Le détournement consiste à la fois à rendre visible la propagande et à la retourner contre elle-même : on utilise explicitement ses pratiques, images et slogans commerciaux et politiques, en y plaquant un sens subversif faisant éclater l’ordre qu’ils visaient à entretenir.
Reconstitution « plus vrai que nature »
Alors que les opérateurs Lumière sillonnent le monde en quête de scènes exotiques et d’événements politiques, le magicien Méliès a l’idée de les reconstituer en studio. Manière antinomique de concevoir le mot d’ordre Lumière : « reproduire la vie ». Dès les débuts du cinéma, les actualités reconstituées le disputent en réalisme aux vues « sur le vif ». Loin d’être des tableaux fantaisistes, les reconstitutions de Méliès se veulent « plus vraies que nature ».
Pour son Affaire Dreyfus, réalisée en onze tableaux début 1899, au moment de la révision retentissante du procès à Rennes, Méliès s’inspire du chromo façon Petit Journal pour L’île du Diable ou La Cour martiale, mais plagie très exactement une photographie parue dans L’Illustration pour Dreyfus quittant le lycée pour la prison. Et dans le saisissant Incidents entre journalistes, Méliès atteint un réalisme qu’il ne reproduira jamais : il laisse exceptionnellement les figurants s’ébattre jusqu’à la caméra et sortir du champ par l’avant, produisant sur le spectateur un effet comparable à celui de l’Arrivée du train en gare de la Ciotat.
Cette scénographie est unique dans l’œuvre de Méliès : c’est la seule actualité reconstituée qui peut passer à nos yeux pour un reportage pris sur le vif à la manière des opérateurs Lumière ; la seule fois où Méliès a mis en scène dans la profondeur de champ, d’une façon qui nous semble infiniment plus moderne et crédible que ses autres reconstitutions véristes sur fond de toiles peintes. Qu’il n’ait pas poursuivi dans cette voie prouve l’attachement psychologique de l’époque au tableau théâtral. Pathé emboîtera le pas avec sa propre version de l’Affaire Dreyfus, dans un style naturaliste aux décors primitifs, et s’offrira un remake plus chargé encore et plus romance en 1907.
Une autre actualité reconstituée témoigne du souci de véracité de Méliès, Le Couronnement d’Edouard VH (1902) : « Les autorités anglaises refusèrent de me laisser opérer pendant la cérémonie, mais je fus autorisé à reconstituer la scène, sous l’œil bienveillant du grand maître des cérémonies et avec la collaboration de tous les dignitaires civils et militaires, je pus dessiner a mon aise tous les documents originaux, depuis les meubles jusqu’aux armoiries. Ainsi je pus rétablir la scène dans sa vérité historique. l’avais trouvé un sosie frappant de sa majesté dans la personne d’un garçon de lavoir. (…) Ce furent les maîtres de cérémonies de Westminster mêmes qui vinrent au studio de
Montreuil régler la cérémonie, très exacte et très vraie. Le reste fin pris sur le vif à Londres. Le public anglais acclama le couronnement comme s’il se fût agi du souverain véritable. »
Les gens y croyaient-ils ? Oui et non, à la façon des gogos dans les foires venant voir la vérité toute nue sortir du puits (telle Arletty au début des Enfants du Paradis).
Remettons-nous en au témoignage du roi lui-même, qui, avec toute la cour, applaudit, le lendemain de son couronnement, le film qui avait été tourné avant : « Le plus fort de toute cette affaire, c’est que je me reconnais fort bien. le reconnais aussi fort bien la reine, et si je n’étais pas sûr du contraire, je croirais que nous nous sommes vus nous-mêmes en personne. » (G. Sadoul, Histoire générale du cinéma, T2, p. 212).
