Bertolt Brecht : Ampleur et variété du registre de l’écriture réaliste. (1/3)

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Première partie du court essai de Bertolt Brecht sur l'écriture réaliste, en réponse à Lukács qui n’entendait proposer qu’un unique modèle d'écriture réaliste, celui du roman réaliste bourgeois du 19ème siècle.

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La lec­ture de cer­tains essais, entre autres, qui s’attachaient notam­ment à un mode d’écriture réa­liste bien défi­ni, celui du roman bour­geois, a ame­né der­niè­re­ment des lec­teurs de Das Wort à expri­mer la crainte que la revue ne veuille assi­gner au réa­lisme en lit­té­ra­ture un champ trop étri­qué. Sans doute cer­tains déve­lop­pe­ments y pres­cri­vaient pour l’écriture réa­liste des cri­tères par trop for­mels, si bien que beau­coup de lec­teurs en ont conclu qu’on vou­lait dire : un livre est écrit de façon réa­liste lorsqu’il est écrit « comme les romans réa­listes bour­geois du siècle dernier ».

Il n’en est évi­dem­ment rien. 

On ne peut dis­tin­guer un mode d’écriture réa­liste d’un autre qui ne l’est pas qu’en confron­tant l’œuvre avec la réa­li­té dont elle traite. 

En la matière, il n’y a aucune espèce de condi­tions for­melles à respecter. 

On trou­ve­ra peut-être bon que je pré­sente ici au lec­teur un écri­vain du pas­sé qui écri­vait autre­ment que les roman­ciers bour­geois et qui n’en doit pas moins être qua­li­fié de grand réa­liste : il s’agit du grand poète révo­lu­tion­naire anglais Per­cy Bysshe Shel­ley. S’il s’avérait que sa grande bal­lade Le car­na­val de l’anarchie1, écrite immé­dia­te­ment après les troubles de Man­ches­ter (1819) étouf­fés dans le sang par la bour­geoi­sie, n’est pas conforme aux défi­ni­tions habi­tuelles de l’écriture réa­liste, eh bien, il fau­drait faire en sorte que la défi­ni­tion de l’écriture réa­liste soit modi­fiée, élar­gie, complétée.

Shel­ley décrit un effrayant cor­tège qui se déroule de Man­ches­ter à Londres :

  • II

  • -* I met Mur­der on the way -
  • He had a mask like Castlereagh-
  • Very smooth he loo­ked, yet grim ; 
  • Seven blood-hounds fol­lo­wed him.

