Berlin contre les fantômes
Réflexions pour un film sur la capitale allemande
Le 19 octobre 2009 par François Caillat
Toute ville doit apporter réponse à des questions qui lui sont posées. En certaines circonstances, il peut s’agir de questions brutales, exigeant une réponse radicale. En cas de destruction massive notamment : une ville détruite par un bombardement ou un tremblement de terre doit soudain se reconstruire. Berlin a connu de telles destructions : un bombardement intensif par les anglo-américains entre 1942 et 1945, qui l’a mise en ruine ; et le tremblement de terre symbolique de la période nazie, après laquelle plus rien n’était pensable pareillement.
Il ne suffit pas en effet de reconstruire. Il faut décider quoi reconstruire. Choisir ou non l’ancien état des choses. Oublier le passé, ou au contraire le restaurer. Une ville comme Varsovie, rasée par la conjugaison des armées allemandes et soviétiques, a reconstruit son centre à l’identique parce qu’il fallait, dans la conscience polonaise, retrouver l’identité niée. Le cas de Berlin est inverse : il aurait été impossible de reconstruire telle quelle la capitale du IIIe Reich, même si les nazis avaient prévu d’en transformer l’allure. Mais comment tourner la page ?
Le débat sur l’opportunité de restaurer les sites, tel qu’on le connaît en France depuis Viollet-le-Duc, s’amplifie en cas de destruction massive. Que faire avec les ruines ? Du neuf ou de l’ancien ? Du souvenir ou de l’avenir ? À moins de vouloir les deux, mais ce n’est pas si facile. Berlin s’est retrouvée après la guerre dans ce dilemme un peu schizophrénique. Dans la reconstruction de la ville, il fallait abolir le passé sans pour autant laisser croire qu’on l’aurait oublié. Renier sans nier. Laisser des traces qui ne prennent pas trop de place. Autrement dit, manier le symbole…
La confrontation de Berlin avec ce passé difficile n’est qu’un des aspects de son histoire. Car la période nazie, quoique très brutale, a été plutôt brève : douze années. Et Berlin a eu à faire, durant le siècle, à d’autres époques face auxquelles elle devait se redéfinir. Avant les nazis, il y avait déjà eu deux régimes antinomiques : l’Empire et la république. Berlin, d’abord capitale de la Prusse, est devenue la capitale du nouvel empire allemand créé dans les années 1870. À sa chute en 1918 (consécutive à la défaite), Berlin a pris la mesure du bouleversement et de nombreuses transformations dans la ville ont répondu à la nouvelle réalité politique. Ce n’était pas seulement affaire de dénomination des sites. On a voulu également construire un ordre spatial (urbanistique, architectural, monumental) qui rende compte du nouvel ordre socio-politique. Par exemple, puisque l’Empire avait construit un axe nord-sud traversant la ville, la République a prévu de construire un axe est-ouest : opposé à l’ancien, il signifierait avec clarté sa nouvelle orientation républicaine et ses vertus démocratiques. Le projet n’a finalement pas vu le jour, mais il montre comment le Berlin des années 20 avait le souci de rompre avec l’époque impériale de Guillaume.
Dix ans plus tard, l’arrivée des nazis en rupture avec la république s’est traduite, à nouveau, par de vastes projets de transformation de la ville. Albert Speer, l’architecte de Hitler, a conçu les plans du nouveau Berlin qui serait achevé vers 1950 et s’appellerait Germania : une ville grandiose qui incarnerait les nouvelles valeurs en cours (malgré son style classique peu innovant). Les nazis n’ont pas eu, eux non plus, le temps de réaliser leurs projets. À tout le moins les ont-ils préparés en creux. Rappelons en effet que, dans les sphères du pouvoir, on se réjouissait secrètement que les bombardiers ennemis se chargent de détruire cette ville qu’on voulait rebâtir de fond en comble. C’était autant de gagné sur les travaux de démolition… Après 1945, il a fallu prendre en compte ce nazisme récent. Certes la ville était en ruine, mais on ne pouvait pas en accuser simplement les alliés. Les berlinois vivaient dans leurs ruines comme dans l’expiation de leurs fautes, et ce n’était pas suffisant. Que faire avec les traces de son propre passé ? Comment faire admettre, et prouver, qu’on n’est plus ce qu’on a été ? Comment exprimer dans l’espace d’une ville, dans l’architecture des lieux, qu’on ne veut plus vivre, circuler, se rencontrer comme avant ? Comment exister à la fois avant et après, dedans et dehors ? En somme, une impossible question était posée aux berlinois : que peut devenir une ville détruite par la faute (ou sous la responsabilité) de ses habitants ? Songeons à la ville de Varsovie qui s’est reconstruite contre ses deux ennemis, allemand et soviétique, qui l’avaient annihilée ; songeons à Hiroshima qui s’est reconstruite contre l’inhumanité de la bombe atomique, c’est-à-dire avec le monde entier, dans une compassion universelle et la réconciliation des ennemis. Mais Berlin ? Contre qui Berlin pouvait-elle se reconstruire ? Ni contre les alliés ni contre les allemands. Pas même contre les nazis dont le règne venait à peine de s’achever sous les seuls coups de l’étranger. Heureusement, peut-être, il y a eu la partition d’après-guerre : les deux Allemagne. Il y a eu un partage du passé entre deux régimes politiques ennemis qui ont pu, chacun de leur côté, masquer leur rapport à ce passé dans la relation à l’autre. Masquer ou au moins traduire. Chacun a pu ainsi différer l’examen de son passé nazi, le circonscrire, le reformuler dans un nouvel affrontement est /ouest. Et Berlin issu du IIIe Reich s’est trouvé projeté dans un autre débat, fait de blocus, de familles séparées, de Mur et de barbelés… Des barbelés qui surgissaient opportunément pour en faire oublier d’autres, un Mur qui faisait obstacle à tous les autres, un véritable écran dans la mémoire, à la façon d’un souvenir-écran bénéfique.
