5 Caméras brisées (E. Burnat & G. Davidi) – Entretien

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Chronique intime d’un village situé à la frontière israélo-palestinienne, ce documentaire est notamment composé par les images filmées par Emad, simple paysan devenu coréalisateur du film. En 2005, il achète une caméra pour la naissance de son dernier fils, et depuis il documente sans relâche la résistance pacifique des habitants de Bil’in face à la progression de l’armée israélienne. Entretien.


5 Camé­ras Bri­sées Bande-annonce par tout­le­cine

Le Blog docu­men­taire : Emad, vous fil­mez votre quo­ti­dien depuis 2005, année au cours de laquelle vous avez aus­si ren­con­tré Guy. Quand et com­ment avez-vous déci­dé de deman­der à Guy de se pen­cher sur vos images ?

Emad : Je lui ai d’abord pro­po­sé de sou­te­nir le film, sans for­cé­ment voir les images que j’avais fil­mées. J’avais déjà ini­tié le pro­jet, et je cher­chais des fonds.

Après 5 années pas­sées à fil­mer les évé­ne­ments et les per­son­nages de mon quo­ti­dien, je lui ai pro­po­sé de me rejoindre. Nous avons alors com­men­cé à tra­vailler ensemble.

Guy, pour­quoi avez-vous accep­té de tra­vailler sur ces images qui n’étaient pas les vôtres ?

Guy : Nous nous connais­sions depuis 2005, puisque je fais par­tie des acti­vistes israé­liens qui sou­tiennent la popu­la­tion de Bil’in. J’avais déjà réa­li­sé plu­sieurs films autour de ce vil­lage. Emad me connais­sait, et quand il m’a pro­po­sé de le rejoindre sur son tra­vail, je n’étais pas per­sua­dé que nous pou­vions faire un film. Je n’étais pas cer­tain qu’un énième docu­men­taire sur ce sujet puisse avoir un sens. De plus, nos natio­na­li­tés res­pec­tives pou­vaient poser pro­blème : nous redou­tions qu’Emad soit cri­ti­qué pour avoir tra­vaillé avec un Israélien.

Cela dit, petit à petit, je me suis dit qu’un film pou­vait exis­ter si nous met­tions Emad au centre du docu­men­taire. Je me suis dit que, poli­ti­que­ment, ce serait une déci­sion forte que de don­ner de la réso­nance à la voix d’Emad et à ses com­bats quo­ti­diens. Il ne s’agit pas tant d’utiliser ses images, mais de l’instituer en tant que per­son­nage du film en le lais­sant racon­ter sa propre his­toire. C’est l’une des rai­sons qui m’a pous­sé à tra­vailler sur ce projet.

Une autre élé­ment déter­mi­nant a été de voir une image par­ti­cu­lière, qui m’a pro­fon­dé­ment cho­qué. Celle d’un vieux mon­sieur qui mon­tait sur une jeep pour empê­cher une arres­ta­tion. J’ai deman­dé à Emad qui était cet homme, et il m’a répon­du que c’était son père qui vou­lait empê­cher qu’on emmène l’un de ses fils en pri­son. J’ai immé­dia­te­ment pen­sé qu’il y avait là un point de départ très fort pour essayer de construire un film, du point de vue d’Emad. Par­tir d’une his­toire fami­liale pour évo­quer le des­tin d’un vil­lage et d’un pays est, selon moi, une bonne manière de racon­ter ces tragédies.

Emad, avez-vous faci­le­ment accep­té d’être ain­si pla­cé au centre du film ?

Emad : Le film a débu­té en 2005, et non en 2010. J’ai beau­coup réflé­chi aux per­son­nages, aux séquences à fil­mer, et à la construc­tion glo­bale d’une his­toire. Guy m’a ensuite encou­ra­gé, et il m’a don­né des idées pour réa­li­ser et mon­ter ma propre histoire.

Je vou­lais d’abord faire un film très per­son­nel sur mes amis, ma famille, mon fils. Je ne vou­lais pas me mettre en avant à titre per­son­nel. Nous avons alors tra­vaillé avec Guy pour bâtir un ensemble cohérent.

Je vou­drais ajou­ter que, lorsque j’ai deman­dé à Guy de tra­vailler avec moi, je ne vou­lais pas que ce pro­jet soit per­çu comme une entre­prise « israé­lo-pales­ti­nienne ». C’est sim­ple­ment l’histoire de mon vil­lage. Guy était pré­sent sur les lieux en tant qu’activiste israé­lien. Le seul but de notre col­la­bo­ra­tion, fina­le­ment, c’est de mon­trer le film en dehors de la Palestine.

Vous êtes fina­le­ment un auto­di­dacte. Vous n’avez jamais appris com­ment uti­li­ser une caméra ?

Emad : Oui, j’ai tout appris par moi-même.