  • II2
  • En che­min j’ai ren­con­tré l’assassinat.
  • Il por­tait le masque de Castlereagh3.
  • Il avait l’air lisse, mais sinistre.
  • Il était sui­vi de sept molosses.
  • III
  • All were fat ; and well they might
  • Be in admi­rable plight,
  • For one by one, and two by two,
  • He tos­sed them human hearts to chew
  • Which from his wide cloak he drew.
  • III
  • Tous étaient gras, et devaient être
  • De mer­veilleuse humeur
  • Car à cha­cun il jetait en pâture
  • Un ou deux cœurs humains
  • Qu’il tirait de son grand manteau.
  • IV
  • Next came Fraud, and he had on,
  • Like Eldon, and ermi­ned gown ;
  • His big tears, for he wept well,
  • Tur­ned to mill-stones as they fell.
  • IV
  • Sui­vait l’escroquerie, qui portait
  • Comme Lord Eldon4 un habit d’hermine ;
  • Elle savait bien pleu­rer, et ses grosses larmes
  • Se chan­geaient en tom­bant en autant de meules
  • V
  • And the lit­tle chil­dren, who
  • Round his feet played to and fro,
  • Thin­king eve­ry tear a gem,
  • Had their brains kno­cked out by them.
  • V
  • Qui fen­daient le crâne
  • Aux petits enfants qui jouaient
  • Autour de ses pieds et prenaient
  • Cha­cune de ses larmes pour une pierre précieuse.
  • VI
  • Clo­thed with the Bible, as with light,
  • And the sha­dows of the night,
  • Like Sid­mouth, next, Hypocrisy
  • On a cro­co­dile rode by.
  • VI
  • Sui­vait, enfour­chant un crocodile,
  • Vêtue de la Bible comme de lumière
  • Et de l’ombre de la nuit,
  • Avec les traits de Sidmouth5, l’hypocrisie.
  • VII
  • And many more Des­truc­tions played
  • In this ghast­ly masquerade,
  • All dis­gui­sed, even to the eyes,
  • Like Bishops, lawyers, peers or spies.
  • VII
  • Et bien d’autres fléaux dévastateurs
  • Figu­raient dans ce cor­tège d’épouvante.
  • Tous tra­ves­tis jusqu’aux yeux
  • En évêques, avo­cats, pairs et espions.
  • VIII
  • Last came Anar­chy : he rode
  • On a white horse, spla­shed with blood ;
  • He was pale even to the lips,
  • Like Death in the Apocalypse.
  • VIII
  • Pour fer­mer la marche, l’anarchie,
  • Écla­bous­sée de sang, sur un che­val blanc,
  • Elle était livide jusqu’aux lèvres
  • Comme la mort dans l’Apocalypse.
  • IX
  • And he wore a kin­gly crown ;
  • And in his grasp a sceptre shone ;
  • On his brow this mark I saw –
  • « I am god, and king, and law ! »
  • IX
  • Elle por­tait une cou­ronne royale,
  • Se cram­pon­nait à un sceptre flamboyant.
  • Mais sur son front je vis une devise :
  • « Je suis Dieu, le roi et la loi ! »
  • X
  • With a pace sta­te­ly and fast
  • Over English land he passed.
  • Tram­pling to a mire of blood
  • The ado­ring multitude.
  • X
  • D’un pas auguste et rapide
  • Elle par­cou­rait le pays d’Angleterre
  • Pié­ti­nant la foule adorante
  • Dont elle fai­sait une bouillie sanglante.
  • XI
  • And a migh­ty troop around,
  • With their tram­pling shook the ground,
  • Waving each a bloo­dy sword,
  • For the ser­vice of their Lord.
  • XI
  • L’entourait une puis­sante troupe
  • Qui fai­sait trem­bler le sol sous ses pas.
  • Cha­cun bran­dis­sait une épée sanglante
  • Au ser­vice de sa maîtresse.
  • XII
  • And with glo­rious triumph, they
  • Rode through England proud and gay,
  • Drunk as with intoxication
  • Of the wine of desolation.
  • XII
  • Et dans la gloire et le triomphe
  • Ils par­cou­raient, joyeux et fiers l’Angleterre
  • Ivres jusqu’à l’intoxication
  • Du vin de la désolation.
  • XIII
  • O’er field and towns, from sea to sea,
  • Pas­sed the Pageant swift and free,
  • Tea­ring up, and tram­pling down ;
  • Till they came to Lon­don town.
  • XIII
  • Par les champs et les villes, de mer en mer,
  • Le cor­tège avan­çait rapi­de­ment, sans encombre,
  • Défon­çant tout, pié­ti­nant tout,
  • Et attei­gnit enfin la ville de Londres.
  • XIV
  • And each dwel­ler, panic-stricken,
  • Felt his heart with ter­ror sicken
  • Hea­ring the tem­pes­tuous cry
  • Of the triumph of Anarchy.
  • XIV
  • Chaque habi­tant, sai­si de panique,
  • Sen­tit son sang se figer
  • Lorsqu’il enten­dit les éclatants
  • Cris de triomphe de l’anarchie.
  • XV
  • For with pomp to meet him came,
  • Clo­thed in arms like blood and flame,
  • The hired mur­de­rers, who did sing
  • “Thou art God, and Law, and King.
  • XV
  • À leur ren­contre s’avançaient pompeusement
  • En armes, comme habillés de flamme et de sang,
  • Les tueurs à gages qui chantaient :
  • « Tu es Dieu, la loi et le roi.
  • XVI
  • We have wai­ted, weak and lone
  • For thy coming, Migh­ty One !
  • Our purses are emp­ty, our swords are cold,
  • Give us glo­ry, and blood, and gold.”
  • XVI
  • Nous avons atten­du ton arrivée,
  • Faibles, aban­don­nés, puis­sante reine !
  • Nos bourses sont vides, nos épées sont froides,
  • Donne-nous la gloire, le sang et l’or. »
  • XVII
  • Lawyers and priests, a mot­ley crowd,
  • To the earth their pale brows bowed
  • Like a bad prayer not over loud,
  • Whis­pe­ring – “Thou art Law and God.”
  • XVII
  • Avo­cats et pas­teurs, en troupe bigarrée,
  • Cour­bèrent à terre leurs fronts pâles,
  • Mur­mu­rant comme une mau­vaise prière
  • Sans éle­ver la voix : « Tu es Dieu et la loi. »
  • XVIII
  • Then all cried with one accord,
  • “Thou art King, and God, and Lord
  • Anar­chy, to thee we bow,
  • Be thy name made holy now!”
  • XVIII
  • Alors tous crièrent d’une seule voix :
  • « Tu es roi, Dieu et seigneur,
  • Anar­chie, nous nous pros­ter­nons devant toi.
  • Que ton nom soit désor­mais sanctifié. »
  • XIX
  • And Anar­chy, the Skeleton,
  • Bowed and grin­ned to eve­ry one,
  • As well as if his education
  • Had cast ten mil­lions to the nation.
  • XIX
  • Et l’anarchie, ce vieux squelette,
  • S’inclina et rica­na comme il faut.
  • À croire que son éducation
  • Avait coû­té des mil­lions à la nation.
  • XX
  • For he knew the Palaces
  • Or our Kings were right­ly his ;
  • His the sceptre, crown, and globe,
  • And the gold-inwo­ven robe.
  • XX
  • Car elle savait que les palais de nos rois
  • Lui appar­te­naient légitimement,
  • Qu’à elle étaient le sceptre, la cou­ronne et le globe
  • Et la robe tis­sée de fils d’or.

