Analyse linguistique d’un slogan, Pier Paolo Pasolini (1973)

L’Église a en somme signé un pacte avec le diable, à savoir avec l’État bourgeois. Il n’est en effet de contradiction plus scandaleuse qu’entre religion et bourgeoisie, celle-ci étant le contraire de celle-là.

jesus.jpg

Pier Pao­lo Paso­li­ni – Ana­lyse lin­guis­tique d’un slogan

Le lan­gage de l’entreprise est, par défi­ni­tion, un lan­gage pure­ment fonc­tion­nel ; les « lieux » où il s’exprime sont ceux où la science est « appli­quée », et donc ceux du prag­ma­tisme pur. Les tech­ni­ciens emploient bien entre eux un argot de spé­cia­listes, mais d’un point de vue stric­te­ment et réso­lu­ment fonc­tion­nel. Les canons lin­guis­tiques en vigueur à l’intérieur de l’entreprise tendent ensuite à se déve­lop­per aus­si à l’extérieur : il est clair que ceux qui pro­duisent veulent avoir des rap­ports d’affaires abso­lu­ment clairs avec ceux qui consomment.

Il n’existe qu’un cas d’expressivité — mais d’expressivité aber­rante — dans le lan­gage pure­ment fonc­tion­nel de l’industrie, c’est celui du slo­gan. En effet, le slo­gan doit être expres­sif, pour impres­sion­ner et convaincre. Mais son expres­si­vi­té est mons­trueuse, parce qu’elle devient immé­dia­te­ment sté­réo­ty­pée et qu’elle se fixe dans une rigi­di­té qui est le contraire même de l’expressivité, éter­nel­le­ment chan­geante par essence et offerte à d’infinies interprétations.

Ain­si, la fausse expres­si­vi­té du slo­gan consti­tue le nec plus ultra de la nou­velle langue tech­nique qui rem­place le dis­cours huma­niste. Elle sym­bo­lise la vie lin­guis­tique du futur, c’est-à-dire d’un monde inex­pres­sif, sans par­ti­cu­la­rismes ni diver­si­tés de cultures, un monde par­fai­te­ment nor­ma­li­sé et accul­tu­ré. Un monde qui, pour nous, ultimes dépo­si­taires d’une vision mul­tiple, mag­ma­tique, reli­gieuse et ration­nelle du monde, appa­raît comme un monde de mort.

Mais peut-on pré­voir un monde si néga­tif ? Peut-on pré­voir un futur qui soit « la fin de tout » ? Quelques-uns — comme moi — ont cette ten­dance, par déses­poir : avoir vécu, et res­sen­ti de l’amour pour un monde, cela empêche d’en conce­voir un autre qui soit tout aus­si réel, aus­si bien que de croire que puissent se créer des valeurs ana­logues à celles qui ont ren­du pré­cieuse une exis­tence. Une telle vision apo­ca­lyp­tique du monde est jus­ti­fiable, mais pro­ba­ble­ment injuste.

Cela semble fou, mais un slo­gan récent, celui deve­nu célèbre en un clin d’oeil des jeans « Jésus » : « Tu n’auras d’autres jeans que moi », se pose comme un fait nou­veau, une excep­tion dans les canons fixes du slo­gan ; il en révèle une pos­si­bi­li­té expres­sive impré­vue, et indique de leur part une évo­lu­tion dif­fé­rente de celle que la tra­di­tion du genre — immé­dia­te­ment admise par les déses­pé­rés qui veulent voir le futur comme une mort — lais­sait trop rai­son­na­ble­ment prévoir.

Voyez la réac­tion de l’Osservatore Roma­no à ce slo­gan : dans son gen­til petit ita­lien d’antan, spi­ri­tua­liste et un peu infa­tué, le rédac­teur de l’Osservatore Roma­no entonne des lamen­ta­tions, certes pas bibliques, pour faire du vic­ti­misme de pauvre inno­cent sans défense. C’est du même ton que sont rédi­gées, par exemple, les lamen­ta­tions contre l’immoralité enva­his­sante de la lit­té­ra­ture ou du ciné­ma. Mais dans ce cas-là, le ton pleur­ni­chard et bien-pen­sant dis­si­mule une volon­té mena­çante du pou­voir : en effet, tan­dis que, jouant au pauvre agneau, le rédac­teur se lamente dans son ita­lien bien léché, le pou­voir tra­vaille dans son dos à sup­pri­mer, à enfer­mer et à écra­ser les réprou­vés qui sont à la base de ses souf­frances. Magis­trats et poli­ciers sont sur le qui-vive ; l’appareil de l’Etat se met aus­si­tôt avec zèle au ser­vice du spi­ri­tuel. Aux jéré­miades de l’Osservatore font suite les pro­cé­dures légales du pou­voir : l’écrivain ou le cinéaste impie est immé­dia­te­ment « pris » et réduit au silence.

