Thèses pour une littérature prolétarienne
1
Combats en écrivant !
Montre que tu combats ! Réalisme offensif !
La réalité est de ton côté, sois du côté de la réalité !
Laisse parler la vie ! Ne la violente pas ! Sache que les bourgeois, eux, ne la laissent pas parler !
Toi, tu peux te le permettre.
Tu te dois même de le faire.
Choisis les points où la réalité a été escamotée, déplacée, fardée.
Gratte le fard !
Contredis, au lieu de monologuer !
Tes arguments, c’est l’homme vivant, faisant la pratique et fait par elle, et sa vie telle qu’elle est.
Sois intrépide, il y va de la vérité !
Si tu as raison dans tes propositions et tes conclusions, alors tu dois pouvoir supporter la contradiction que te porte la réalité, explorer les difficultés dans leur terrible généralité, en traiter à la face de tous.
Fais en sorte que progresse la cause de ta classe, qui est la cause de toute l’humanité, mais ne laisse rien de côté sous prétexte que cela ne cadre pas avec tes conclusions, tes propositions et tes espérances ; renonce plutôt à une telle attitude dans tel cas particulier qu’à la vérité ; même dans ce cas particulier, insiste sur l’idée que la difficulté, que tu montres dans toute sa gravité redoutable, doit être surmontée. Tu ne combats pas seul, ton lecteur combat avec toi, si tu sais l’entraîner au combat.
Tu n’es pas seul à trouver des solutions, il en trouve aussi.
2
Livre combat à ta propre misère ! Comme l’écrivain, à ta table de travail, tu dois t’émanciper de la misère de ton existence prolétarienne ! Tu dois en user souverainement à l’égard de ton expérience vécue.
Note
* Bertolt Brecht, « Thèses pour une littérature prolétarienne », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 164 – 165.
Thèses sur la mise en œuvre du mot d’ordre « réalisme militant »*
1
Dans l’intérêt des travailleurs de tous les pays, de tous les exploités et opprimés, on doit adresser aux écrivains un appel pour un réalisme militant.
Seul un réalisme impitoyable, dissipant tous les rideaux de fumée qui voilent la vérité, c’est-à-dire l’exploitation et l’oppression, peut dénoncer et discréditer l’exploitation et l’oppression du capitalisme.
2
Pour écrire dans le sens du réalisme militant, il faut avoir des connaissances, et notamment un certain genre de connaissances : des connaissances économiques et historiques.
Il faut mettre ces connaissances à la portée des écrivains à qui l’on adresse cet appel. Dispenser ces connaissances est la tâche de ceux qui lancent l’appel. Sinon l’appel est un geste peu sérieux.
3
Les écrivains n’apprennent jamais mieux eux-mêmes que lorsqu’ils apprennent aux autres ; ils n’assimilent jamais mieux les connaissances que lorsqu’ils les font assimiler à d’autres. Il est nécessaire de les impliquer dans un grand travail littéraire, pour qu’ils apprennent.
4
Nombreux sont les écrivains qui tiennent beaucoup, en composant leurs œuvres, à puiser dans leur subconscient. Ils n’ont ni la possibilité ni le désir, lorsqu’ils composent leurs œuvres, d’y introduire une trop grande quantité de conscience claire.
Il faut amener ces écrivains à s’attaquer, à côté de leurs œuvres « inconscientes », à d’autres travaux, des travaux dont la rédaction est compatible avec la volonté consciente, c’est-à-dire très précisément des œuvres didactiques.
On peut s’attendre à ce que de la sorte le « subconscient » de ces écrivains soit lui-même rectifié : leurs œuvres « proprement » inconscientes profiteront elles-mêmes de leur travail « annexe ».
5
On constate aussi aujourd’hui chez des écrivains bourgeois un certain penchant pour les œuvres didactiques et actuelles. Une tentative comme celle de faire une espèce de nouvelle Encyclopédie semi-scientifique, rédigée par des écrivains, aurait actuellement des chances de trouver beaucoup de collaborations.