L’équivoque de l’actualité reconstituée n’est pas sans susciter, déjà, l’ambivalence des réactions. D’un côté, la Warwick Film de Londres, loin de chercher à faire passer le film pour une vue authentique, insiste, pour sa publicité, sur les sommes considérables (huit fois plus que Le Voyage dans la lune, aux dires de Méliès !) investies dans cette minutieuse et grandiose reconstitution. De l’autre côté de la Manche, le journal Le Petit Bleu, du 23 juin 1902, n’hésite pas à dénoncer ce qu’il considère comme une tromperie : « On vous trompe, Londoniens, en vous affirmant que le jour même du couronnement, vous pourrez contempler de votre loge ou de votre fauteuil, dans un music-hall célèbre, la cérémonie historique prise sur le vif au moyen de la cinématographie, et immédiatement reproduite sur pellicule, pour votre joie. Certes on vous montrera quelque chose mais ce quelque chose sera, passez moi le mot, du chiqué, du trompe‑l’œil, du théâtre de banlieue. L’Edouard VII qu’on vous exhibent solennellement sur son trône, l’Alexandra gracieuse et grave qui prendra place à ses côtés, seront des figurants couronnés à Montreuil, dans une salle postiche enrichie de toile peinte et meublée de fauteuils de carton. »
On trouve dans ces actualités reconstituées un mélange de véracité et de mélo qui caractérisera encore quatre-vingts ans plus tard (et l’ingénuité en moins) les docu-drames et reality-shows de la télé. Entre temps, le genre aura été porté à son apogée par la série américaine réputée documentaire The March of Time. L’idée de son producteur, le géant Time Inc, fut de dramatiser l’actualité, d’en tirer des sujets longs « bénéficiant » d’un traitement dramatique analogue à celui de la fiction, en mêlant prises de vues d’actualités et scènes reconstituées avec des acteurs, le tout surmonté d’un commentaire narratif au ton apocalyptique. Ce « magazine » cinématographique connut un grand succès, durant ses seize années d’existence, de 1935 à 1951, et se mit tout naturellement au service de la propagande américaine durant les années de guerre. À la différence de Méliès, Time n’employa jamais officiellement le terme « reconstitués » pour ses « documentaires d’actualité ». Henry Luce, le directeur de Time qui présida au lancement de la série, la revendiquait comme « fakery in allegiance ta the truth », du faux obéissant à la vérité ! The March of Time reçut même un Academy Award en 1937 pour avoir « révolutionné » les actualités. Erik Barnouw (cf. Documentary, pp. 121, 131, Oxford University Press, 1993) souligne, à juste titre, qu’à l’époque les documentaires de gauche ne reculaient pas non plus devant la reconstitution, et qu’il n’y avait guère de débat public sur la validité de cette technique.
On trouve une parodie en règle de The March of Time au début de Citizen Kane (1941). Après la brève scène d’ouverture où Kane meurt en prononçant le fameux « rosebud », Welles attaque son film par la reconstitution de la vie publique de son héros à la manière documentaire de The March of Time, avec ses clichés (Kane à la tribune avec Hitler!) et ses poncifs grandiloquents. Géniale réponse du berger à la bergère : en fabriquant ce faux documentaire, Welles ne fait pas plus faux que les autres « actualités » de la série, à ceci près que son héros n’existe pas vraiment (encore que sa ressemblance avec le magnat de la presse, Hearst, valut à Welles pas mal de démêlées). À partir de ce vrai faux documentaire, la fiction va se mettre en quête de la vérité complexe du personnage, au-delà des images d’actualité qui n’en synthétisent que l’apparence publique, la dépouille. Remarquable tour de passe passe de l’imposteur Welles : au regard contradictoire et pénétrant de la fiction, c’est l’actualité qui apparaît superficielle et mensongère, instrument univoque de propagande.
Détournement
Un film plus récent parodie ce même style d’actualité documentaire à l’américaine des années 30 – 40, cette fois pour nous narrer la carrière d’un héros comique. Interprété par Woody Allen, Zelig (1983) est un protée, un homme caméléon qui prend immédiatement l’aspect de ceux qui l’entourent. Comme Kane, mais en acteur anonyme, involontaire, il apparaît à la tribune avec Hitler ou avec le pape Pie XII. Zelig, c’est la parabole de l’homme qui, à son corps défendant et pour défendre son corps, épouse physiquement l’actualité dominante. Il s’y assimile aussitôt par mimétisme. Cet enrôlement de notre héros malgré lui dans les images d’époque provoque un hiatus drolatique, un véritable détournement de
l’histoire officielle contenue dans ces clichés : Zelig se retrouve dans les actualités comme dans un film de famille.
Derrière l’enchaînement de ses identifications successives, de ses métamorphoses contradictoires (Zelig se transforme aussi bien en rabbin au milieu de rabbins qu’en militant nazi au milieu des nazis), ce sont les actualités elles-mêmes qui finissent par apparaître comme un méchant jeu de rôles et de
faux-semblants. Elles perdent leur figure objective pour apparaître comme un vaste home movie tournant autour d’un personnage proprement insignifiant — puisqu’il n’est qu’à l’image des autres — qui en ressort comme le plus commun dénominateur.
