Réalisme et technique
En comparaison de la littérature, d’autres arts, comme la musique et les arts plastiques, en usent de manière plus libre et naturelle à l’égard de leur technique.
Musiciens et peintres discutent volontiers de leurs techniques respectives, ils créent toutes sortes de termes spécialisés et exigent des études spécialisées, etc. Les écrivains sont en la matière beaucoup plus inhibés et secrets ; même lorsqu’ils ont déjà à l’égard de bien des choses une attitude réaliste, ils répugnent toujours à discuter de leur technique propre.
Bien que les écrivains entendent communément par « art » quelque chose de bien déterminé, de trop déterminé même, de limité (« Ce n’est pas encore de l’art », « En art, c’est tout différent »), ce domaine, qui se déclare si étranger à d’autres et s’en distingue soi-disant tellement, reste lui-même passablement vague et obscur.
Il serait d’une plus grande utilité de ne pas circonscrire trop étroitement l’idée d’ « art ».
Dans sa définition, on ne devrait pas hésiter à inclure des arts comme celui d’opérer, celui de faire des cours, celui de construire des machines, celui de l’aviation.
On courrait moins de la sorte le danger du bavardage sur quelque chose qui s’intitule le « domaine de l’art », quelque chose de très étroitement borné et laissant place à des doctrines aussi obscures que sévères.
Selon ces doctrines, il y a telle ou telle chose qui appartient au domaine de l’art, et telle ou telle qui n’y appartient pas.
Le domaine de l’art est réservé. Il est lié à toutes sortes de conditions en l’absence desquelles il ne serait prétendument pas de l’art.
C’est ainsi que seule serait de l’art une littérature où une seule et même émotion est contagieuse pour tous les lecteurs quels qu’ils soient.
Si tous les lecteurs (indépendamment de leur appartenance de classe) ne réagissent pas de la même façon, c’est-à-dire aussi fortement, devant une œuvre, c’est que ce n’est pas de l’art.
Là où la science a accès, il n’y aurait pas de place pour l’art. L’art n’a pas à se justifier, à prendre ses responsabilités devant la science. Un savoir-faire, un « artifice », ne devient un art qu’appliqué à certains domaines bien définis ; et quelques transformations qui puissent s’accomplir dans le monde, ces domaines restent toujours les mêmes.
L’ « art » est proprement voué à ne traiter que de choses immuables, « éternelles ».
Les instincts et mobiles transitoires des hommes ne sont pas dignes de traitement artistique.
Au théâtre, l’art de l’acteur doit être d’amener le spectateur à sympathiser avec un personnage ; si l’acteur se fixe un autre but, il aura beau déployer autant de savoir-faire qu’il voudra, ce ne sera pas de l’ « art », etc.
Ce n’est pas que les écrivains n’emploient eux aussi en pleine conscience des techniques, mais ce sont des techniques étrangement isolées des autres, ce ne sont pas des techniques communicatives, elles ont un caractère totalement privé, elles sont prétendument, voire réellement intransmissibles ; le style est si personnel que sa reprise par un autre écrivain est immédiatement stigmatisée comme un manque d’originalité.
En conséquence, parler de la construction d’un roman ou d’une pièce d’une manière aussi technique que de la construction d’un pont est aussi absurde que de parler de la construction d’un cheval (ce que la science, du reste, serait éventuellement prête à faire).
Bref, les rapports des artistes des lettres avec la technique sont empreints de mystère.
La superstition chez les artistes est une survivance intéressante dans notre siècle scientifique.
Mais la science elle-même est loin d’être aussi exempte de superstition qu’elle veut bien le dire. Là où le savoir est insuffisant, elle produit de la croyance, et cette croyance est toujours superstitieuse.
Elle aussi est trop liée à une classe qui ne prospère par le savoir que dans des domaines bien définis, et par l’ignorance dans beaucoup d’autres.
Malgré tout, l’art s’est assuré à tel point un droit à la superstition, et s’est entouré d’une si épaisse muraille de nuées superstitieuses, que ça ne laisse pas d’étonner.
Dans les domaines où la science a le droit et l’obligation de combattre la superstition, elle a capitulé devant l’art à la demande pressante de celui-ci, et elle considère (en l’absence de ses instruments et méthodes) l’art comme le lieu de refuge des illusions, dont la nécessité, vu notre ordre social, ne lui apparaît qu’obscurément.