Une telle Encyclopédie n’aurait évidemment pas besoin d’avoir, du point de vue scientifique et politique, un caractère définitif ; elle ne dispenserait pas de la tâche de publier une Encyclopédie communiste, dont la nécessité est pressante ; mais elle contribuerait de façon décisive à éclairer les écrivains antifascistes et à leur faire prendre conscience d’eux-mêmes.
Note
* Bertolt Brecht, « Thèses sur la mise en œuvre du mot d’ordre “réalisme militant” », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 165 – 167.
Passage du réalisme bourgeois au réalisme socialiste*
Dans le roman réaliste bourgeois, dont on recommande présentement l’étude aux écrivains socialistes, il y a bien des choses à apprendre. On y trouve une technique qui permet la représentation de processus sociaux complexes.
La psyché différenciée (« riche ») de l’homme bourgeois peut être maîtrisée artistiquement par le moyen de cette technique.
Le fait que ces écrivains évitent d’avoir trop d’idées et préfèrent livrer la plus large masse possible de sujets concrets procure au lecteur des tableaux passablement riches d’une époque déterminée.
Les idées qu’ils évitent sont les idées bourgeoises.
Bien sûr, les tableaux sont rien moins que complets, bien sûr le point de vue bourgeois demeure respecté pour l’essentiel.
On pourrait dire ceci : la façon dont les choses sont représentées ne permet guère que l’on se forme une opinion non bourgeoise, c’est-à-dire antibourgeoise.
Là réside l’une des raisons pour lesquelles il est si difficile pour les écrivains socialistes d’emprunter des éléments d’ordre technique aux réalistes bourgeois.
La technique n’est pas en effet pure « extériorité », quelque chose que l’on peut transférer hors de toute tendance idéologique. L’écrivain socialiste n’accepte pas sans réserves de livrer à son lecteur les thèmes concrets comme matière première pour des abstractions quelconques.
Même s’il a le socialisme, si l’on peut dire, « dans le sang », même si les limites que le mode de production bourgeois (pas seulement de production littéraire) trace à l’écrivain bourgeois « tombent » dans son cas, il reste qu’il garde une conscience politique davantage en éveil, que le monde demeure pour lui davantage pris dans des bouleversements impétueux, qu’il planifie davantage, puisqu’aussi bien avec le socialisme la planification a été introduite dans le mode de production.
Une critique minutieuse du réalisme bourgeois permet de conclure que, sur des points décisifs, cette méthode d’écriture est inutilisable par l’écrivain socialiste. Toute la technique de l’identification avec les personnages, propre au roman bourgeois, entre dans une crise mortelle. L’individu chez qui s’opère l’identification s’est transformé.
Plus il devient clair que le destin de l’homme est l’homme lui-même, que la lutte des classes est le nœud causal dominant, et plus la vieille technique bourgeoise de l’identification devient inutilisable.
Elle a beau crier bien fort que sans elle tout art et toute expérience artistique sont impossibles, de plus en plus elle s’avère être une technique historiquement datée.
Il nous reste évidemment la tâche de représenter les processus sociaux complexes ; mais, précisément, l’identification avec un individu servant de point de référence central est entrée en crise parce qu’elle paralysait cette représentation.
Il ne s’agit plus seulement de fournir suffisamment de mobiles réels pour les émotions humaines, le monde nous parait déjà insuffisamment restitué lorsqu’il ne l’est que dans le miroir des sentiments et des réflexions de quelques héros.
On ne peut plus utiliser l’ensemble du complexe causal des rapports sociaux comme simple inspirateur d’états d’âme.
Cela ne revient nullement à refuser toute valeur à la représentation de processus psychiques, et en général d’individus.
Restent également, bien sûr, les états d’âme des lecteurs. Ici encore, l’ancienne technique est entrée en crise, précisément parce qu’elle ne permettait pas une mise en forme satisfaisante de la vie des individus engagés dans la lutte des classes, et parce que les états d’âme, loin d’introduire le lecteur dans la lutte des classes, l’en font sortir.
Le passage du roman réaliste bourgeois au roman réaliste socialiste n’est pas une pure question de forme et de technique, bien qu’il doive obligatoirement transformer à un degré extraordinaire la technique.
