Arrivé au terme de son parcours de créateur, il se fait parfois qu’un cinéaste soit amené à se poser de manière plus aiguë la question de sa responsabilité à l’égard du pays dans lequel il a vécu et dont il a connu, de près ou de loin, les guerres et les soubresauts.
Me lançant dans le cinéma après une quinzaine d’années vouées aux lettres et à la musique, mes premiers films, loin de donner une image du monde troublé d’alors [1], cherchaient surtout à maîtriser les formes dans lesquelles se dessinait l’espace intérieur de l’auteur.
C’était cependant le temps des dissidents à l’Est, des tanks à Budapest et à Prague, des premiers printemps polonais, de la guerre du Vietnam. Celui aussi d’Antonioni, de Godard, de Resnais… J’avoue que le goût essentiel de la beauté formelle, en cinéma comme en musique, laissait en moi comme une sorte de malaise à négliger la politique et le social dans la Cité où je vivais, et où mon expression personnelle passait par le ” réalisme magique “.
J’avais évoqué, bien-sûr, dans Un soir, un train, les luttes linguistiques qui déchiraient mon pays, le temps où les fanatiques flamands chassaient de l’Université de Louvain les étudiants francophones, mais l’essentiel du sujet n’était pas là. Cette façon de tourner le dos à la société en lutte, de fondre le réel dans l’imaginaire me devenait insupportable. Chris Marker, dont j’avais admiré l’engagement dans sa Description d’un combat, avait beau m’affirmer que l’homme a tout autant besoin d’un espace intérieur où se développe son imaginaire, cela me rassurait de moins en moins. Où commence et jusqu’où s’étend la responsabilité de l’artiste ?
La fracture est venue en 1975 : la résurgence d’un nationalisme exacerbé prenant en Flandre des allures fascisantes (celles, entre autres, qui mèneraient vingt ans plus tard à l’extrême droite du Vlaams blok), j’ai entrepris dans Femme entre chien et loup, avec l’auteur Ivo Michiels, d’aborder pour la première fois dans mon pays le sujet jusque-là tabou de la collaboration flamande avec l’Allemagne durant la seconde guerre mondiale, au moment ambigu où les ” petits vicaires ” flamands avaient poussé la jeunesse nationaliste à combattre sur le front de l’Est le communisme au côté des Allemands.
Le succès tout à coup considérable du film en Flandre comme en francophonie (la version originale est flamande) me laissa stupéfait, d’autant plus qu’il déclencha plusieurs émissions de télévision et de débats, sur un sujet que personne n’avait osé abordé jusque-là.
Nous étions loin du réalisme magique… Objectivement, je regrette aujourd’hui de n’avoir pas osé, au nom de je ne sais quelle justice distributive mal placée, radicaliser ma position idéologique, et d’avoir laissé planer une certaine ambiguïté entre le fasciste et le résistant. On se souvient des attaques lancées jadis à l’occasion de Shoah contre la position que Resnais et Cayrol avaient choisie dans Nuit et brouillard.
Plus tard, dans L’Œuvre au noir (1988), j’ai abandonné les fantasmes du réalisme magique pour dépouiller la forme et rendre l’idée — le rapport à la Cité — plus nette sur l’essentiel : la trajectoire d’un homme libre face à l’extrême droite catholique du seizième siècle brugeois.
A jeter un regard en arrière, il me semble juste aujourd’hui que ce trajet de cinéaste m’ait mené de la zone poétique des ” confins ” (le mot est de Julien Gracq) vers le noyau dur de ma vie, sur son arête vive, sans avoir cessé de créer, par le biais du ” cinéma du réel ” [2], une interrogation métaphysique sur le monde des formes.
Un cinéma éclaté
Si l’état du monde ne laisse pas le cinéaste indifférent, c’est par contre le bouleversement politique actuel de mon pays, au-delà de toute responsabilité individuelle qui change les données du problème. Depuis quelques années, la Belgique est devenue un état fédéral, où la culture, enlevée aux autorités fédérales, relève de la compétence exclusive des Communautés. Radicale, cette transformation a dressé un mur linguistique entre la culture flamande et la culture francophone (dite ” de Wallonie-Bruxelles ”).