Nous sui­vons donc le cor­tège de l’anarchie jusqu’à Londres, nous voyons défi­ler de grandes images sym­bo­liques, mais nous savons à chaque ligne que c’est la réa­li­té qui par­lait ain­si. Non seule­ment l’assassinat était dési­gné par son vrai nom, mais tout ce qui s’intitulait « ordre » et « paix publique » était démas­qué comme étant l’ « anar­chie » et le crime. Et cette écri­ture « sym­bo­liste » n’empêchait nul­le­ment Shel­ley d’être extrê­me­ment concret. Dans son envo­lée il gar­dait le contact avec le sol. Dans la seconde par­tie, la bal­lade parle de la liber­té, et dans les termes suivants :

  • XXXVIII

  • “Rise like Lions after slumber
  • In unvan­qui­shable number,
  • Shake your chains to earth like dew
  • Which in sleep had fal­len on you –
  • Ye are many – they are few.
  • XXXVIII
  • « Levez-vous comme des lions qui s’éveillent,
  • Invin­cibles par le nombre !
  • Secouez vos chaînes comme la rosée
  • Tom­bée sur vous dans le sommeil
  • Vous êtes beau­coup, ils sont peu.
  • XXXIX
  • What is Free­dom ? – ye can tell
  • That which sla­ve­ry is, too well –
  • For its very name bas grown
  • To an echo of your own.
  • XXXIX
  • Qu’est-ce que la liber­té ? Ce qu’est l’esclavage
  • Vous ne savez que trop bien le dire.
  • Car son nom même est devenu
  • Comme l’écho de votre propre nom.
  • XL
  • Tis to work and have such pay
  • As just keeps life from day to day
  • In your limbs, as in a cell
  • For the tyrants’ use to dwell,
  • XL
  • Cela s’appelle : tra­vailler pour un salaire
  • Qui suf­fit juste à lais­ser jour après jour
  • Un peu de vie dans vos os. Et nicher dans une cave
  • Pour le seul usage des tyrans.
  • XLI
  • So that ye for them are made
  • Loom, and plough, and sword, and spade,
  • With or without your own will bent
  • To their defence and nourishment.
  • XLI
  • Comme si vous aviez été faits pour eux,
  • Métier à tis­ser, char­rue, épée, bêche à la fois !
  • Contraints de gré ou de force
  • À les défendre, à les nourrir.
  • XLII
  • Tis to see your chil­dren weak
  • With their mothers pine and peak,
  • When the win­ter winds are bleak, –
  • They are dying whil­st I speak.
  • XLII
  • Cela s’appelle : voir vos enfants dépérir
  • Et vos mères au déses­poir parce qu’ils tombent malades
  • Lorsque les vents d’hiver apportent les grands froids.
  • Le temps de le dire, et ils sont en train de mourir.
  • XLIII
  • Tis to hun­ger for such diet
  • As the rich man in his riot
  • Casts to the fat dogs that lie
  • Sur­fei­ting beneath his eye.”
  • XLIII
  • Cela s’appelle : récla­mer pour sa faim
  • Ce que le riche dans sa gloutonnerie
  • Jette aux chiens bouf­fis de graisse
  • Qui sont cou­chés à ses pieds. »

Il y a beau­coup à apprendre chez Bal­zac, à condi­tion qu’on ait déjà beau­coup appris. Mais il faut faire à des poètes comme Shel­ley une place encore plus mar­quée qu’à Bal­zac dans la grande école des réa­listes, car le pre­mier per­met davan­tage que le second la géné­ra­li­sa­tion abs­traite, et il n’est pas un enne­mi des basses classes, mais leur ami.

