Pier Paolo Pasolini – Analyse linguistique d’un slogan
Le langage de l’entreprise est, par définition, un langage purement fonctionnel ; les « lieux » où il s’exprime sont ceux où la science est « appliquée », et donc ceux du pragmatisme pur. Les techniciens emploient bien entre eux un argot de spécialistes, mais d’un point de vue strictement et résolument fonctionnel. Les canons linguistiques en vigueur à l’intérieur de l’entreprise tendent ensuite à se développer aussi à l’extérieur : il est clair que ceux qui produisent veulent avoir des rapports d’affaires absolument clairs avec ceux qui consomment.
Il n’existe qu’un cas d’expressivité — mais d’expressivité aberrante — dans le langage purement fonctionnel de l’industrie, c’est celui du slogan. En effet, le slogan doit être expressif, pour impressionner et convaincre. Mais son expressivité est monstrueuse, parce qu’elle devient immédiatement stéréotypée et qu’elle se fixe dans une rigidité qui est le contraire même de l’expressivité, éternellement changeante par essence et offerte à d’infinies interprétations.
Ainsi, la fausse expressivité du slogan constitue le nec plus ultra de la nouvelle langue technique qui remplace le discours humaniste. Elle symbolise la vie linguistique du futur, c’est-à-dire d’un monde inexpressif, sans particularismes ni diversités de cultures, un monde parfaitement normalisé et acculturé. Un monde qui, pour nous, ultimes dépositaires d’une vision multiple, magmatique, religieuse et rationnelle du monde, apparaît comme un monde de mort.
Mais peut-on prévoir un monde si négatif ? Peut-on prévoir un futur qui soit « la fin de tout » ? Quelques-uns — comme moi — ont cette tendance, par désespoir : avoir vécu, et ressenti de l’amour pour un monde, cela empêche d’en concevoir un autre qui soit tout aussi réel, aussi bien que de croire que puissent se créer des valeurs analogues à celles qui ont rendu précieuse une existence. Une telle vision apocalyptique du monde est justifiable, mais probablement injuste.
Cela semble fou, mais un slogan récent, celui devenu célèbre en un clin d’oeil des jeans « Jésus » : « Tu n’auras d’autres jeans que moi », se pose comme un fait nouveau, une exception dans les canons fixes du slogan ; il en révèle une possibilité expressive imprévue, et indique de leur part une évolution différente de celle que la tradition du genre — immédiatement admise par les désespérés qui veulent voir le futur comme une mort — laissait trop raisonnablement prévoir.
Voyez la réaction de l’Osservatore Romano à ce slogan : dans son gentil petit italien d’antan, spiritualiste et un peu infatué, le rédacteur de l’Osservatore Romano entonne des lamentations, certes pas bibliques, pour faire du victimisme de pauvre innocent sans défense. C’est du même ton que sont rédigées, par exemple, les lamentations contre l’immoralité envahissante de la littérature ou du cinéma. Mais dans ce cas-là, le ton pleurnichard et bien-pensant dissimule une volonté menaçante du pouvoir : en effet, tandis que, jouant au pauvre agneau, le rédacteur se lamente dans son italien bien léché, le pouvoir travaille dans son dos à supprimer, à enfermer et à écraser les réprouvés qui sont à la base de ses souffrances. Magistrats et policiers sont sur le qui-vive ; l’appareil de l’Etat se met aussitôt avec zèle au service du spirituel. Aux jérémiades de l’Osservatore font suite les procédures légales du pouvoir : l’écrivain ou le cinéaste impie est immédiatement « pris » et réduit au silence.
En somme, dans les cas de révolte de type humaniste — possibles dans le cadre du vieux capitalisme et de la première révolution industrielle — l’Église pouvait intervenir et réprimer, en contredisant brutalement une certaine volonté formellement démocratique et libérale du pouvoir de l’État. Le mécanisme était simple : une partie de ce pouvoir — par exemple la magistrature et la police — assumait une fonction conservatrice ou réactionnaire et, en tant que telle, mettait automatiquement au service de l’Église ses instruments de pouvoir. Il y a donc un double lien de mauvaise foi dans les rapports entre l’Église et l’État : pour ce qui la concerne, l’Église accepte l’État bourgeois — à la place de l’État monarchique ou féodal — en lui accordant un soutien et un appui sans lesquels, jusqu’à aujourd’hui, le pouvoir n’aurait pu subsister ; pour ce faire, l’Église a pourtant dû admettre et approuver l’exigence libérale et la démocratie formelle — choses qu’elle a admises et approuvées à la seule condition que le pouvoir lui donne l’autorisation tacite de les limiter et de les supprimer. Le pouvoir bourgeois lui en a donné l’autorisation de tout cœur.
En effet, son pacte avec l’Église en tant qu’instrumentum regni ne consistait en rien d’autre que ceci : dissimuler son propre [il]libéralisme et son antidémocratisme essentiels en confiant les fonctions illibérales et antidémocratiques à une Église acceptée de mauvaise foi comme une institution religieuse supérieure. L’Église a en somme signé un pacte avec le diable, à savoir avec l’État bourgeois. Il n’est en effet de contradiction plus scandaleuse qu’entre religion et bourgeoisie, celle-ci étant le contraire de celle-là. Le pouvoir monarchique ou féodal l’était au fond moins.
