La lecture de certains essais, entre autres, qui s’attachaient notamment à un mode d’écriture réaliste bien défini, celui du roman bourgeois, a amené dernièrement des lecteurs de Das Wort à exprimer la crainte que la revue ne veuille assigner au réalisme en littérature un champ trop étriqué. Sans doute certains développements y prescrivaient pour l’écriture réaliste des critères par trop formels, si bien que beaucoup de lecteurs en ont conclu qu’on voulait dire : un livre est écrit de façon réaliste lorsqu’il est écrit « comme les romans réalistes bourgeois du siècle dernier ».
Il n’en est évidemment rien.
On ne peut distinguer un mode d’écriture réaliste d’un autre qui ne l’est pas qu’en confrontant l’œuvre avec la réalité dont elle traite.
En la matière, il n’y a aucune espèce de conditions formelles à respecter.
On trouvera peut-être bon que je présente ici au lecteur un écrivain du passé qui écrivait autrement que les romanciers bourgeois et qui n’en doit pas moins être qualifié de grand réaliste : il s’agit du grand poète révolutionnaire anglais Percy Bysshe Shelley. S’il s’avérait que sa grande ballade Le carnaval de l’anarchie1, écrite immédiatement après les troubles de Manchester (1819) étouffés dans le sang par la bourgeoisie, n’est pas conforme aux définitions habituelles de l’écriture réaliste, eh bien, il faudrait faire en sorte que la définition de l’écriture réaliste soit modifiée, élargie, complétée.
Shelley décrit un effrayant cortège qui se déroule de Manchester à Londres :
-
II
- -* I met Murder on the way -
- He had a mask like Castlereagh-
- Very smooth he looked, yet grim ;
- Seven blood-hounds followed him.
- II2
- En chemin j’ai rencontré l’assassinat.
- Il portait le masque de Castlereagh3.
- Il avait l’air lisse, mais sinistre.
- Il était suivi de sept molosses.
- III
- All were fat ; and well they might
- Be in admirable plight,
- For one by one, and two by two,
- He tossed them human hearts to chew
- Which from his wide cloak he drew.
- III
- Tous étaient gras, et devaient être
- De merveilleuse humeur
- Car à chacun il jetait en pâture
- Un ou deux cœurs humains
- Qu’il tirait de son grand manteau.
- IV
- Next came Fraud, and he had on,
- Like Eldon, and ermined gown ;
- His big tears, for he wept well,
- Turned to mill-stones as they fell.
- IV
- Suivait l’escroquerie, qui portait
- Comme Lord Eldon4 un habit d’hermine ;
- Elle savait bien pleurer, et ses grosses larmes
- Se changeaient en tombant en autant de meules
- V
- And the little children, who
- Round his feet played to and fro,
- Thinking every tear a gem,
- Had their brains knocked out by them.
- V
- Qui fendaient le crâne
- Aux petits enfants qui jouaient
- Autour de ses pieds et prenaient
- Chacune de ses larmes pour une pierre précieuse.
- VI
- Clothed with the Bible, as with light,
- And the shadows of the night,
- Like Sidmouth, next, Hypocrisy
- On a crocodile rode by.
- VI
- Suivait, enfourchant un crocodile,
- Vêtue de la Bible comme de lumière
- Et de l’ombre de la nuit,
- Avec les traits de Sidmouth5, l’hypocrisie.
- VII
- And many more Destructions played
- In this ghastly masquerade,
- All disguised, even to the eyes,
- Like Bishops, lawyers, peers or spies.
- VII
- Et bien d’autres fléaux dévastateurs
- Figuraient dans ce cortège d’épouvante.
- Tous travestis jusqu’aux yeux
- En évêques, avocats, pairs et espions.
- VIII
- Last came Anarchy : he rode
- On a white horse, splashed with blood ;
- He was pale even to the lips,
- Like Death in the Apocalypse.
- VIII
- Pour fermer la marche, l’anarchie,
- Éclaboussée de sang, sur un cheval blanc,
- Elle était livide jusqu’aux lèvres
- Comme la mort dans l’Apocalypse.
- IX
- And he wore a kingly crown ;
- And in his grasp a sceptre shone ;
- On his brow this mark I saw –
- « I am god, and king, and law ! »
- IX
- Elle portait une couronne royale,
- Se cramponnait à un sceptre flamboyant.
- Mais sur son front je vis une devise :
- « Je suis Dieu, le roi et la loi ! »
- X
- With a pace stately and fast
- Over English land he passed.
- Trampling to a mire of blood
- The adoring multitude.
- X
- D’un pas auguste et rapide
- Elle parcourait le pays d’Angleterre
- Piétinant la foule adorante
- Dont elle faisait une bouillie sanglante.
- XI
- And a mighty troop around,
- With their trampling shook the ground,
- Waving each a bloody sword,
- For the service of their Lord.
- XI
- L’entourait une puissante troupe
- Qui faisait trembler le sol sous ses pas.