Cette fracture touche évidemment l’organisation politique de la Cité, autant qu’elle fixe la souveraineté de ses cultures. Eclatée, l’identité culturelle du pays se voit d’autant plus vidée de sa substance, plus vulnérable, que la partie francophone de notre cinématographie (Jaco Van Dormael, Chantal Akerman, les frères Dardenne, et dix autres) s’identifie irrésistiblement à la diaspora du cinéma français, tandis que le cinéma de Flandres se reconnaît plus d’affinités avec le monde anglophone ou germanique. Dépourvu d’une assise linguistique internationale solide, le monde flamand du cinéma appuie plus volontiers sa stratégie de diffusion sur des valeurs culturelles propres : ses peintres mondialement reconnus, l’architecture de ses villes célèbres. Le Nord et le Sud de l’Europe tracent une ligne horizontale qui fragilise l’unité que nous cherchons à opposer aux tentatives de mondialisation de l’économie cinématographique.
Pour les cinémas d’Europe occidentale, la langue est le signe premier de leur identification culturelle : on imagine donc à quel point nos films, en communauté francophone ou en communauté flamande, jouent un rôle crucial dans la création d’une imagerie nationale ou communautaire. Or, dans l’ignorance croissante où nos cultures sont l’une de l’autre, c’est l’idée même d’une part spécifiquement “belge” de l’identité nationale qui s’efface. Aux dires d’un ancien ministre-président favorable au rattachement de la Wallonie à la France, « Politiquement, culturellement et économiquement, la Flandre s’émancipe de l’État belge (…) et se détourne aujourd’hui d’un État fédéral dont elle n’éprouve plus le besoin, pour ne se préoccuper que de son sort ». En exagérant à peine l’éclatement qui éloigne l’un de l’autre les cinémas de mon pays, on pourrait avancer que l’idée jadis évoquée d’une ” belgitude ” qui nous serait commune relève non d’une réalité, mais d’un mythe qui peu à peu s‘efface, ne laissant dans son sillage que le souvenir d’un archaïsme [3].
Le trait, bien-sûr, est très appuyé. Mais les conséquences de glissement politique sont considérables au plan de la gouvernance culturelle ; elles faussent irrésistiblement le rapport de chacun de nous à sa citoyenneté. Les cinéastes de Belgique, dépendant des subventions communautaires sur lesquelles se construisent leurs productions, se voient obligés d’interpréter le discours lénifiant que nos instances ” belges ” tiennent depuis plus de dix ans devant les autorités européennes, et de légitimer leurs demandes d’aide au nom d’une identité précise, là où cette identité, comme je la vis par exemple, se nourrit de deux cultures.
Il se fait que, malgré la frontière ” éthno-linguistique ” qui les sépare et se radicalise, nos deux communautés développent dans la défense d’un cinéma européen des stratégies rhétoriques identiques pour préserver à la fois leur farouche identité et leur nécessaire diplomatie européenne. C’est dans cette contradiction assumée que vivent aujourd’hui, accrochés à l’un ou à l’autre flanc de la crête linguistique, les cinéastes de Belgique. Sans doute suis-je seul à pouvoir dire tout haut, pour le temps qui me reste, à quel point est heureuse l’idée des cultures mélangées, et riche le métissage des valeurs qui firent un jour l’unité de ma Cité.
André Delvaux, cinéaste.
Encuentro Mundial de las Artes, La responsabilité civique des Arts, Valencia, octobre 2002
Notes
[1] L’Homme au crâne rasé (1965), Un soir, un train (1968), Rendez-vous à Bray (1970), Belle (1972).
[2] Met Dieric Bouts (1975), To Woody Allen, from Europe with love (1980), 1001 films (1989).
[3] Monroe E. Price, 1995, cité par Philip Mosley : Split screen : Belgian cinema and cultutal identity, 205 – 208, State University of New York Press, 2001.