Berlin est donc devenu fréquentable. Les ruines s’y accordaient assez bien avec la nouvelle désolation : une nation coupée en deux, une guerre civile larvée. À la seconde guerre mondiale succédait une guerre froide, d’autant plus bienvenue que les allemands, cette fois-ci, n’en étaient pas responsables. Et l’affreuse guerre des races nazie se faisait oublier dans une nouvelle et légitime guerre des mondes (l’expression “monde libre” date de cette époque). Dans ce contexte de déplacement (quasiment au sens freudien, comme le souvenir-écran évoqué ci avant), il est sûr que la “gestion des ruines” a pu se faire plus facilement. Elle a été rendue possible par l’alibi du nouvel ennemi prenant la place de l’ancien : au nazi était substitué le communiste ou le bourgeois impérialiste (selon le point de vue ouest/est). Les ruines elles-mêmes ont changé d’époque et d’enjeu. On a vite oublié la capitale du IIIe Reich parce que Berlin est devenue la ville prisonnière de Staline, ou la capitale libérée par l’Armée Rouge — selon le point de vue. Dans les deux cas, les ruines se sont pudiquement dissimulées dans le Mur.
Comment faire oublier un passé encombrant ? En faisant “table rase”, en construisant un “homme nouveau”. Ces expressions, qui appartiennent à l’histoire de la pensée communiste, ont abondamment servi dans l’après-guerre de Berlin-est. Elles ont permis d’écarter toute référence au passé nazi de la période antérieure. De l’éradiquer sans contrition. De le jeter dans la fosse commune à tous les ennemis de classe. Pourtant, et paradoxalement, cette relation brutale au passé, ce rejet sans appel, n’est pas si différent de ce qui s’était passé jusqu’alors. Car les nazis, à l’aide d’une terminologie différente et d’ambitions très opposées, avaient eux aussi le projet d’éradiquer Berlin-la-démocrate et de construire sur ses ruines la ville de l’homme nouveau. Et cette vaste transformation aurait été faite sans concessions ni états d’âme (rappelons que la capitale n’était pas aimée des nazis : elle avait toujours voté contre eux et représentait, à cause de ses mœurs d’avant-guerre, une Babylone moderne et le vice judéo-bolchévique). Plus tôt encore, avant la période nazie, Berlin-la-républicaine avait voulu, elle aussi, construire un site renouvelé sur l’emplacement de l’ancienne capitale impériale. À chaque époque son homme nouveau, à chaque époque sa ville incarnée. À Berlin, durant le XXe siècle, les ruines n’ont pas seulement été causées par les bombardiers anglo-américains. Ce sont aussi les ruines d’une vie politique qui s’est sans cesse retransformée en son extrême opposé ; ce sont les ruines d’une ville qui, en changeant souvent, et avec brutalité, de régime et de foi, a voulu aussitôt en transformer les symboles. Ce sont les ruines d’une ville qui, peut-être comme tout ce pays, manifeste un vif empressement à accomplir ce qu’elle croit être sa mission — quitte à se renier, ou à oublier qu’elle s’est brutalement transformée depuis hier. D’où cette énergie à rebâtir et promouvoir le site de l’époque nouvelle. Qu’on songe en comparaison à Paris qui a conservé avec obstination tous les vestiges de son histoire. Qui les promeut à titre égal, comme les signes incontestables d’une épopée variée : le Versailles royal y côtoie la Bastille révolutionnaire de 1789, le Sacré-Cœur voisine avec la République des anticléricaux. Tout n’y est pas équivalent, certes, mais chacun a droit de cité. À Berlin, on pourrait croire que ce droit de cité n’est accordé qu’au seul présent. On réserve au passé quelques ruines, mais ce sont des ruines presque sanglantes, regrettables, à la limite de l’expiation. Et, si possible, on aimerait bien qu’elles ne soient pas trop visibles…
Dernier changement en date : la fin du communisme, c’est-à-dire ici la Chute du Mur. Il en va de ce passé comme des autres, on voudrait vite s’en débarrasser. Pourtant, là encore, comme prouver que ce passé était imposé ? Car s’il apparaît aujourd’hui si sombre, c’est bien qu’on y a été contraint… La relation avec le passé communiste semble la même qu’avec le passé nazi quelques décennies plus tôt : il faut non seulement s’en débarrasser, mais aussi faire oublier que les Allemands n’y étaient pas complètement étrangers. La difficulté, aujourd’hui, c’est peut-être qu’il n’y ait pas de nouvel ennemi auprès de qui détourner l’attention. Comment faire oublier qu’on a été communiste s’il n’y a pas de combat à engager afin de se dédouaner ? Autant certains ex-nazis ont pu se racheter une conduite après-guerre en travaillant pour les Américains (contre les Soviétiques), autant on imagine mal aujourd’hui les anciens communistes s’engager sous une bannière militante pour dissimuler leur passé. À moins que cette nouvelle bannière soit l’économie de marché ?