Il ne s’agit pas simplement de garder telle quelle, intangible, un mode de représentation qui serait « le » réalisme, et de troquer simplement le point de vue bourgeois contre le point de vue socialiste (c’est-à-dire prolétarien).
Il ne suffit pas d’opérer l’identification sympathique chez le prolétaire en lieu et place du bourgeois : c’est toute la technique de l’identification qui fait désormais problème (au plan des principes, un roman bourgeois avec processus d’identification chez un lecteur prolétaire reste parfaitement pensable).
L’étude du roman réaliste bourgeois demeure très précieuse… pour peu que l’on procède à ces difficiles analyses.
* Bertolt Brecht, « Passage du réalisme bourgeois au réalisme socialiste », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 167 – 169.
Sur le réalisme socialiste*
Le slogan Réalisme socialiste n’a de sens, d’utilité pratique, de vertu productive qu’à condition d’être spécifié selon le temps et le lieu.
Il signifie que là où le socialisme s’édifie, l’écrivain en soutient l’édification, qu’il analyse et représente le réel dans cette intention, tant il est vrai que, pour parler comme Francis Bacon, on ne domine bien la nature qu’en s’y soumettant.
Il signifie que là où l’on combat pour construire le socialisme, l’écrivain soutient ce combat, qu’il analyse et représente le réel dans cette intention.
Ce slogan permet de dégager d’excellents critères, des critères qui ne sont pas d’ordre esthétique et formel. (L’écrivain aide-t-il la construction et les constructeurs du socialisme, le combat pour le socialisme, ou bien ne fait-il qu’en vulgariser les tâches de façon simpliste, que créer des illusions, et ainsi de suite ?)
S’il s’agit déjà de la construction du socialisme – ce qui implique bien évidemment une lutte constante contre ses ennemis –, il faut sûrement y ajouter d’autres critères, et des critères d’ordre esthétique et formel ; car la construction du socialisme implique indubitablement le perfectionnement des arts, l’épanouissement de la production artistique à l’échelle la plus vaste. C’est ici que surgit la question de l’héritage.
Il s’agit de passer au crible les œuvres léguées par le passé, œuvres d’une culture qui était dominée par une autre classe, une classe ennemie, mais qui couvre absolument tout ce qui a été produit jusqu’à ce jour ; on a affaire là au dernier stade atteint sous la domination et le contrôle de la bourgeoisie, mais aussi au dernier stade atteint par l’évolution humaine en général.
Il est clair que, dans ce cas, à la suite d’une victoire, dans une situation où les combats qui restent à livrer peuvent l’être dans une position de supériorité, où toute l’infrastructure économique et politique de la culture se trouve refondue à une allure impétueuse dans le sens du socialisme, l’examen critique des productions de la culture bourgeoise diffère de ce qu’il doit être à l’époque des combats précédant la victoire.
Ce serait dénaturer effroyablement le grand mot d’ordre du Réalisme socialiste que de vouloir transposer mécaniquement la formule stalinienne : socialiste par le contenu, national par la forme, qui s’appliquait à la politique des nationalités, ce qui donnerait quelque chose comme : socialiste par le contenu, bourgeois par la forme. Dans la politique des nationalités, la formule : national par la forme est intégralement révolutionnaire.
Elle revient à libérer les nations enchaînées de leurs chaînes, à stimuler les forces productives des nations retardataires ; elle signifie que des nations opprimées entendaient le langage du socialisme dans leur langue maternelle ; elle libérait les puissances culturelles.
La formule : bourgeois par la forme serait tout simplement réactionnaire ; elle reviendrait banalement au dicton : « Verser du vin nouveau dans de vieilles outres ». L’attitude sage de Staline face à Maïakovski, destructeur de formes de première grandeur, et son intéressante formule : les écrivains, ingénieurs des âmes devraient suffire à mettre en garde nos critiques contre des généralisations et transpositions boiteuses de ce genre.
En réalité, les essais de beaucoup de nos critiques, du fait qu’ils vont chercher leurs critères partout sauf dans les impératifs de la lutte, raisonnent manifestement hors du temps et des lieux.
On doit prendre des leçons chez Balzac ?
Soit, mais qui doit en prendre, et pourquoi ? Question justifiée, qui ne se poserait guère au sujet de Maïakovski.