Mais la science qui s’est établie sur le domaine de l’art lui-même s’est établie sur un domaine où la classe qui la tolère prospère par l’ignorance et non par le savoir.
Les artistes, eux, ont de la science une sainte horreur, qui se donne parfois pour une « timide » et humble déférence.
L’antique image de Saïs, cette œuvre d’art que d’après le mythe grec les prêtres dérobent à la vue des « mortels », devait être à n’en pas douter une œuvre réaliste. L’artiste a traditionnellement peur de perdre, par le contact de la science, sa spontanéité originaire.
S’il vérifiait la nature de cette spontanéité, il découvrirait que c’est quelque chose de très terrestre ; et le lieu où la Chose a surgi « originairement », s’il lui était donné de le voir, lui semblerait peu plaisant.
L’éternité de sa sensibilité n’a que quelques dizaines d’années, et beaucoup de ses « instincts millénaires » lui ont été inculqués à coups de règle par son maître d’école.
La voix qui sort de sa bouche n’est pas tant celle de son Dieu que celle de quelques exploiteurs, c’est-à-dire, peut-être, quand même de son Dieu.
L’ « horreur sacrée » avec laquelle l’écrivain se refuse à considérer l’origine de ses idées et de ses sentiments se comprend, pour peu qu’on la découvre, et la crainte chez lui de ne plus pouvoir crier s’il « en sait trop » n’est pas sans quelque justification, car il est bien plus difficile de rendre crédibles des mensonges auxquels on ne croit pas soi-même. C’est un axiome (qui se trouve dans tous les journaux) que l’artiste n’a pas de meilleure source d’inspiration que son inconscient.
Il se peut bien que l’artiste de notre temps, lorsqu’il exclut sa raison de son travail ou la réduit au côté purement artisanal de celui-ci, laisse de temps en temps échapper quelques vérités, ce qui jette sur sa raison une vive lumière.
Ce n’est pas particulièrement bon signe pour un ordre social, lorsque seuls disent la vérité ou sont prêts à la dire ceux qui ne sont pas majeurs ou qui sont en état d’ivresse.
Le pire, c’est que, la plupart du temps, l’artiste ne tire de son inconscient que des erreurs et des mensonges.
Car il n’en tire que ce qu’on y a mis, et s’il l’en tire de façon inconsciente, il y a été mis généralement de façon très consciente.
Les partisans de la théorie de l’inconscient font observer triomphalement que l’art ne « supporte pas le calcul », qu’il ne peut pas être fabriqué à l’établi, mécaniquement. Pure lapalissade : toute pensée authentique contient un élément de jeu, elle est tissée de liens multiples, elle est émotionnelle, elle glisse, elle va vite.
Elle implique effectivement une multitude d’opérations inconscientes.
Mais ce n’est pas là ce qu’entendent nos théoriciens du « retour à l’inconscient ». Ils déconseillent brutalement d’user de la raison et renvoient au riche trésor du savoir inconscient, qui doit être obligatoirement plus riche que la pauvre petite poignée de savoir conscient qu’ils ont eux-mêmes organisée.
C’est la vieille thèse des curés, qui s’adresse aux mal nourris (lesquels, par contre, nourrissent les curés) : leur père les nourrit toujours, même s’ils ne pensent pas ou justement parce qu’ils ne pensent pas. La science elle-même, d’ailleurs, a éprouvé l’ « horreur sacrée » à des époques où elle n’était pas encore la science selon sa propre définition actuelle.
On a des témoignages écrits de cette horreur chez les premiers anatomistes ; bien que ne craignant plus Dieu depuis longtemps, longtemps après ils eurent à craindre la police.
Il ne fait plus guère de doute qu’il existe comme des crises de production chez des artistes, en liaison avec des efforts scientifiques. De nos jours, des poètes lyriques ont désappris le chant après avoir lu Le Capital. Déjà Goethe et Schiller avaient leurs périodes scientifiques, où le flot de la création artistique « coulait plus mince ».
Mais si le contact avec la science produit des crises, c’est seulement dans la mesure où il en résulte un contact avec la réalité. Nos poètes lyriques n’ont pas tant perdu leur voix à la vue du Capital (le livre) qu’à la vue du capital lui-même.
Et ce genre de crise ne prouve pas que l’art soit indépendant de la réalité, mais au contraire combien il en est dépendant. Nos artistes cessent de voir dans leur classe ce qu’elle n’est pas (et de le montrer), et voilà qu’ils cessent de voir (et de montrer) quoi que ce soit.