On peut voir chez Shel­ley que l’écriture réa­liste n’est pas syno­nyme de renon­ce­ment à l’imaginaire, encore moins à l’affabulation esthétique.

Rien n’empêche non plus les réa­listes Cer­van­tès et Swift de voir des che­va­liers se battre contre des mou­lins à vent et des che­vaux fon­der des États. Le qua­li­fi­ca­tif qui convient au réa­lisme n’est pas l’étroitesse, mais l’ampleur.

C’est que la réa­li­té elle-même est ample, diverse, contra­dic­toire. L’histoire crée des modèles et les rejette. L’esthète peut par exemple vou­loir enfer­mer la morale de l’histoire dans les évé­ne­ments mêmes et inter­dire à l’écrivain de for­mu­ler des jugements. 

Mais Grim­mel­shau­sen ne s’interdit pas de géné­ra­li­ser, d’abstraire, de mora­li­ser ; Dickens non plus ; Bal­zac non plus. 

Admet­tons que Tol­stoï faci­lite l’identification du lec­teur avec les per­son­nages, et que Vol­taire y fait obstacle. 

La construc­tion de Bal­zac regorge de ten­sions et de conflits ; celle de Hasek se passe de ten­sion et repose sur de tout petits conflits. Ce ne sont pas les formes exté­rieures qui font le réaliste. 

Et il n’y a pas non plus de pro­phy­laxie infaillible : un sens artis­tique très vif dégé­nère en esthé­tisme puant, une ima­gi­na­tion puis­sante en arides diva­ga­tions, et cela bien sou­vent chez un seul et même écri­vain ; ce n’est pas une rai­son pour mettre en garde contre le sens artis­tique et l’imagination.

De même le réa­lisme se dégrade constam­ment en natu­ra­lisme méca­niste, et cela chez les plus grands. Un conseil du genre : « Écri­vez comme Shel­ley ! » serait absurde ; tout autant qu’ « Écri­vez comme Bal­zac ! » Ceux qui seraient gra­ti­fiés de ces conseils vou­draient alors s’exprimer par des images emprun­tées à l’existence de gens morts depuis long­temps, et spé­cu­ler sur des réac­tions psy­chiques qui ne se pro­duisent plus. 

Mais lorsque nous voyons avec quelle mul­ti­pli­ci­té de formes la réa­li­té peut être décrite, nous voyons du même coup que le réa­lisme n’est pas une ques­tion de forme. Rien de pire, lorsqu’on pré­sente des modèles for­mels, que d’en pré­sen­ter trop peu. Il est dan­ge­reux de lier la grande idée du « réa­lisme » à quelques noms, si illustres soient-ils, et de rame­ner à quelques formes, seraient-elles même très pré­cieuses, la méthode de créa­tion hors de laquelle il n’y a point de salut. 

Sur la vali­di­té des formes lit­té­raires, c’est la réa­li­té qu’il faut inter­ro­ger, pas l’esthétique, pas même celle du réalisme. 

Il y a cent moyens de dire et de taire la véri­té. Nous dédui­sons notre esthé­tique, comme notre morale, des exi­gences de notre combat.

1938

Notes

* Ber­tolt Brecht, « Sur l’écriture réa­liste – Remarque sur mon article » et « Ampleur et varié­té du registre de l’écriture réa­liste », dans Sur le réa­lisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 131 – 140.

1. Brecht note qu’il a uti­li­sé cette bal­lade comme modèle pour son poème « Frei­heit und Demo­cra­cy ». Voir dans Poème 6, p. 155, la ver­sion fran­çaise de ce poème : « Le défi­lé ana­chro­nique ou liber­té et Demo­cra­cy », Éd. L’arche, 1967.

2. Tra­duc­tion lit­té­rale. (Note de Brecht). Le texte fran­çais est tiré de cette tra­duc­tion lit­té­rale et non du texte ori­gi­nal anglais qu Brecht fait figu­rer avant chaque strophe.

3. Homme poli­tique anglais (1769 – 1822).

4. Homme poli­tique anglais (1757 – 1844).

5. Homme poli­tique anglais (1751 – 1838).


Suite…

Deuxième par­tie de Brecht : Notes sur l’écriture réa­liste (suite 2/3)

Troi­sième par­tie de Brecht : Notes sur L’écriture Réa­liste. (suite 3/3)