Quel rap­port entre­te­nez-vous avec vos camé­ras ? Est-ce une arme ou un bouclier ?

Mes camé­ras sont des armes, des amies, et quelque chose qui nous pro­tège, moi et mes amis. La camé­ra est une pro­tec­tion, mais elle peut deve­nir une rai­son de vous tuer, comme une rai­son de vous sau­ver. Le but reste de fil­mer encore et encore. Il me faut mon­trer la situa­tion que nous vivons, et racon­ter notre his­toire par­tout dans le monde.
Emad Burnat.

Com­ment le pro­jet s’est-il déve­lop­pé, et com­ment a t‑il été financé ?

Guy : Nous avons com­men­cé à tra­vailler avec le Green­house deve­lop­ment pro­gram, une orga­ni­sa­tion qui tente d’aider des pro­jets de films et des réa­li­sa­teurs du Moyen-Orient et de la région médi­ter­ra­néenne. Ils nous ont sou­te­nu, et nous avons pro­fi­té de leurs réseaux. Nous avons pu trou­ver des finan­ce­ments hol­lan­dais, nord-amé­ri­cains, israé­liens… etc. Les pro­fes­sion­nels que nous avons ren­con­trés étaient impres­sion­nés par l’histoire que nous vou­lions racon­ter, par nos per­son­nages, par le pou­voir des images, par le trai­ler aus­si. Il y avait beau­coup de tra­vail, mais nous sommes par­ve­nus à le finan­cer. Au final, 5 Camé­ras bri­sées est une pro­duc­tion fran­co-israé­lo-pales­ti­nienne, avec des fonds hol­lan­dais, cana­diens ou encore coréens.

Par­lons de cette voix off, si par­ti­cu­lière, et si tou­chante… Com­ment avez-vous col­la­bo­ré à ce sujet ? Qui a écrit le texte ?

Guy : Je l’ai écrit, et je pense que la qua­li­té de cette voix résulte de l’alliance de nos deux sen­si­bi­li­tés. Je suis avant tout écri­vain, et j’ai une approche très poé­tique de la langue. J’y tra­vaille depuis très très long­temps. Je me suis ins­pi­ré de mon expé­rience à Bil’in, et des conver­sa­tions que j’ai pu avoir avec les habi­tants sur place. Nous avons aus­si eu de nom­breuses dis­cus­sions avec Emad, sur les toits de Bil’in. Nous par­lions de sa vie, de son père…

Je me sou­viens par exemple de dis­cus­sions sur la sen­si­bi­li­té des enfants, et notam­ment d’un échange sur la peau. La peau fine et fra­gile des enfants est une belle méta­phore pour évo­quer les évè­ne­ments qui se tiennent à Bil’in, et cette méta­phore a été direc­te­ment ins­pi­rée par l’expérience d’Emad avec son der­nier fils.

Et nous avons choi­si un ton très doux pour fuir l’émotion et le sen­sa­tion­nel. J’avais l’avantage de venir de l’extérieur, et je pou­vais donc aider Emad à mettre les choses en pers­pec­tive, et à inter­pré­ter fina­le­ment le réel. Je devais l’aider à cela.

Emad, com­ment avez-vous trou­vé le ton si juste de votre voix ?

Emad : Le ton de la voix est effec­ti­ve­ment très fort dans le film. Je pense que nous sommes par­ve­nus à faire res­sen­tir le poids de la vie et des souf­frances des habi­tants de Bil’in. Il était très impor­tant de trou­ver ce ton, qui vient de l’intérieur. Per­sonne ne res­sent la situa­tion de la même manière, et j’essaie de par­ler depuis mon inti­mi­té. Chaque moment que j’ai vécu en train de fil­mer était très intense. Il n’était pas évident de trans­crire ces émo­tions dans ma voix.


Cette voix off a t‑elle été écrite avant ou pen­dant le montage ?

Guy : La voix off a été écrite pen­dant le mon­tage. Cer­tains pas­sages ont été écrits bien avant, comme les pre­mières phrases du film. Cer­tains textes exis­taient donc depuis long­temps, et d’autres ont été écrits à mesure que le mon­tage avan­çait. Ce fut un long pro­ces­sus, sur lequel nous reve­nions très souvent.

Com­ment avez-vous tra­vaillé sur le mon­tage du film, jus­te­ment ?… Je crois qu’il y a 700 heures de rushs !!!

Guy : Nous avons com­men­cé ce tra­vail à Bil’in. Emad numé­ri­sait ses images… Nous dis­cu­tions, et nous ten­tions de trou­ver une struc­ture à par­tir des évè­ne­ments qui agi­taient le vil­lage. Ce fut un très long pro­ces­sus d’un an et demi. Je tra­vaillais chez moi pen­dant qu’Emad fil­mait de nou­velles images, tout en tri­ant ce qu’il avait déjà enre­gis­tré. Pen­dant que nous écha­fau­dions une pre­mière ébauche, d’autres séquences se dérou­laient, comme celle de sa femme lui deman­dant d’arrêter de filmer.

