Bertolt Brecht : Notes sur L’écriture Réaliste. (suite 3/3)

Thèses pour une littérature prolétarienne, - Thèses sur la mise en œuvre du mot d’ordre « réalisme militant, -Passage du réalisme bourgeois au réalisme socialiste, - Sur le réalisme socialiste, - Observation de l’art et art de l’observation: Réflexions sur le genre du portrait en sculpture

Thèses pour une lit­té­ra­ture prolétarienne

1

Com­bats en écrivant ! 

Montre que tu com­bats ! Réa­lisme offensif ! 

La réa­li­té est de ton côté, sois du côté de la réalité ! 

Laisse par­ler la vie ! Ne la vio­lente pas ! Sache que les bour­geois, eux, ne la laissent pas parler ! 

Toi, tu peux te le permettre.

Tu te dois même de le faire. 

Choi­sis les points où la réa­li­té a été esca­mo­tée, dépla­cée, fardée. 

Gratte le fard !

Contre­dis, au lieu de monologuer ! 

Tes argu­ments, c’est l’homme vivant, fai­sant la pra­tique et fait par elle, et sa vie telle qu’elle est. 

Sois intré­pide, il y va de la vérité ! 

Si tu as rai­son dans tes pro­po­si­tions et tes conclu­sions, alors tu dois pou­voir sup­por­ter la contra­dic­tion que te porte la réa­li­té, explo­rer les dif­fi­cul­tés dans leur ter­rible géné­ra­li­té, en trai­ter à la face de tous. 

Fais en sorte que pro­gresse la cause de ta classe, qui est la cause de toute l’humanité, mais ne laisse rien de côté sous pré­texte que cela ne cadre pas avec tes conclu­sions, tes pro­po­si­tions et tes espé­rances ; renonce plu­tôt à une telle atti­tude dans tel cas par­ti­cu­lier qu’à la véri­té ; même dans ce cas par­ti­cu­lier, insiste sur l’idée que la dif­fi­cul­té, que tu montres dans toute sa gra­vi­té redou­table, doit être sur­mon­tée. Tu ne com­bats pas seul, ton lec­teur com­bat avec toi, si tu sais l’entraîner au combat. 

Tu n’es pas seul à trou­ver des solu­tions, il en trouve aussi.

2

Livre com­bat à ta propre misère ! Comme l’écrivain, à ta table de tra­vail, tu dois t’émanciper de la misère de ton exis­tence pro­lé­ta­rienne ! Tu dois en user sou­ve­rai­ne­ment à l’égard de ton expé­rience vécue.

Note

* Ber­tolt Brecht, « Thèses pour une lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne », dans Sur le réa­lisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 164 – 165.


Thèses sur la mise en œuvre du mot d’ordre « réa­lisme militant »*

1

Dans l’intérêt des tra­vailleurs de tous les pays, de tous les exploi­tés et oppri­més, on doit adres­ser aux écri­vains un appel pour un réa­lisme militant. 

Seul un réa­lisme impi­toyable, dis­si­pant tous les rideaux de fumée qui voilent la véri­té, c’est-à-dire l’exploitation et l’oppression, peut dénon­cer et dis­cré­di­ter l’exploitation et l’oppression du capitalisme.

2

Pour écrire dans le sens du réa­lisme mili­tant, il faut avoir des connais­sances, et notam­ment un cer­tain genre de connais­sances : des connais­sances éco­no­miques et historiques. 

Il faut mettre ces connais­sances à la por­tée des écri­vains à qui l’on adresse cet appel. Dis­pen­ser ces connais­sances est la tâche de ceux qui lancent l’appel. Sinon l’appel est un geste peu sérieux.

3

Les écri­vains n’apprennent jamais mieux eux-mêmes que lorsqu’ils apprennent aux autres ; ils n’assimilent jamais mieux les connais­sances que lorsqu’ils les font assi­mi­ler à d’autres. Il est néces­saire de les impli­quer dans un grand tra­vail lit­té­raire, pour qu’ils apprennent.

4

Nom­breux sont les écri­vains qui tiennent beau­coup, en com­po­sant leurs œuvres, à pui­ser dans leur sub­cons­cient. Ils n’ont ni la pos­si­bi­li­té ni le désir, lorsqu’ils com­posent leurs œuvres, d’y intro­duire une trop grande quan­ti­té de conscience claire. 