- Chacun brandissait une épée sanglante
- Au service de sa maîtresse.
- XII
- And with glorious triumph, they
- Rode through England proud and gay,
- Drunk as with intoxication
- Of the wine of desolation.
- XII
- Et dans la gloire et le triomphe
- Ils parcouraient, joyeux et fiers l’Angleterre
- Ivres jusqu’à l’intoxication
- Du vin de la désolation.
- XIII
- O’er field and towns, from sea to sea,
- Passed the Pageant swift and free,
- Tearing up, and trampling down ;
- Till they came to London town.
- XIII
- Par les champs et les villes, de mer en mer,
- Le cortège avançait rapidement, sans encombre,
- Défonçant tout, piétinant tout,
- Et atteignit enfin la ville de Londres.
- XIV
- And each dweller, panic-stricken,
- Felt his heart with terror sicken
- Hearing the tempestuous cry
- Of the triumph of Anarchy.
- XIV
- Chaque habitant, saisi de panique,
- Sentit son sang se figer
- Lorsqu’il entendit les éclatants
- Cris de triomphe de l’anarchie.
- XV
- For with pomp to meet him came,
- Clothed in arms like blood and flame,
- The hired murderers, who did sing
- “Thou art God, and Law, and King.
- XV
- À leur rencontre s’avançaient pompeusement
- En armes, comme habillés de flamme et de sang,
- Les tueurs à gages qui chantaient :
- « Tu es Dieu, la loi et le roi.
- XVI
- We have waited, weak and lone
- For thy coming, Mighty One !
- Our purses are empty, our swords are cold,
- Give us glory, and blood, and gold.”
- XVI
- Nous avons attendu ton arrivée,
- Faibles, abandonnés, puissante reine !
- Nos bourses sont vides, nos épées sont froides,
- Donne-nous la gloire, le sang et l’or. »
- XVII
- Lawyers and priests, a motley crowd,
- To the earth their pale brows bowed
- Like a bad prayer not over loud,
- Whispering – “Thou art Law and God.”
- XVII
- Avocats et pasteurs, en troupe bigarrée,
- Courbèrent à terre leurs fronts pâles,
- Murmurant comme une mauvaise prière
- Sans élever la voix : « Tu es Dieu et la loi. »
- XVIII
- Then all cried with one accord,
- “Thou art King, and God, and Lord
- Anarchy, to thee we bow,
- Be thy name made holy now!”
- XVIII
- Alors tous crièrent d’une seule voix :
- « Tu es roi, Dieu et seigneur,
- Anarchie, nous nous prosternons devant toi.
- Que ton nom soit désormais sanctifié. »
- XIX
- And Anarchy, the Skeleton,
- Bowed and grinned to every one,
- As well as if his education
- Had cast ten millions to the nation.
- XIX
- Et l’anarchie, ce vieux squelette,
- S’inclina et ricana comme il faut.
- À croire que son éducation
- Avait coûté des millions à la nation.
- XX
- For he knew the Palaces
- Or our Kings were rightly his ;
- His the sceptre, crown, and globe,
- And the gold-inwoven robe.
- XX
- Car elle savait que les palais de nos rois
- Lui appartenaient légitimement,
- Qu’à elle étaient le sceptre, la couronne et le globe
- Et la robe tissée de fils d’or.
Nous suivons donc le cortège de l’anarchie jusqu’à Londres, nous voyons défiler de grandes images symboliques, mais nous savons à chaque ligne que c’est la réalité qui parlait ainsi. Non seulement l’assassinat était désigné par son vrai nom, mais tout ce qui s’intitulait « ordre » et « paix publique » était démasqué comme étant l’ « anarchie » et le crime. Et cette écriture « symboliste » n’empêchait nullement Shelley d’être extrêmement concret. Dans son envolée il gardait le contact avec le sol. Dans la seconde partie, la ballade parle de la liberté, et dans les termes suivants :
-
XXXVIII
- “Rise like Lions after slumber
- In unvanquishable number,
- Shake your chains to earth like dew
- Which in sleep had fallen on you –
- Ye are many – they are few.
- XXXVIII
- « Levez-vous comme des lions qui s’éveillent,
- Invincibles par le nombre !
- Secouez vos chaînes comme la rosée
- Tombée sur vous dans le sommeil
- Vous êtes beaucoup, ils sont peu.
- XXXIX
- What is Freedom ? – ye can tell
- That which slavery is, too well –
- For its very name bas grown
- To an echo of your own.
- XXXIX
- Qu’est-ce que la liberté ? Ce qu’est l’esclavage
- Vous ne savez que trop bien le dire.
- Car son nom même est devenu
- Comme l’écho de votre propre nom.
- XL
- Tis to work and have such pay
- As just keeps life from day to day
- In your limbs, as in a cell
- For the tyrants’ use to dwell,
- XL
- Cela s’appelle : travailler pour un salaire
- Qui suffit juste à laisser jour après jour
- Un peu de vie dans vos os. Et nicher dans une cave
- Pour le seul usage des tyrans.