La struc­ture basique est assez vite appa­rue, l’histoire des 5 camé­ras bri­sées a été vite trou­vée. Nous avons ensuite tra­vaillé avec Véro­nique Lagoarde-Ségot, à Paris, et il a été plus dif­fi­cile de trou­ver le sens du déve­lop­pe­ment de l’histoire. Le chal­lenge de ce récit cor­res­pond fina­le­ment bien à la situa­tion de la Pales­tine en géné­ral : il y est ques­tion d’occupation, un pro­ces­sus très répé­ti­tif – et l’un des motifs du film. Il nous a donc fal­lu trou­ver une pro­gres­sion dra­ma­tique dans cette matière. Com­ment jugu­ler le fait que rien ne pro­gresse, fina­le­ment ? Ça a été le plus dif­fi­cile, et l’apport de Véro­nique a été déci­sif : elle nous a aidé à trou­ver la struc­ture nar­ra­tive, et à dis­til­ler les infor­ma­tions afin que le film soit intel­li­gible pour des spec­ta­teurs qui ne sont pas fami­liers avec cette problématique.

Com­ment avez-vous tra­vaillé avec la musique ? L’idée d’irriguer ain­si la nar­ra­tion était-elle pré­sente dès le départ ?

Guy : Emad m’avait appor­té des albums de musique pales­ti­nienne et j’ai par­ti­cu­liè­re­ment appré­cié le trio Jou­bran. Nous avons donc déci­dé de tra­vailler à par­tir de ces morceaux.

Emad, J’imagine que vous n’avez pas arrê­té de filmer ?

Emad : Je conti­nue bien sûr de fil­mer, et je conti­nue­rai. Il y a une dif­fé­rence entre un réa­li­sa­teur de films qui cherche à faire des docu­men­taires et un homme dont la vie en dépend. Je n’ai pas d’autres buts que de me battre pour mon ter­ri­toire, et je dois pro­duire des images pour cela.

Fil­mer fait par­tie inté­grante de votre vie ?

Emad : Oui. La situa­tion m’y oblige. Tous les jours.

Conti­nuez-vous à mon­trer vos images aux habi­tants de Bil’in ?

Emad : Je leur montre mes images depuis 2005. Nous vivons tous la même réa­li­té, et les images sont là pour nous rap­pe­ler ce que nous vivons et ce que nous avons vécu.

Le docu­men­taire a t‑il été vu en Israël ?

Guy : Oui, il a été pro­je­té lors du Jéru­sa­lem Film Fes­ti­val, où il a rem­por­té le prix du meilleur docu­men­taire. Il a ensuite été mon­tré dans de petits ciné­mas, et à la télé­vi­sion. Nous sommes donc par­ve­nus à tou­cher des spec­ta­teurs israé­liens, ce qui est très impor­tant pour nous. Les réac­tions étaient très dis­pa­rates, de l’empathie à la haine, mais ouvrir cette dis­cus­sion en Israël est une bonne chose.


Ce film pour­rait nour­rir quelque chan­ge­ment, selon vous ?

Guy : Tout peut créer le chan­ge­ment. Et pas seule­ment un film. Tout ce que vous faites peut géné­rer du chan­ge­ment. Il faut res­ter modeste sur ce que nous vou­lons accom­plir, et sur les objec­tifs que nous nous fixons. Un film ne peut sans doute pas, à lui seul, ren­ver­ser le cours de l’Histoire, mais tout ce que vous faites au quo­ti­dien peut avoir un impact, si vous y croyez. Nous pou­vons accom­plir de grandes choses, si nous res­tons modestes.

Der­nière ques­tion, tra­di­tion­nelle ques­tion : quelle est la situa­tion aujourd’hui à Bil’in ? Et quels sont vos espoirs pour le futur ?

Emad : La situa­tion n’a pas chan­gé. Et ce n’est pas seule­ment l’histoire de Bil’in, mais de la Pales­tine en géné­ral. C’est d’ailleurs ce que je cherche à évo­quer quand je filme : je veux par­ler de l’ensemble du pro­blème pales­ti­nien. La situa­tion de mon vil­lage peut paraître plus calme aujourd’hui que dans d’autres endroits où c’est très dur. Le docu­men­taire ne reflète pas seule­ment mon his­toire ; c’est une his­toire pales­ti­nienne. Et la situa­tion géné­rale empire.

Vous accom­pa­gnez le film autour du monde.. mais avez-vous une camé­ra avec vous ?

Oui, j’ai ce petit appa­reil, et je peux donc fil­mer partout !

Pro­pos recueillis par Cédric Mal
Source de l’ar­ticle : le blog documentaire

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