Il faut ame­ner ces écri­vains à s’attaquer, à côté de leurs œuvres « incons­cientes », à d’autres tra­vaux, des tra­vaux dont la rédac­tion est com­pa­tible avec la volon­té consciente, c’est-à-dire très pré­ci­sé­ment des œuvres didactiques. 

On peut s’attendre à ce que de la sorte le « sub­cons­cient » de ces écri­vains soit lui-même rec­ti­fié : leurs œuvres « pro­pre­ment » incons­cientes pro­fi­te­ront elles-mêmes de leur tra­vail « annexe ».

5

On constate aus­si aujourd’hui chez des écri­vains bour­geois un cer­tain pen­chant pour les œuvres didac­tiques et actuelles. Une ten­ta­tive comme celle de faire une espèce de nou­velle Ency­clo­pé­die semi-scien­ti­fique, rédi­gée par des écri­vains, aurait actuel­le­ment des chances de trou­ver beau­coup de collaborations. 

Une telle Ency­clo­pé­die n’aurait évi­dem­ment pas besoin d’avoir, du point de vue scien­ti­fique et poli­tique, un carac­tère défi­ni­tif ; elle ne dis­pen­se­rait pas de la tâche de publier une Ency­clo­pé­die com­mu­niste, dont la néces­si­té est pres­sante ; mais elle contri­bue­rait de façon déci­sive à éclai­rer les écri­vains anti­fas­cistes et à leur faire prendre conscience d’eux-mêmes.

Note

* Ber­tolt Brecht, « Thèses sur la mise en œuvre du mot d’ordre “réa­lisme mili­tant” », dans Sur le réa­lisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 165 – 167.

Pas­sage du réa­lisme bour­geois au réa­lisme socialiste*

Dans le roman réa­liste bour­geois, dont on recom­mande pré­sen­te­ment l’étude aux écri­vains socia­listes, il y a bien des choses à apprendre. On y trouve une tech­nique qui per­met la repré­sen­ta­tion de pro­ces­sus sociaux complexes. 

La psy­ché dif­fé­ren­ciée (« riche ») de l’homme bour­geois peut être maî­tri­sée artis­ti­que­ment par le moyen de cette technique. 

Le fait que ces écri­vains évitent d’avoir trop d’idées et pré­fèrent livrer la plus large masse pos­sible de sujets concrets pro­cure au lec­teur des tableaux pas­sa­ble­ment riches d’une époque déterminée. 

Les idées qu’ils évitent sont les idées bourgeoises. 

Bien sûr, les tableaux sont rien moins que com­plets, bien sûr le point de vue bour­geois demeure res­pec­té pour l’essentiel.

On pour­rait dire ceci : la façon dont les choses sont repré­sen­tées ne per­met guère que l’on se forme une opi­nion non bour­geoise, c’est-à-dire antibourgeoise. 

Là réside l’une des rai­sons pour les­quelles il est si dif­fi­cile pour les écri­vains socia­listes d’emprunter des élé­ments d’ordre tech­nique aux réa­listes bourgeois. 

La tech­nique n’est pas en effet pure « exté­rio­ri­té », quelque chose que l’on peut trans­fé­rer hors de toute ten­dance idéo­lo­gique. L’écrivain socia­liste n’accepte pas sans réserves de livrer à son lec­teur les thèmes concrets comme matière pre­mière pour des abs­trac­tions quelconques. 

Même s’il a le socia­lisme, si l’on peut dire, « dans le sang », même si les limites que le mode de pro­duc­tion bour­geois (pas seule­ment de pro­duc­tion lit­té­raire) trace à l’écrivain bour­geois « tombent » dans son cas, il reste qu’il garde une conscience poli­tique davan­tage en éveil, que le monde demeure pour lui davan­tage pris dans des bou­le­ver­se­ments impé­tueux, qu’il pla­ni­fie davan­tage, puisqu’aussi bien avec le socia­lisme la pla­ni­fi­ca­tion a été intro­duite dans le mode de production. 

Une cri­tique minu­tieuse du réa­lisme bour­geois per­met de conclure que, sur des points déci­sifs, cette méthode d’écriture est inuti­li­sable par l’écrivain socia­liste. Toute la tech­nique de l’identification avec les per­son­nages, propre au roman bour­geois, entre dans une crise mor­telle. L’individu chez qui s’opère l’identification s’est transformé. 