Leurs yeux ne sont pas des microscopes derrière lesquels on voit tout ce qu’on met devant eux, ils ne voient que certaines choses bien déterminées ou rien du tout.
Ces voyants sont facilement saisis de panique à l’idée que leur objet ait pu se trouver au fond du microscope, et pas sous lui.
Le danger, parfois supposé, souvent effectif, réside dans le saut d’une classe dans l’autre. L’écrivain qui émigre d’une classe dans l’autre ne passe pas de rien à quelque chose, mais de quelque chose à autre chose.
Il arrive de sa classe doté de toute la formation qu’elle donne et de tous ses perfectionnements dans les moyens d’expression, et il voudrait désormais compter parmi ses ennemis.
Il a appris tous ses artifices, y compris les pires, il est maître dans l’assouvissement de ses vices ; c’est un jeu pour lui de démontrer que deux et deux font cinq. Bien, il en est dégoûté ; mais comment démontre-t-on que deux et deux font quatre ?
À vrai dire, selon le mot de Lénine, il a toujours eu à démontrer que deux et deux font une brosse à chaussures !
Il en résulte une gigantesque pagaille, non seulement dans ses pensées, mais dans ses sentiments. Il sait qu’il a défendu la contre-nature, mais il l’a fait de façon naturelle.
Désormais, ça lui semble, tout naturellement, contre nature. S’il éprouve de la colère, il doit s’examiner, pour voir si elle est bien justifiée, sa compassion, son idée de la justice, de la liberté, de la solidarité, il est obligé de les considérer avec méfiance, il frappe le moindre de ses élans de suspicion.
Que le monde nouveau ne soit pas absolument différent de l’ancien n’est pas fait pour alléger sa situation ; elle s’en trouve même aggravée.
En un sens, c’est dans un seul et même monde que les deux classes vivent.
Il n’est pas vrai que certains sentiments ou certaines idées n’existent tout simplement pas dans l’ancien monde ; ils s’y trouvent, mais ils sont faux. Pour les gens dont je parle, le moment où le voile se lève devant leurs yeux est peut-être (mais pas toujours, tant s’en faut) celui où ils voient le mieux ; mais cela ne veut pas dire qu’ils montrent mieux ce qu’ils voient. Revenons aux artistes chez qui des puissances encore inconnues tiennent la plume ou le pinceau.
Par exemple, nous savons que nos peintres, loin d’être mécontents que leurs tableaux ne ressemblent pas à la réalité représentée, sont au contraire insatisfaits aussi longtemps qu’ils lui ressemblent.
Ils ont le sentiment que leur devoir est de livrer autre chose que de simples reproductions.
L’objet devant eux se scinde pour donner deux objets : un qui existe réellement, un autre qui est à créer, un qui est visible et un autre qu’il faut rendre visible ; quelque chose est là, mais quelque chose aussi est caché derrière.
C’est une résurrection des archétypes, des idées de Platon, que Bacon avait sécularisées dans ses Idoles.
La science moderne s’est développée en critiquant les Idées, quelle a traitées comme des reproductions du réel élaborées par les hommes.
On peut admettre, pour ce qui est de l’art, qu’à chaque nouvel usage optique qui a été fait d’un objet correspondait un usage social universel qui était fait du même objet.
Derrière les objets se cachaient effectivement bien des choses.
Et pas seulement des processus tels que les processus électriques ou biologiques, dont on a bien dû découvrir les lois avant qu’on puisse manier les objets ; mais aussi des processus sociaux, qui ne sont pas moins décisifs pour savoir si l’on a prise sur les choses.
L’inquiétude des artistes était compréhensible.
Cependant, la conscience des artistes est encore à maints égards déterminée par des représentations très anciennes et quasi primitives.
Telles sont les idées qu’on se fait du pouvoir créateur, qui rappellent celles constatées par Lévy-Bruhl chez les primitifs ; telle aussi l’idée des mondes créés « en imagination », des « mondes de l’écrivain », mondes où l’on « vit ».
On tue les ennemis en fusillant leurs portraits.
Évidemment, ces représentations n’apparaissent qu’entremêlées presque inextricablement avec d’autres représentations plus modernes.
Les premières œuvres plastiques ont dû présenter toutes les caractéristiques de l’art révolutionnaire.
