C’est assez édifiant. Il vaut mieux en effet pour le pouvoir, que ces continuités demeures inaperçues. C’est que du moment où elles viennent à l’esprit des intéressés, elles sont toujours à même de muter en solidarité. Il faut pas se raconter des histoires, en temps ordinaire, toute la sociologie s’oppose à cette mutation. Les étudiants normalement sont conformés pour renouveler le stock des CSP+. Obtenir assez facilement le crédit pour leur Renault Scenic, Peut-être même accéder à la propriété. En tout cas ne jamais voir un étudiant de leur vie.
Comme on sait depuis longtemps, les frontières invisibles du monde social offrent un principe de compartimentation où le pouvoir trouve la meilleure garantie de sa tranquillité. A ceci prêt que le pouvoir néolibéral qui est indissolublement un pouvoir stato-capitaliste, ce pouvoir que rien ne retient depuis trois décennies, a logiquement fini par se croire tout permis. Aussi ce capitalisme qui n’a plus aucun sens de l’abus, s’est-il mis à maltraiter tout le monde, à violenter indistinctement, jusque des populations qui constituaient pourtant sa base sociale, les cadres par exemple. Les cadres présents mais aussi les cadres futurs, donc les étudiants qui d’ailleurs se font de bonne heure une idée assez nette de ce qui les attend de la vie professionnelle. En commençant avec des stages pourris, en enchainant avec des CDD précarisés, payés au lance-pierre etc…
C’est alors que la grande continuité salariale reprend le dessus et finit par l’emporter sur les autres discontinuités sociologiques. Le commun principal apparaît derrière les différentiations secondaires.
Et oui les conditions sont réunies pour que les continuités mutent bel et bien en solidarité. Malheur au pouvoir qui a laissé produire de telles coalescences !
Malheur à lui parce que nous en sommes bien là. La décompartimentation, la convergence des luttes jadis séparées entraine inévitablement le dépassement des questions que chacune posait localement par devers soi. Faire des questions d’une bien plus grande généralité. Adéquat précisément à ce qui leur est commun. Dans ce cauchemardesque alignement de planète, le pouvoir se retrouve confronté non seulement séparé à la réunion de gens qu’il s’efforce habituellement de séparer. Mais à des questions qu’il s’efforce de maintenir refoulées. Les questions préalables au pénible exercice de l’administration ordinaire. Qui peut à la rigueur répondre à la question « comment ? », mais qui se trouve totalement déconcerté quand on lui demande pourquoi. Or pour ce qui nous concerne, nous en sommes maintenant à quelques « pourquoi » assez fondamentaux.
Il est clair désormais que nous nous foutons de la loi El Khomri. Bien sûr la loi El Khomri est là et je serais presque tenté de dire, à notre plus grande satisfaction d’ailleurs, qu’il manquait réellement un petit quelque chose pour faire précipiter à grande échelle tout ce qui est en suspension depuis si longtemps.
En tout cas nous nous foutons de la loi El khomri, ici nous ne revendiquons nullement qu’elle soit modifiée ou réécrite. Nous ne revendiquons pas de droits, nous ne revendiquons rien. Revendiquer c’est déjà s’être soumis, revendiquer c’est s’adresser à une puissance tutélaire aimable, un débonnaire bienfaiteur. Les enfants réclament. Grandis, ils revendiquent.
Pour le plus grand malheur du bienfaiteur présent nous sommes plutôt décidés à sortir de l’enfance politique. Et en politique, s’extraire de la condition infantile, en finir avec l’état de minorité, c’est commencer à poser pour son propre compte des affirmations.
Alors disons les choses tout de suite et sans détour, avec l’Etat grand E, l’Etat qui ne reconnait que pour lui même et pour lui seul, l’Etat de la majorité et le monopole des affirmations, il est possible que ça ne se passe pas très bien avec nous. Le monopole parental, le monopole bienfaiteur n’aime pas être contesté et n’aime pas être défait. Il va pourtant falloir qu’il s’y fasse. La puissance tutélaire qui se croit la puissance affirmative, a pour habitude de cantonner ses sujets à la réception passive. C’est-à-dire au droit de dire « oui » , ou de temps en temps à la rigueur de chouiner un peu de préférence entre République et Nation. La puissance tutélaire tombe de haut quand elle découvre ce qu’elle peut à peine concevoir. Que les gens sont fort capables d’affirmer des idées à propos de ce qui les intéresse au premier chef : leur existence même et spécialement leur existence au travail.
Ils le peuvent d’autant mieux, qu’ils reçoivent aujourd’hui cette aide inespérée à la clarification de leurs idées que leur apporte la loi El Khomri, qui se propose comme jamais d’établir l’empire complet du capital sur le travail. En réalité, cet empire-là, bon nombre de salariés en avait déjà une idée claire et distincte. Nos camarades salariés qui se sont exprimés à cette tribune, savent de première main ce qu’il en est de vivre sous l’arbitraire souverain du propriétaire des moyens de production. Mais la loi travail que l’on pourrait d’ailleurs tout aussi bien appeler la loi capital a eu ce merveilleux pouvoir de faire encore mieux connaître auprès de ceux qui s’apprêttent au salariat ce qui les attend. De nous conduire à prêter l’oreille à ceux qui y sont déjà, dans les positions les plus fragilisées, que personne n’entendait plus alors qu’ils ont tant de choses à raconter.
Bref, elle aura eu le merveilleux pouvoir de nous réunir, de nous réunir autour de questions fondamentales, parmi lesquelles celles-ci : Qui à besoin de qui ? Entre les propriétaire du capital et les salariés, qui à le plus besoin de l’autre ?
C’est une question qui n’a rien de neuf. Les années 70 se l’étaient déjà posée pour leur compte et avec beaucoup d’intensité. Elle n’a certainement rien perdu de son actualité depuis. Et c’est d’ailleurs bien plus qu’une question, c’est un fer de lance. C’est-à-dire une arme pour faire la décision. Malheureusement, pour ceux qui croient être du côté du manche, le critère ne tranche pas en leur faveur.
Le jour ou de cela, tout le monde aura une claire conscience, je ne donne pas cher de leur peau.
Si ce qui se passe maintenant a un sens, il est de nous préparer à les oublier et de nous préparer à la manière dont nous vivrons sans eux, c’est-à-dire dont nous vivrons pour nous !
A demain dans la rue et à la nuit debout!”
source : Là-bas si j’y suis