En somme, dans les cas de révolte de type huma­niste — pos­sibles dans le cadre du vieux capi­ta­lisme et de la pre­mière révo­lu­tion indus­trielle — l’Église pou­vait inter­ve­nir et répri­mer, en contre­di­sant bru­ta­le­ment une cer­taine volon­té for­mel­le­ment démo­cra­tique et libé­rale du pou­voir de l’État. Le méca­nisme était simple : une par­tie de ce pou­voir — par exemple la magis­tra­ture et la police — assu­mait une fonc­tion conser­va­trice ou réac­tion­naire et, en tant que telle, met­tait auto­ma­ti­que­ment au ser­vice de l’Église ses ins­tru­ments de pou­voir. Il y a donc un double lien de mau­vaise foi dans les rap­ports entre l’Église et l’État : pour ce qui la concerne, l’Église accepte l’État bour­geois — à la place de l’État monar­chique ou féo­dal — en lui accor­dant un sou­tien et un appui sans les­quels, jusqu’à aujourd’hui, le pou­voir n’aurait pu sub­sis­ter ; pour ce faire, l’Église a pour­tant dû admettre et approu­ver l’exigence libé­rale et la démo­cra­tie for­melle — choses qu’elle a admises et approu­vées à la seule condi­tion que le pou­voir lui donne l’autorisation tacite de les limi­ter et de les sup­pri­mer. Le pou­voir bour­geois lui en a don­né l’autorisation de tout cœur. 

En effet, son pacte avec l’Église en tant qu’ins­tru­men­tum regni ne consis­tait en rien d’autre que ceci : dis­si­mu­ler son propre [il]libéralisme et son anti­dé­mo­cra­tisme essen­tiels en confiant les fonc­tions illi­bé­rales et anti­dé­mo­cra­tiques à une Église accep­tée de mau­vaise foi comme une ins­ti­tu­tion reli­gieuse supé­rieure. L’Église a en somme signé un pacte avec le diable, à savoir avec l’État bour­geois. Il n’est en effet de contra­dic­tion plus scan­da­leuse qu’entre reli­gion et bour­geoi­sie, celle-ci étant le contraire de celle-là. Le pou­voir monar­chique ou féo­dal l’était au fond moins. 

quim_aime.jpg

C’est pour­quoi, du point de vue de l’Église, le fas­cisme, en tant que moment régres­sif du capi­ta­lisme, était objec­ti­ve­ment moins dia­bo­lique que le régime démo­cra­tique : le fas­cisme était un blas­phème, mais il ne minait pas l’Église par l’intérieur, parce qu’il repré­sen­tait une fausse nou­velle idéo­lo­gie. Le Concor­dat n’a pas été un sacri­lège dans les années 30, mais c’en est un aujourd’hui, car si le Fas­cisme n’a même pas égra­ti­gné l’Église, à pré­sent le néo-capi­ta­lisme la détruit. L’acceptation du fas­cisme a été quelque chose d’atroce : mais l’acceptation de la civi­li­sa­tion bour­geoise capi­ta­liste est un fait défi­ni­tif, dont le cynisme n’est pas seule­ment une faute, la énième dans l’histoire de l’Église, mais bien une erreur his­to­rique que l’Église paie­ra pro­ba­ble­ment de son déclin. Car elle n’a pas pres­sen­ti — dans son aveugle obses­sion de sta­bi­li­sa­tion et de fixi­té éter­nelle de sa fonc­tion éter­nelle que la bour­geoi­sie repré­sen­tait un nou­vel esprit, qui n’était certes pas celui du fas­cisme : un nou­vel esprit qui, dès l’abord, s’est révé­lé concur­rent de l’esprit reli­gieux (dont il ne conserve que le clé­ri­ca­lisme) et qui fini­ra par prendre sa place pour four­nir aux hommes une vision totale et unique de la vie (sans plus avoir besoin du clé­ri­ca­lisme comme ins­tru­ment de pouvoir).

C’est vrai : comme je viens de le dire, aux plaintes pathé­tiques du rédac­teur de l’Osservatore fait immé­dia­te­ment suite — dans les cas d’opposition « clas­sique » — l’action de la magis­tra­ture et de la police. Mais il s’agit d’une situa­tion en sur­vi­vance. Le Vati­can trouve encore de vieux hommes qui lui sont fidèles au sein de l’appareil d’État : maïs, jus­te­ment, ils sont vieux ; et le futur n’appartient ni aux vieux car­di­naux, ni aux vieux hommes poli­tiques, ni aux vieux magis­trats ou encore aux vieux poli­ciers. Le futur appar­tient à la jeune bour­geoi­sie, qui n’a plus besoin de « tenir » le pou­voir à l’aide de ses ins­tru­ments clas­siques et ne sait que faire d’une Église qui, désor­mais, est condam­née à dis­pa­raître de par son appar­te­nance à ce monde huma­niste du pas­sé, qui consti­tue un obs­tacle à la nou­velle révo­lu­tion indus­trielle. En effet, le nou­veau pou­voir bour­geois néces­site, de la part des consom­ma­teurs, un esprit com­plè­te­ment prag­ma­tique et hédo­niste : un uni­vers méca­nique et pure­ment ter­restre dans lequel le cycle de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion puisse s’accomplir selon sa nature propre. Il n’y a plus place pour la reli­gion et sur­tout pas pour l’Église. La lutte répres­sive que le nou­veau capi­ta­lisme accom­plit encore par l’intermédiaire de l’Église est une lutte retar­dée et des­ti­née, selon la logique bour­geoise, à être rapi­de­ment aban­don­née, ce qui aura pour consé­quence la dis­so­lu­tion « natu­relle » de l’Église.