Le marché, le libéralisme, les affaires : voilà le revirement (le quatrième du siècle) qui préside à la nouvelle reconstruction de Berlin. Et comme les précédentes fois, il ne s’agit pas seulement d’économie mais aussi de politique, d’éthique, de vision du monde. On pourrait alors parler ici d’“empressement démocratique”. Dans ce chantier berlinois du XXIe siècle, tout a été mis en œuvre pour que s’expriment pleinement les vertus de la nouvelle Allemagne réunifiée : consultation et transparence. Certes il existait depuis déjà trois décennies une telle tradition à l’ouest (démocratie participative, poids idéologique des Verts, toutes les valeurs issues de la génération contestatrice des années 60). Mais cette filiation démocratique n’est pas la seule référence qu’on trouve dans le chantier berlinois d’aujourd’hui. On y repère aussi, dans la manière de faire, une continuité avec d’autres époques nettement moins démocratiques : cette rapidité à vouloir éradiquer le passé, cette urgence à ôter les signes d’un passé plus ou moins bien assumé. Aujourd’hui, une nouvelle fois, il s’agit de “faire table rase”. Mais cette fois-ci, contrairement à l’hymne du Parti, c’est bien du passé communiste qu’il faut faire table rase.
Que faire des ruines du communisme ? Quelques fragments du Mur sont maintenant protégés dans un enclos, musée pour les futures générations à qui l’on viendra montrer un vestige de ce “Mur de la Honte”, comme on l’appelait. Peut-être la suite de la visite comportera-t-elle un arrêt au lieu muséal construit sur l’ancien siège de la Gestapo, autre lieu de “honte” devant lequel méditer… Et peut-être la visite se poursuivra-t-elle sur tous les lieux de “honte” constituant le passé des allemands… D’où vient donc cette rage à se débarrasser du passé ? D’où vient l’empressement à ne construire que l’avenir, c’est-à-dire le présent immédiat ?…
Le trait peut paraître grossier, et pourtant. Il suffit de rappeler ici les titres successifs de La Nouvelle Garde, célèbre bâtiment berlinois : d’abord dédié « Aux guerres de libération » (contre Napoléon), il fut re-dédié en 1931 « Aux morts de la guerre mondiale », puis en 1960 « Aux victimes du fascisme et du militarisme » (il était alors à Berlin-est), enfin, depuis 1993, il est « Souvenir de la République fédérale »… Lira-t-on un jour sur ce monument une dédicace aux victimes de la mondialisation ?
C’est bien cet enjeu qui apparaît aujourd’hui : une reconstruction menée sous les auspices du libéralisme économique, un nouvel homme nommé Promoteur qui, lui aussi, fait table rase du passé en construisant sur les ruines de l’ancien la cité de la Modernité. Certes cet homme nouveau n’a pas sciemment détruit l’ancienne ville pour y bâtir son empire. La plupart du temps, il se contente d’occuper le “no man’s land” de l’ancien Mur ou d’investir les anciennes friches urbaines. Certes ses intentions sont moins belliqueuses que celles de certains de ses illustres prédécesseurs. Mais il n’est pas dépourvu de pouvoir et, sur le plan de l’efficacité, c’est peut-être lui qui en possède le plus. Là où les républicains de l’époque de Weimar avaient manqué d’obstination, là où les nazis ont manqué de temps, l’industriel libéral tente à son tour sa chance. Il entreprend de remodeler la ville à son image. Et puisque l’époque n’est plus, paraît-il, dévolue aux idéologies, il agit avec un autre outil : l’argent. Pour preuve, la nouvelle Potsdamer Platz où s’enchâssent les tours de mastodontes de l’économie mondiale : Mercedes et Sony…
Les traces semblent avoir un statut très particulier à Berlin. Elles apparaissent comme des vestiges indésirables : restes d’une maladie autrefois contractée, preuves de terribles erreurs passées. Elles sont des cicatrices honteuses.
Source de l’article : La Revue des ressources