Si c’est du formalisme que de chercher toujours des formes nouvelles pour un contenu identique, c’est du formalisme que de vouloir garder pour un contenu nouveau des formes anciennes.
Il faut que nos critiques étudient les conditions de la lutte sociale et qu’ils en déduisent leur esthétique.
Moi-même, par exemple, j’ai débuté dans tous les domaines de la littérature et de l’art dramatique avec des formes anciennes et conventionnelles.
Dans le roman, avec la fable aux multiples fils entrelacés.
En poésie, avec le « lied » et la ballade. Ces styles et genres anciens m’ont gêné dans la lutte. J’en ai étudié beaucoup, moi tout spécialement, mais je ne suis ouvert à aucune considération de genre et de style qui ne prend en compte les impératifs de la lutte. Et pourquoi devrait-il en aller autrement pour d’autres ? Je crois voir fort bien quel profit notre lutte peut tirer du style des romans bourgeois du siècle dernier ; dans la mesure du possible, je m’y suis instruit.
Mais j’en vois aussi les inconvénients, et ils sont énormes. D’où une attitude complexe à l’égard des réalistes de la littérature bourgeoise.
Je reconnais leurs mérites. J’aime certaines de leurs œuvres, j’apprends auprès d’eux, je suis soucieux d’atteindre le niveau général auquel l’humanité occidentale s’est élevée avec eux.
Mais il s’agit aussi de le dépasser.
Ce n’est pas une simple question de force créatrice et de talent.
Cela dépend de notre capacité de satisfaire aux conditions de notre lutte. Les principes formels que nous pouvons extraire des classiques du réalisme bourgeois, du réalisme de l’époque capitaliste et impérialiste, sont loin de suffire.
Le caractère historique, transitoire, unique de cette forme d’écriture apparaîtra à quiconque lutte pour le socialisme. Le caractère capitaliste et impérialiste de ce « contenu » imprime sa marque à cette « forme ». Nos critiques doivent absolument se rendre compte qu’ils pratiqueront une critique formaliste aussi longtemps qu’ils ne le comprendront pas et se refuseront, lorsqu’ils traitent des questions de forme, à tenir compte des conditions de notre combat pour le socialisme.
Note
* Bertolt Brecht, « Sur le réalisme socialiste », dans Sur le réalisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 169 – 172.
Sur le réalisme socialiste*
Ce qu’est le réalisme socialiste, il ne faudrait pas le demander simplement aux œuvres ou aux styles qui existent.
Ce qui devrait servir de critère, ce n’est pas le fait que telle œuvre ou tel style ressemblent à d’autres œuvres ou à d’autres styles classés dans le réalisme socialiste, mais le fait qu’ils sont socialistes et réalistes.
1
L’art réaliste est un art de combat.
Il combat les vues fausses de la réalité et les tendances qui sont en conflit avec les intérêts réels de l’humanité. Il rend possibles des vues justes et renforce les tendances productives.
2
Les artistes réalistes mettent l’accent sur ce qui appartient au monde sensible, sur ce qui est « de ce monde », sur ce qui est typique au sens profond du mot (ce qui a une signification historique).
3
Les artistes réalistes mettent l’accent sur le facteur du devenir et du dépérissement des choses. Dans tous leurs ouvrages ils pensent historiquement.
4
Les artistes réalistes représentent les contradictions qui existent chez les hommes et dans leurs rapports réciproques, et montrent les conditions dans lesquelles elles se développent.
5
Les artistes réalistes s’intéressent aux changements qui s’opèrent chez les hommes et dans leurs rapports, aux changements continus et aux changements soudains auxquels aboutissent les changements continus.
6
Les artistes réalistes décrivent le pouvoir des idées et le fondement matériel des idées.
7
Les artistes réalistes-socialistes sont humains, en d’autres termes amis des hommes, et ils représentent les rapports humains de telle sorte que les tendances socialistes s’en trouvent renforcées.
Elles s’en trouvent renforcées grâce à une façon pratique de scruter la machine sociale et grâce au fait qu’elles deviennent des sources de plaisir.