On y voyait triompher la sûreté de la main obtenue par le travail, mais ne constituent-elles pas aussi, en quelque sorte, des documents de l’athéisme primitif (malgré tout ce qu’assurent nos archéologues sur leurs fouilles) ?
Au milieu des « choses créées », l’homme commençait à être lui-même créateur ; on se passait, tout de même, plus facilement des dieux ; et ne dit-on pas qu’on comprend mieux ce qu’on peut soi-même fabriquer ? (C’est au plus tard avec le premier prêtre qu’apparaît le premier athée : celui qui met Dieu à son service).
Nous voilà entrés dans la sphère des primitifs et des curés, mais il le faut bien, si nous voulons examiner les idées que se font nos artistes, c’est-à-dire nos prêtres de l’art (parmi lesquels on compte nombre d’athées). À l’idée que l’art doit s’occuper de science ou, mieux, que les artistes devraient, avec leurs moyens propres, donner du monde réel des représentations aussi utiles que celles des savants, on oppose d’ordinaire l’argument : « Le monde deviendrait aride. »
Il ne le deviendra pas plus qu’il ne l’est déjà, car aride il l’est déjà, bel et bien.
C’est qu’on voit tous ceux qui le pillent laisser passer leur tête grimaçante. Pour que l’homme puisse vivre dans un monde effectivement « aride » (dépouillé), il doit être transformé.
Et l’art, pense-t-on, doit l’adapter à un monde qui ne doit pas être transformé.
Il y a d’un côté le monde, de l’autre l’homme, l’homme n’habite pas le monde, qui est déjà occupé, il ne peut qu’y prendre location, à terme. Ce dont on a besoin, c’est d’images de l’homme, et de l’homme sans le monde, on ne veut pas d’images du monde qui en permettent le maniement.
La crise de production des artistes qui commencent à prendre part à la transformation du monde est un phénomène annexe de l’acte d’expropriation qui s’opère ici sur une énorme échelle ; les destructions sont inévitables, mais l’enjeu en vaut la peine. Le regard impavide d’un art neuf tombera aussi sur ce qui aura été détruit.
Pas de réaliste en art qui ne soit réaliste hors de l’art
Le réalisme en art est trop souvent envisagé comme une affaire purement artistique.
Il s’ensuit que l’art a son réalisme propre, c’est-à-dire que les artistes entendent par réalisme quelque chose qui a rapport à l’art, et comme ils ont sur l’art des idées très arrêtées, arrêtées déjà, très souvent, avant qu’ils ne fassent de la propagande pour l’art réaliste, la notion de réalisme est elle aussi, de ce fait, très restrictive, figée et arrêtée. Même face à son propre travail, l’artiste peut adopter aussi bien une attitude réaliste qu’une attitude non réaliste.
Il y a tout avantage à ce qu’il prenne le réalisme tel qu’il est employé dans d’autres arts que le sien, et même au-delà, dans des domaines non artistiques, tels que la politique, la philosophie, les sciences, et la vie quotidienne.
Ce sont déjà d’excellentes maximes du réalisme que les formules de Francis Bacon : « Natura non nisi parendo vincitur » (« On ne domine la nature qu’en lui obéissant ») et « Ignoratio causae destituit effectum » (« On manque son effet quand on ignore la cause »). La vision réaliste, c’est celle qui étudie les forces motrices ; un mode d’action réaliste, c’est celui qui met les forces motrices en mouvement.
Et les formules de Bacon valent bien sûr également pour la nature humaine.
Le mobile des actions d’un personnage de roman ou de théâtre est présenté de façon réaliste lorsqu’il apparaît qu’un autre mobile aurait donné d’autres actions, qu’aucun autre n’aurait donné celles qu’on voit.
Ce qui est réaliste, c’est de remonter pour la recherche des causes à la sphère de la société (en tant qu’on peut être influencé par elle). Les frères Karamazov ne sont pas l’œuvre d’un réaliste, bien qu’ils contiennent des détails réalistes, parce que Dostoïevski ne trouve pas d’intérêt à remonter, pour éclairer les causes des processus qu’il décrit, jusqu’à portée pratique de la sphère sociale ; il entend même explicitement les en éloigner.
Les récits d’un chasseur de Tourgueniev est une œuvre bien plus réaliste, parce qu’il dépeint l’oppression des paysans par les propriétaires terriens, et cela bien qu’il n’offre aucun moyen de dominer la réalité qu’il décrit et ouvre toutes grandes les portes à l’illusion libérale.