C’est pourquoi, du point de vue de l’Église, le fascisme, en tant que moment régressif du capitalisme, était objectivement moins diabolique que le régime démocratique : le fascisme était un blasphème, mais il ne minait pas l’Église par l’intérieur, parce qu’il représentait une fausse nouvelle idéologie. Le Concordat n’a pas été un sacrilège dans les années 30, mais c’en est un aujourd’hui, car si le Fascisme n’a même pas égratigné l’Église, à présent le néo-capitalisme la détruit. L’acceptation du fascisme a été quelque chose d’atroce : mais l’acceptation de la civilisation bourgeoise capitaliste est un fait définitif, dont le cynisme n’est pas seulement une faute, la énième dans l’histoire de l’Église, mais bien une erreur historique que l’Église paiera probablement de son déclin. Car elle n’a pas pressenti — dans son aveugle obsession de stabilisation et de fixité éternelle de sa fonction éternelle que la bourgeoisie représentait un nouvel esprit, qui n’était certes pas celui du fascisme : un nouvel esprit qui, dès l’abord, s’est révélé concurrent de l’esprit religieux (dont il ne conserve que le cléricalisme) et qui finira par prendre sa place pour fournir aux hommes une vision totale et unique de la vie (sans plus avoir besoin du cléricalisme comme instrument de pouvoir).
C’est vrai : comme je viens de le dire, aux plaintes pathétiques du rédacteur de l’Osservatore fait immédiatement suite — dans les cas d’opposition « classique » — l’action de la magistrature et de la police. Mais il s’agit d’une situation en survivance. Le Vatican trouve encore de vieux hommes qui lui sont fidèles au sein de l’appareil d’État : maïs, justement, ils sont vieux ; et le futur n’appartient ni aux vieux cardinaux, ni aux vieux hommes politiques, ni aux vieux magistrats ou encore aux vieux policiers. Le futur appartient à la jeune bourgeoisie, qui n’a plus besoin de « tenir » le pouvoir à l’aide de ses instruments classiques et ne sait que faire d’une Église qui, désormais, est condamnée à disparaître de par son appartenance à ce monde humaniste du passé, qui constitue un obstacle à la nouvelle révolution industrielle. En effet, le nouveau pouvoir bourgeois nécessite, de la part des consommateurs, un esprit complètement pragmatique et hédoniste : un univers mécanique et purement terrestre dans lequel le cycle de la production et de la consommation puisse s’accomplir selon sa nature propre. Il n’y a plus place pour la religion et surtout pas pour l’Église. La lutte répressive que le nouveau capitalisme accomplit encore par l’intermédiaire de l’Église est une lutte retardée et destinée, selon la logique bourgeoise, à être rapidement abandonnée, ce qui aura pour conséquence la dissolution « naturelle » de l’Église.
Cela semble fou, je le répète, mais le cas des jeans « Jésus » est un indice de ce changement. Ceux qui ont fabriqués ces jeans et qui les ont lancés sur le marché en se servant, comme slogan pragmatique, de l’un des dix Commandements, démontrent — probablement avec un certain manque de sentiment de culpabilité, à savoir l’inconscience de qui ne se pose plus certains problèmes — qu’ils sont déjà en dehors du cercle dans lequel s’inscrit notre genre de vie et notre horizon mental.
Il y a, dans le cynisme de ce slogan, une intensité et une innocence d’un genre absolument nouveau, même s’il a vraisemblablement mis longtemps à mûrir pendant ces dix dernières années (plus rapidement en Italie). Dans son laconisme de phénomène qui s’est révélé d’un coup à notre conscience, il nous déclare d’une façon complète et définitive que les nouveaux industriels et les nouveaux techniciens sont complètement laïques, d’une laïcité qui ne se mesure plus avec la religion. Cette laïcité est une « valeur nouvelle » née dans l’entropie bourgeoise où la religion conçue comme autorité et forme de pouvoir dépérit ; elle ne survit que dans la mesure où elle demeure un produit naturel d’énorme consommation et une forme folklorique encore exploitable.
Mais l’intérêt de ce slogan n’est pas purement négatif, il ne souligne pas uniquement la nouvelle modalité selon laquelle l’Église est brutalement remise à la place qu’elle tient vraiment dans la vie ; il est aussi positif, parce qu’il met en lumière la possibilité imprévue de donner un sens idéologique, et donc de rendre expressif, le langage du slogan et, probablement, celui du monde technologique. L’esprit blasphémateur de ce slogan ne se borne pas à être apodictique, ne se limite pas à une pure observation qui fixe l’expressivité en pure communication ; c’est quelque chose de plus qu’une trouvaille sans préjugés (dont le modèle serait l’anglo-saxon « Jésus-Chris ! Superstar ») : tout au contraire, il se prête à une interprétation qui ne peut être qu’infinie ; il conserve donc dans le slogan les caractères idéologiques et esthétiques de l’expressivité. Cela signifie — peut-être — que le futur, qui à nous — religieux et humanistes — apparaît comme fixation et mort, sera, d’une façon nouvelle, histoire ; que l’exigence de communicativité pure de la production sera de quelque façon contredite. Car le slogan de ces jeans ne se contente pas de souligner la nécessité de la consommation ; il se présente tout à fait comme la Némésis — même inconsciente — qui punit l’Église pour son pacte avec le diable. Cette fois, le rédacteur de l’Osservatore est bel et bien sans défense et impuissant : même si d’aventure la magistrature et les flics, mis soudain chrétiennement en mouvement, réussissent à arracher des murs de notre pays cette affiche et son slogan, il s’agit d’ores et déjà d’un fait irréversible, encore que peut-être anticipé. Il est porteur de l’esprit nouveau de la seconde révolution industrielle et de la mutation des valeurs qui en découle.
17 mai 1973
Corriere della sera, 17.05.1973 (sous le litre de : « Le slogan fou des jeans Jésus »).
P. P. Pasolini, Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976, pp. 34 – 40.