8
Les artistes réalistes-socialistes n’ont pas une attitude réaliste seulement à l’égard de leurs sujets, mais aussi à l’égard de leur public.
9
Les artistes réalistes-socialistes tiennent compte du degré de culture de leur public et de son appartenance à telle ou telle classe, comme aussi du point où en est la lutte de classes.
10
Les artistes réalistes-socialistes traitent la réalité du point de vue de la population laborieuse et de ses alliés intellectuels qui sont pour le socialisme.
Note
* Bertolt Brecht, « Sur le réalisme socialiste », dans Les arts et la révolution, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 172 – 174.
Observation de l’art et art de l’observation*
Réflexions sur le genre du portrait en sculpture
Selon une opinion très ancienne et très enracinée, une œuvre d’art doit avoir pour l’essentiel le même effet sur tous, indépendamment de l’âge, de la condition sociale, du degré d’instruction. L’art, dit-on, s’adresse à l’homme, et un homme est un homme, qu’il soit jeune ou vieux, travailleur manuel ou intellectuel, cultivé ou inculte. D’où il résulte que tous les hommes peuvent comprendre et goûter une œuvre d’art, parce que tous les hommes ont part aux choses de l’art.
Il découle fréquemment de cette opinion une aversion prononcée contre tout ce qui est commentaire de l’œuvre d’art ; on s’élève contre tout art qui a besoin de toutes sortes d’explications, qui serait incapable d’agir « par lui-même ».
Quoi, dit-on, il faudrait, pour que l’effet de l’art se fasse sentir sur nous, que les savants aient d’abord fait des conférences là-dessus ?
Il faudrait, pour être ému par le Moïse de Michel-Ange, se le faire expliquer par un professeur ?
Ce disant, on sait pourtant très bien qu’il y a des gens qui vont plus loin dans l’art, qui en tirent davantage de jouissance que d’autres. C’est le trop fameux « petit cercle des connaisseurs ».
Il ne manque pas d’artistes, et non des pires, qui sont résolus à ne travailler à aucun prix pour ce petit cercle d’ « initiés » : ils veulent faire de l’art pour tous.
Ça fait démocratique mais, selon moi, ça ne l’est pas tellement.
Ce qui est démocratique, c’est d’arriver à faire du « petit cercle des connaisseurs » un grand cercle des connaisseurs.
Car l’art demande des connaissances. L’observation de l’art ne peut donc donner un plaisir véritable que s’il existe un art de l’observation.
Autant il est juste de dire qu’en tout homme il y a un artiste en puissance, que l’homme est de tous les êtres vivants le plus artiste, autant il est certain que cette disposition peut aussi bien se développer que s’atrophier. L’art suppose un savoir-faire, qui est un savoir-travailler.
Quiconque admire une œuvre d’art admire un travail, un travail habile et réussi.
Il est donc indispensable de savoir quelque chose de ce travail, si l’on veut l’admirer et jouir de son produit, qui est l’œuvre d’art.
Pour la sculpture, ce savoir, qui n’est pas seulement un savoir, mais aussi une faculté de sentir, s’impose tout particulièrement.
Il faut, rien qu’un peu, sentir la pierre, ou le bois, ou le bronze ; il faut, rien qu’un peu, savoir comment se travaillent ces matériaux.
Il faut pouvoir suivre par la sensation le chemin du couteau qui pénètre la souche de bois, la figure que prend lentement l’informe motte de glaise, le passage de la boule à la tête, de la surface convexe au visage.
À notre époque, il y faut peut-être même une certaine rééducation, à la différence des époques antérieures. L’essor de nouvelles méthodes de production fondées sur le machinisme a d’une certaine façon ruiné l’artisanat.
Les qualités propres des matériaux sont tombées dans l’oubli ; le processus du travail n’est plus lui-même ce qu’il était jadis.
Chaque objet est désormais produit par un grand nombre d’hommes, collectivement ; ce n’est plus le créateur travaillant individuellement qui fait tout, comme jadis, il ne contrôle jamais, dans chaque cas, qu’une phase de la genèse de l’objet.
De même, le sens du travail individuel s’est perdu, on ne le connaît plus, on ne le sent plus.