Nous faisons bien de définir les œuvres réalistes comme des œuvres militantes.
On y donne la parole à la réalité, qu’on n’a pas l’occasion d’entendre autrement. Elles annoncent une contradiction (et s’en font les porte-parole) où s’apprêtent à s’insérer de nouvelles forces en opposition avec les idées et les comportements dominants.
Les réalistes combattent ceux qui nient les forces réelles.
Affirmer que les ouvriers allemands travaillent pour le salaire peut passer pour réaliste par rapport à ceux qui affirment qu’ils le font pour la pure joie de produire.
Mais affirmer la même chose des ouvriers espagnols qui se mettent au service de l’insurrection est parfaitement irréaliste.
Dans l’exemple allemand, à supposer que le salaire soit supprimé ou exagérément réduit, le travail cessera, à moins qu’il ne soit fait usage de la force ; dans l’exemple des ouvriers espagnols, on continuerait dans le même cas à travailler, à moins qu’il ne soit fait usage de la force.
Une description littéraire qui montrerait aux ouvriers allemands qu’il vaut la peine pour eux de consentir des efforts exceptionnels pour la production ne serait pas réaliste ; des travailleurs qui attendent une amélioration de leur sort (d’ouvriers) de sacrifices au profit de la production ne sont pas des réalistes – ce qu’une description littéraire réaliste ferait d’emblée ressortir.
Un réaliste qui écrit des romans ou des pièces concevra également de façon réaliste son activité d’écrivain.
Il ne dira pas qu’ « un roman se forme dans sa tête », il ne s’en remettra pas à son « intuition », après l’avoir soumise seulement à quelques rares épreuves.
Il essaiera d’étudier les lois naturelles par tous les moyens que s’est donnée l’humanité au cours d’un long processus productif. Le réaliste en art est aussi un réaliste en dehors de l’art.
Relativité des critères distinctifs du réalisme
Brecht et sa femme Helen Wiegel.
Il y a quelques critères distinctifs reconnus du réalisme, tels que le détail vrai, une certaine joie des sens, la présence de matériaux bruts « non ouvragés ».
Le détail vrai fournit la particularité, ce qu’un certain individu possède, et que l’on peut plus ou moins se dispenser de savoir pour comprendre l’action d’ensemble, par exemple la calvitie de César ; ou bien il traduit ce que l’on fait de particulier dans telle situation, quelque chose qui pourrait avoir une valeur humaine universelle, mais qui apparaît sous un aspect tout particulier dans un contexte plus vaste : un exemple de ce genre de détails, c’est le moment où le roi Lear mourant demande qu’on lui dégage un bouton de sa robe.
Dans une dissertation savante sur la philosophie de Descartes on tombe soudain sur le passage suivant : « Mais encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis près du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature1. » Nous ressentons ce passage comme de la littérature.
Descartes requiert ici du lecteur une capacité de penser avec lui particulièrement réaliste.
Quand on parle de matériau « non ouvragé », on entend une certaine surabondance de matière, qui oppose une résistance à la droite ligne de l’action ; un dessin des caractères qui va au-delà de ce qui maintient l’intrigue en marche (l’homme avec ses contradictions) ; l’introduction de données purement factuelles, qui ne trouvent pas de place déterminée dans le cadre de l’action ; l’enregistrement de ce à quoi on ne s’attend pas, le hasard, l’exception, ce qui dans les calculs ne tombe pas juste, bref, comme on dit, de ce qui fait la différence entre la vie réelle et tout ce qui se concerte autour d’un tapis vert.
Du fait de ce chaos organisé qu’est notre époque, les comptes sont fréquemment, à coup sûr, comme des comptes d’apothicaire ; un compte qui n’est pas d’apothicaire (c’est-à-dire qui ne comprend pas une rubrique réservée aux imprévus) est précisément le plus réaliste des comptes.
Il faut en user avec tout cela de la façon la plus pratique. Lorsque, dans le récit classique de Hašek, Le brave soldat Schweyk, au moment d’aller là où la fable exige qu’il soit, s’aperçoit qu’il a encore « quelque chose » à régler dans les bas quartiers de la ville, Hasek témoigne à l’égard de Schweyk d’une connaissance réaliste des hommes (mise à part la souveraineté dont il use par rapport à la fable elle-même, qui n’est précisément que le particulier dans un ensemble général, une aventure dans le quotidien), celle même qu’il confère à son personnage […], la lucidité de l’opprimé face à l’oppresseur avec lequel il est condamné à vivre, cette façon très subtile qu’il a de le sonder sur ses faiblesses et ses vices, la profonde connaissance qu’il a des besoins, des embarras réels de l’adversaire, cette façon constante et froide de calculer l’insaisissable, l’impondérable, etc. (Les rapports de Schweyk et de l’aumônier militaire).