Cela semble fou, je le répète, mais le cas des jeans « Jésus » est un indice de ce chan­ge­ment. Ceux qui ont fabri­qués ces jeans et qui les ont lan­cés sur le mar­ché en se ser­vant, comme slo­gan prag­ma­tique, de l’un des dix Com­man­de­ments, démontrent — pro­ba­ble­ment avec un cer­tain manque de sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, à savoir l’inconscience de qui ne se pose plus cer­tains pro­blèmes — qu’ils sont déjà en dehors du cercle dans lequel s’inscrit notre genre de vie et notre hori­zon mental.

Il y a, dans le cynisme de ce slo­gan, une inten­si­té et une inno­cence d’un genre abso­lu­ment nou­veau, même s’il a vrai­sem­bla­ble­ment mis long­temps à mûrir pen­dant ces dix der­nières années (plus rapi­de­ment en Ita­lie). Dans son laco­nisme de phé­no­mène qui s’est révé­lé d’un coup à notre conscience, il nous déclare d’une façon com­plète et défi­ni­tive que les nou­veaux indus­triels et les nou­veaux tech­ni­ciens sont com­plè­te­ment laïques, d’une laï­ci­té qui ne se mesure plus avec la reli­gion. Cette laï­ci­té est une « valeur nou­velle » née dans l’entropie bour­geoise où la reli­gion conçue comme auto­ri­té et forme de pou­voir dépé­rit ; elle ne sur­vit que dans la mesure où elle demeure un pro­duit natu­rel d’énorme consom­ma­tion et une forme folk­lo­rique encore exploitable.

Mais l’intérêt de ce slo­gan n’est pas pure­ment néga­tif, il ne sou­ligne pas uni­que­ment la nou­velle moda­li­té selon laquelle l’Église est bru­ta­le­ment remise à la place qu’elle tient vrai­ment dans la vie ; il est aus­si posi­tif, parce qu’il met en lumière la pos­si­bi­li­té impré­vue de don­ner un sens idéo­lo­gique, et donc de rendre expres­sif, le lan­gage du slo­gan et, pro­ba­ble­ment, celui du monde tech­no­lo­gique. L’esprit blas­phé­ma­teur de ce slo­gan ne se borne pas à être apo­dic­tique, ne se limite pas à une pure obser­va­tion qui fixe l’expressivité en pure com­mu­ni­ca­tion ; c’est quelque chose de plus qu’une trou­vaille sans pré­ju­gés (dont le modèle serait l’anglo-saxon « Jésus-Chris ! Super­star ») : tout au contraire, il se prête à une inter­pré­ta­tion qui ne peut être qu’infinie ; il conserve donc dans le slo­gan les carac­tères idéo­lo­giques et esthé­tiques de l’expressivité. Cela signi­fie — peut-être — que le futur, qui à nous — reli­gieux et huma­nistes — appa­raît comme fixa­tion et mort, sera, d’une façon nou­velle, his­toire ; que l’exigence de com­mu­ni­ca­ti­vi­té pure de la pro­duc­tion sera de quelque façon contre­dite. Car le slo­gan de ces jeans ne se contente pas de sou­li­gner la néces­si­té de la consom­ma­tion ; il se pré­sente tout à fait comme la Némé­sis — même incons­ciente — qui punit l’Église pour son pacte avec le diable. Cette fois, le rédac­teur de l’Osservatore est bel et bien sans défense et impuis­sant : même si d’aventure la magis­tra­ture et les flics, mis sou­dain chré­tien­ne­ment en mou­ve­ment, réus­sissent à arra­cher des murs de notre pays cette affiche et son slo­gan, il s’agit d’ores et déjà d’un fait irré­ver­sible, encore que peut-être anti­ci­pé. Il est por­teur de l’esprit nou­veau de la seconde révo­lu­tion indus­trielle et de la muta­tion des valeurs qui en découle.

17 mai 1973

Cor­riere del­la sera, 17.05.1973 (sous le litre de : « Le slo­gan fou des jeans Jésus »).

P. P. Paso­li­ni, Écrits cor­saires, Paris, Flam­ma­rion, 1976, pp. 34 – 40.