En régime capitaliste, l’homme individuel se trouve à l’égard du travail en état de guerre. Le travail menace l’homme individuel.
Tout ce qui est individuel est éliminé et du processus de travail et du produit du travail.
Une chaise ne nous apprend plus rien sur l’originalité de celui qui l’a faite.
La sculpture est restée au stade artisanal.
Mais aujourd’hui on contemple une sculpture comme si, à l’instar de tout autre objet, elle avait été produite mécaniquement, en série. On ne considère que le résultat du travail (éventuellement même, il procure du plaisir), mais non le travail lui-même. Cela est pour la sculpture d’une grande portée.
Si l’on veut arriver à la jouissance artistique, il ne suffit jamais de vouloir simplement consommer confortablement et à peu de frais le résultat d’une production artistique ; il est nécessaire de prendre sa part de la production elle-même, d’être soi-même à un certain degré productif, de consentir une certaine dépense d’imagination, d’associer son expérience propre à celle de l’artiste, ou de la lui opposer, etc.
Rien que de manger, c’est un travail : il faut couper la viande, la porter à sa bouche, mâcher.
Il n’y a pas de raison que le plaisir esthétique s’obtienne à meilleur compte.
D’où la nécessité de revivre pour soi les peines de l’artiste, en réduction, mais à fond.
Il a de la peine avec son matériau, le bois rétif, la glaise souvent trop molle, et il a de la peine avec le modèle, disons par exemple une tête d’homme.
Comment en arrive-t-il à reproduire une tête ?
Il est instructif – et plaisant – de voir au moins fixées dans l’image les diverses phases qu’a traversées une œuvre d’art, travail de mains habiles et pénétrées d’esprit, et de pouvoir soupçonner quelque chose des peines et des triomphes qu’a connus le sculpteur dans son travail.
Il y a tout d’abord les formes de départ, grossières, un peu sauvages, extraites avec audace ; c’est l’exagération, l’héroïsation, si l’on veut ; la caricature. C’est encore un peu bestial, informe, brutal.
Puis viennent les expressions plus précises, plus fines.
Un détail, mettons le front, commence à devenir dominant.
Ensuite viennent les corrections. L’artiste fait des découvertes, bute sur des obstacles, perd de vue l’ensemble, en construit un autre, abandonne une idée, en formule une nouvelle.
En regardant l’artiste, on commence à connaître sa faculté d’observation.
C’est un artiste de l’observation.
Il observe son modèle vivant, la tête, qui vit et a vécu, et il a un grand entraînement, il est passé maître dans l’observation, dans l’art de voir.
On pressent qu’on pourra apprendre quelque chose de sa capacité d’observer.
Il vous apprend l’art d’observer les choses.
C’est là pour tout homme un art très important.
L’œuvre d’art n’apprend pas seulement à observer avec justesse, c’est-à-dire avec profondeur, en totalité, et avec du plaisir, l’objet précis que l’on modèle, mais aussi d’autres objets. Elle apprend à observer en général.
L’art de l’observation est déjà indispensable si l’on veut avoir une expérience de l’art en tant qu’art, si l’on veut savoir ce qu’est l’art, pour pouvoir trouver la beauté belle, jouir avec ravissement des proportions de l’œuvre d’art, admirer l’esprit de l’artiste ; mais il est encore plus nécessaire si l’on veut comprendre les objets que l’artiste traite comme œuvres d’art.
Car l’œuvre de l’artiste n’est pas qu’un témoignage de beauté sur un objet réel (une tête, un paysage, un événement survenu entre des hommes, etc.), ce n’est pas qu’un témoignage de beauté sur la beauté de l’objet, c’est précisément et avant tout un témoignage sur ce qu’est l’objet, une explication de l’objet. L’œuvre d’art explique la réalité qu’elle met en forme, elle rend compte et transpose les expériences que l’artiste a faites dans la vie ; elle apprend à bien voir les choses du monde.
Les artistes de différentes époques voient bien sûr les choses différemment.
Leur vision ne dépend pas seulement de leur personnalité à chacun, mais aussi du savoir qu’eux et leur temps possèdent sur les choses.