On peut voir dans Zelig un contrepoint au Dictateur, dans lequel l’ingénieux Chaplin jouait à la fois le tyran et sa victime, Hitler et le petit barbier juif. Zelig, lui, singe tous les rôles, sans y être pour rien (il souffre d’un traumatisme à personnalités multiples, pathologie particulièrement en vogue aux USA). La réussite de Woody Allen n’est pas simplement due à l’excellence de ses trucages. Ces incrustations de lui-même dans les actualités filmées provoquent un court-circuit comique dans le jeu des représentations attitrées, en inversant
les pôles objectif et subjectif, le fond et le premier plan, le célèbre et l’anonyme, le pouvoir et le possédé, l’Histoire (avec un grand H) et la petite histoire. Son scénario documentaire pousse à ses conséquences une remarquable petite blague, celle des trois Schmidt de Sarguemines. Le premier raconte que, visitant le camp où il était prisonnier, le Führer soi-même s’approche et dit : « N’es-tu pas le Schmidt de Sarguemines ! » et il le fait libérer. Le second prétend la même chose mais avec Staline. Alors le troisième raconte : « En visite à Rome, je vais voir passer le pape dans sa chaise à porteur. Le pape fait arrêter à ma hauteur en s’exclamant “Mais n’est-ce pas le Schmidt de Sarguemines !” », et il me fait monter à côté de lui. Et sur notre passage, on entendait : « C’est le Schmidt de Sarguemines… mais qui c’est le type en blanc à côté de lui ? ».
Au moment où Méliès reconstituait L’Affaire Dreyfus à Montreuil, l’opérateur Francis Doublier réalisait, sur le même sujet, le premier faux (le premier avéré du moins) par montage ou plutôt collage (puisque le montage n’avait pas encore été inventé). Doublier avait été expédié en Russie par Louis Lumière. Traversant des contrées à fortes populations juives, il se vit partout demander des images d’actualité sur l’Affaire. Il n’en possédait évidemment pas, Dreyfus ayant été jugé et déporté en 1894, soit un an avant que les premières caméras tournent. Les affaires du cinématographe n’étant pas trop bonnes (déjà!), confesse Doublier dans ses mémoires, il s’employa à satisfaire la demande par un assemblage de vues tirées de son stock, bobines étrangères à l’Affaire mais pouvant donner le change avec un commentaire ad hoc dans la salle. Un défilé militaire, officier en tête, incarnait le Capitaine Dreyfus soi-même ; une scène de rue à Paris suivie d’une vue de la Manufacture de Sèvres était censée représenter le Palais de Justice ! Un remorqueur finlandais devenait le navire emmenant Dreyfus à l’île du Diable, elle-même figurée par une vue du delta du Nil !
C’est la même manipulation — « pour la bonne cause », non plus commerciale mais militante — que Joris Ivens et ses amis communistes de la Filmliga hollandaise utilisaient, à la fin des années 20. Ne produisant pas d’actualités, à la différence d’autres groupes militants en Europe, ils empruntaient des bandes d’actualités à des projectionnistes complaisants, les remontaient, les retitraient dans un sens prolétarien et les
projetaient dans des meetings le dimanche, jour de clôture des cinémas officiels. Les films étaient ensuite remis dans leur forme initiale et restitués le lundi matin.
Dans les années 60, les Situationnistes feront du détournement une arme de contestation de la Société du spectacle. Suivant leur conception inspirée des dadaïstes, le détournement consiste à la fois à rendre visible la propagande et à la retourner contre elle-même : on utilise explicitement ses pratiques, images et slogans commerciaux et politiques, en y plaquant un sens subversif faisant éclater l’ordre qu’ils visaient à entretenir. Ainsi, dans son documentaire fait d’images détournées et commentées, La Société du Spectacle, [Guy Debord nous prend au piège de l’effet propagande pour mieux nous faire prendre conscience que la contre-propagande c’est encore de la propagande :
L’image montre le président Pompidou inaugurant le salon de l’automobile.
Commentaire :
— Nous reconnaissons là notre vieil ennemi :…
La salle, remplie de gauchistes (les seuls à aller voir a priori les films de Debord), rit, acquise à la cause anti-pompidolienne.
Reprise du commentaire toujours sur les images du salon de
l’auto :
— la marchandise.
Dans la salle, on rit jaune, gêné de s’être esclaffé bêtement à la simple vu de l’image du président, d’avoir versé dans une propagande (de gauche) au premier degré. L’ennemi est ailleurs, et le commentaire vient désigner le point aveugle dans l’image.
Actualité reconstituée & détournée en pdf