L’élément sensualiste du réalisme, son orientation résolument profane, c’est son signe distinctif le plus connu ; mais il n’est pas infaillible. Les besoins corporels jouent pour le réaliste un rôle capital.
Il est absolument décisif de savoir dans quelle mesure il est capable de se débarrasser des idéologies, des prêches moraux, qui stigmatisent les besoins corporels comme quelque chose de « bas », dans une intention trop évidente. Le sensualisme, certes, se traduit, à notre époque d’exploitation de l’homme par l’homme, par la préoccupation de manger à sa faim, la crise du logement, les maladies d’origine sociale, la perversion des relations sexuelles, etc.
Cependant, s’occuper de tous ces phénomènes n’est réaliste que si on les reconnaît pour ce qu’ils sont : des phénomènes sociaux.
A lui seul, le sensualisme ne suffit pas à caractériser le réalisme.
Il n’est nullement indispensable, sinon par moments, que le lecteur puisse s’identifier.
Il est très possible que l’écrivain parvienne, sans exciter l’appareil sensoriel du lecteur, à éveiller davantage sa faculté d’abstraction, qui est d’une si grande importance pour pénétrer les phénomènes sociaux.
Réalisme n’est pas non plus synonyme d’élimination de l’imagination ou de l’invention.
Le Don Quichotte de Cervantès est une œuvre réaliste parce qu’il montre que le temps de la chevalerie et de l’esprit chevaleresque est révolu, bien qu’on n’ait jamais vu des chevaliers se battre contre des moulins à vent.
L’affabulation fantastique ne gâte en rien le caractère à bien des égards réaliste de L’île des pingouins d’Anatole France.
Il faut concéder à l’écrivain tous les moyens qu’il lui faut pour donner prise sur la réalité.
Même si aucun des critères que nous venons de passer en revue n’était présent, cela ne prouverait encore rien.
Tout écrivain réaliste serait heureux d’avoir écrit la parabole de Lénine Sur l’ascension des hautes montagnes, et ce morceau, un petit classique du réalisme, ne pourrait qu’être gâté par des « détails réalistes », une surabondance de matière, etc.
Multiplicité du réalisme
Le réaliste écrivain se comporte en réaliste sous tous les rapports : par rapport à ses lecteurs, par rapport à son mode d’écriture (donc à lui-même), par rapport à son sujet.
Il tient compte de la situation sociale de ses lecteurs, de leur appartenance de classe, de leur attitude devant l’art, de leurs visées actuelles ; il vérifie sa propre appartenance de classe ; il se procure son matériel avec circonspection et le soumet à une critique minutieuse.
Il ne détourne pas les lecteurs de leur réalité vers la sienne, il ne s’érige pas en mesure universelle de toutes choses ; il ne va pas chercher simplement quelques décors à effet, un peu de coloris, quelques thèmes clairs ; il ne puise pas sa connaissance de la réalité dans les seules impressions de ses sens, mais il dérobe par ruse à la nature ses propres ruses, avec l’aide de tous les moyens auxiliaires de la pratique sociale et du savoir ; il expose les lois du réel sous une forme telle qu’elle peut mordre sur la vie elle-même, la vie dans la lutte des classes, dans la production, les besoins corporels et intellectuels de notre temps ; il conçoit la réalité en lutte permanente contre le schématisme, l’idéologie, le préjugé, il la conçoit dans sa multiplicité, ses étages divers, son mouvement, ses contradictions internes.
Il conçoit et manie l’art comme une pratique sociale humaine, avec des propriétés spécifiques, une histoire propre, mais malgré tout une pratique parmi d’autres, liée aux autres pratiques.
1940
Notes
* Bertolt Brecht, « Sur l’écriture réaliste » (partie2) 1940, dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 141 – 148 et pp. 159 – 164.
1. Ce passage de Descartes se trouve dans Œuvres et Lettres, Édition de la Pléiade, p. 268, Gallimard, Paris, 1953. (n.d.t.)