- XLI
- So that ye for them are made
- Loom, and plough, and sword, and spade,
- With or without your own will bent
- To their defence and nourishment.
- XLI
- Comme si vous aviez été faits pour eux,
- Métier à tisser, charrue, épée, bêche à la fois !
- Contraints de gré ou de force
- À les défendre, à les nourrir.
- XLII
- Tis to see your children weak
- With their mothers pine and peak,
- When the winter winds are bleak, –
- They are dying whilst I speak.
- XLII
- Cela s’appelle : voir vos enfants dépérir
- Et vos mères au désespoir parce qu’ils tombent malades
- Lorsque les vents d’hiver apportent les grands froids.
- Le temps de le dire, et ils sont en train de mourir.
- XLIII
- Tis to hunger for such diet
- As the rich man in his riot
- Casts to the fat dogs that lie
- Surfeiting beneath his eye.”
- XLIII
- Cela s’appelle : réclamer pour sa faim
- Ce que le riche dans sa gloutonnerie
- Jette aux chiens bouffis de graisse
- Qui sont couchés à ses pieds. »
Il y a beaucoup à apprendre chez Balzac, à condition qu’on ait déjà beaucoup appris. Mais il faut faire à des poètes comme Shelley une place encore plus marquée qu’à Balzac dans la grande école des réalistes, car le premier permet davantage que le second la généralisation abstraite, et il n’est pas un ennemi des basses classes, mais leur ami.
On peut voir chez Shelley que l’écriture réaliste n’est pas synonyme de renoncement à l’imaginaire, encore moins à l’affabulation esthétique.
Rien n’empêche non plus les réalistes Cervantès et Swift de voir des chevaliers se battre contre des moulins à vent et des chevaux fonder des États. Le qualificatif qui convient au réalisme n’est pas l’étroitesse, mais l’ampleur.
C’est que la réalité elle-même est ample, diverse, contradictoire. L’histoire crée des modèles et les rejette. L’esthète peut par exemple vouloir enfermer la morale de l’histoire dans les événements mêmes et interdire à l’écrivain de formuler des jugements.
Mais Grimmelshausen ne s’interdit pas de généraliser, d’abstraire, de moraliser ; Dickens non plus ; Balzac non plus.
Admettons que Tolstoï facilite l’identification du lecteur avec les personnages, et que Voltaire y fait obstacle.
La construction de Balzac regorge de tensions et de conflits ; celle de Hasek se passe de tension et repose sur de tout petits conflits. Ce ne sont pas les formes extérieures qui font le réaliste.
Et il n’y a pas non plus de prophylaxie infaillible : un sens artistique très vif dégénère en esthétisme puant, une imagination puissante en arides divagations, et cela bien souvent chez un seul et même écrivain ; ce n’est pas une raison pour mettre en garde contre le sens artistique et l’imagination.
De même le réalisme se dégrade constamment en naturalisme mécaniste, et cela chez les plus grands. Un conseil du genre : « Écrivez comme Shelley ! » serait absurde ; tout autant qu’ « Écrivez comme Balzac ! » Ceux qui seraient gratifiés de ces conseils voudraient alors s’exprimer par des images empruntées à l’existence de gens morts depuis longtemps, et spéculer sur des réactions psychiques qui ne se produisent plus.
Mais lorsque nous voyons avec quelle multiplicité de formes la réalité peut être décrite, nous voyons du même coup que le réalisme n’est pas une question de forme. Rien de pire, lorsqu’on présente des modèles formels, que d’en présenter trop peu. Il est dangereux de lier la grande idée du « réalisme » à quelques noms, si illustres soient-ils, et de ramener à quelques formes, seraient-elles même très précieuses, la méthode de création hors de laquelle il n’y a point de salut.
Sur la validité des formes littéraires, c’est la réalité qu’il faut interroger, pas l’esthétique, pas même celle du réalisme.
Il y a cent moyens de dire et de taire la vérité. Nous déduisons notre esthétique, comme notre morale, des exigences de notre combat.
1938
Notes
* Bertolt Brecht, « Sur l’écriture réaliste – Remarque sur mon article » et « Ampleur et variété du registre de l’écriture réaliste », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 131 – 140.
1. Brecht note qu’il a utilisé cette ballade comme modèle pour son poème « Freiheit und Democracy ». Voir dans Poème 6, p. 155, la version française de ce poème : « Le défilé anachronique ou liberté et Democracy », Éd. L’arche, 1967.
2. Traduction littérale. (Note de Brecht). Le texte français est tiré de cette traduction littérale et non du texte original anglais qu Brecht fait figurer avant chaque strophe.
3. Homme politique anglais (1769 – 1822).
4. Homme politique anglais (1757 – 1844).
5. Homme politique anglais (1751 – 1838).
Suite…
Deuxième partie de Brecht : Notes sur l’écriture réaliste (suite 2/3)
Troisième partie de Brecht : Notes sur L’écriture Réaliste. (suite 3/3)