C’est une exigence de notre temps que de considérer les choses dans leur évolution, comme des choses qui se transforment, qui sont influencées par d’autres choses et d’autres processus.
Cette façon de voir, nous la retrouvons aussi bien dans notre science que dans notre art.
Les reproductions esthétiques des choses expriment plus ou moins consciemment les expériences nouvelles que nous avons faites avec les choses, la connaissance grandissante que nous avons de la complication, du caractère transformable et contradictoire des choses autour de nous, et de nous-mêmes.
Il faut savoir que pendant longtemps les sculpteurs ont compris leur tâche comme étant de donner forme à l’ « essence », à l’ « éternité », à « ce qui reste », bref à l’ « âme » de leurs modèles.
Leur idée était que chaque homme a un certain caractère, qu’il apporte en naissant, et qu’on peut observer déjà dans son enfance.
Ce caractère peut évoluer, mais cela veut dire qu’il s’affirmera de plus en plus ; à mesure que l’homme avance en âge, il ressort de plus en plus nettement, l’homme devient pour ainsi dire de plus en plus clair à déchiffrer, et d’autant plus qu’il vit plus longtemps. Naturellement, il peut aussi devenir plus obscur, il peut atteindre à un certain point de son existence, soit dans sa jeunesse, soit dans son âge mûr, le sommet de la clarté et de la netteté, pour ensuite redevenir flou, s’estomper, s’évaporer.
Mais ce qui se dégage ainsi, fortement marqué ou dilué, c’est toujours quelque chose de bien déterminé, à savoir l’âme strictement individuelle, unique et éternelle de cet homme particulier.
Et l’artiste n’a plus qu’à dégager ce caractère fondamental, cette caractéristique décisive de l’individu, lui subordonner tous les autres traits, et extirper la contradiction entre traits différents chez un seul et même homme, d’où il ressort une harmonie lumineuse, que le modèle lui-même ne peut présenter dans la réalité, mais que l’œuvre d’art, la reproduction artistique, se doit d’offrir.
Cette conception de la mission de l’artiste semble actuellement avoir été abandonnée par beaucoup, et elle cède la place à une autre.
Ces sculpteurs comprennent bien, certes, qu’il y a en chaque individu quelque chose comme un caractère bien déterminé qui le distingue d’autres individus.
Mais ils ne voient pas ce caractère comme quelque chose d’harmonieux, ils le voient plein de contradictions, et ils n’estiment pas que leur tâche soit d’extirper les contradictions qui traversent un visage, mais de leur donner forme.
Pour eux un visage humain est une manière de champ de bataille où des puissances adverses se livrent un combat sans fin, un combat sans décision.
Ils ne sculptent pas l’ « idée » de l’homme, ou quelque chose comme « l’archétype qui a dû inspirer le créateur », mais une tête qui a été façonnée par la vie, prise dans un constant processus de remodelage par la vie, si bien que le Nouveau lutte avec l’Ancien, par exemple l’orgueil avec la modestie, le savoir avec l’ignorance, le courage avec la lâcheté, la gaieté avec la mélancolie, etc.
Un tel portrait restitue la vie même du visage, qui est un procès antagonique, un combat.
Le portrait ne représente pas un état dernier, un solde, ce qui reste après décompte des profits et pertes ; il embrasse le visage humain comme quelque chose qui vit et qui, saisi en évolution, continue à vivre.
Non pas qu’il en résulterait de l’harmonie ! Les forces qui se livrent combat se contrebalancent.
De même qu’un paysage peut être en lutte (voici par exemple un arbre qui combat avec la prairie, avec le vent, avec l’eau, etc. ; ou un bateau qui doit son équilibre sur l’eau à un combat incessant entre des forces contraires) et communiquer néanmoins une impression de calme et d’harmonie, de même en est-il pour un visage. C’est une harmonie, mais une harmonie nouvelle.
Cette nouvelle façon de voir des sculpteurs représente à n’en pas douter un progrès dans l’art de l’observation, et le public éprouvera pendant quelque temps certaines difficultés à contempler leurs œuvres – jusqu’à ce que lui aussi ait accompli ce progrès.
Août 1939
source : http://www.contre-informations.fr/classiques/brechtbarbusse/brecht1.html#Notes