Plus il devient clair que le des­tin de l’homme est l’homme lui-même, que la lutte des classes est le nœud cau­sal domi­nant, et plus la vieille tech­nique bour­geoise de l’identification devient inutilisable. 

Elle a beau crier bien fort que sans elle tout art et toute expé­rience artis­tique sont impos­sibles, de plus en plus elle s’avère être une tech­nique his­to­ri­que­ment datée. 

Il nous reste évi­dem­ment la tâche de repré­sen­ter les pro­ces­sus sociaux com­plexes ; mais, pré­ci­sé­ment, l’identification avec un indi­vi­du ser­vant de point de réfé­rence cen­tral est entrée en crise parce qu’elle para­ly­sait cette représentation. 

Il ne s’agit plus seule­ment de four­nir suf­fi­sam­ment de mobiles réels pour les émo­tions humaines, le monde nous parait déjà insuf­fi­sam­ment res­ti­tué lorsqu’il ne l’est que dans le miroir des sen­ti­ments et des réflexions de quelques héros. 

On ne peut plus uti­li­ser l’ensemble du com­plexe cau­sal des rap­ports sociaux comme simple ins­pi­ra­teur d’états d’âme.

Cela ne revient nul­le­ment à refu­ser toute valeur à la repré­sen­ta­tion de pro­ces­sus psy­chiques, et en géné­ral d’individus.

Res­tent éga­le­ment, bien sûr, les états d’âme des lec­teurs. Ici encore, l’ancienne tech­nique est entrée en crise, pré­ci­sé­ment parce qu’elle ne per­met­tait pas une mise en forme satis­fai­sante de la vie des indi­vi­dus enga­gés dans la lutte des classes, et parce que les états d’âme, loin d’introduire le lec­teur dans la lutte des classes, l’en font sortir. 

Le pas­sage du roman réa­liste bour­geois au roman réa­liste socia­liste n’est pas une pure ques­tion de forme et de tech­nique, bien qu’il doive obli­ga­toi­re­ment trans­for­mer à un degré extra­or­di­naire la technique. 

Il ne s’agit pas sim­ple­ment de gar­der telle quelle, intan­gible, un mode de repré­sen­ta­tion qui serait « le » réa­lisme, et de tro­quer sim­ple­ment le point de vue bour­geois contre le point de vue socia­liste (c’est-à-dire prolétarien). 

Il ne suf­fit pas d’opérer l’identification sym­pa­thique chez le pro­lé­taire en lieu et place du bour­geois : c’est toute la tech­nique de l’identification qui fait désor­mais pro­blème (au plan des prin­cipes, un roman bour­geois avec pro­ces­sus d’identification chez un lec­teur pro­lé­taire reste par­fai­te­ment pensable). 

L’étude du roman réa­liste bour­geois demeure très pré­cieuse… pour peu que l’on pro­cède à ces dif­fi­ciles analyses.

* Ber­tolt Brecht, « Pas­sage du réa­lisme bour­geois au réa­lisme socia­liste », dans Sur le réa­lisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 167 – 169.

Sur le réa­lisme socialiste*

Le slo­gan Réa­lisme socia­liste n’a de sens, d’utilité pra­tique, de ver­tu pro­duc­tive qu’à condi­tion d’être spé­ci­fié selon le temps et le lieu. 

Il signi­fie que là où le socia­lisme s’édifie, l’écrivain en sou­tient l’édification, qu’il ana­lyse et repré­sente le réel dans cette inten­tion, tant il est vrai que, pour par­ler comme Fran­cis Bacon, on ne domine bien la nature qu’en s’y soumettant. 

Il signi­fie que là où l’on com­bat pour construire le socia­lisme, l’écrivain sou­tient ce com­bat, qu’il ana­lyse et repré­sente le réel dans cette intention. 

Ce slo­gan per­met de déga­ger d’excellents cri­tères, des cri­tères qui ne sont pas d’ordre esthé­tique et for­mel. (L’écrivain aide-t-il la construc­tion et les construc­teurs du socia­lisme, le com­bat pour le socia­lisme, ou bien ne fait-il qu’en vul­ga­ri­ser les tâches de façon sim­pliste, que créer des illu­sions, et ain­si de suite ?) 

S’il s’agit déjà de la construc­tion du socia­lisme – ce qui implique bien évi­dem­ment une lutte constante contre ses enne­mis –, il faut sûre­ment y ajou­ter d’autres cri­tères, et des cri­tères d’ordre esthé­tique et for­mel ; car la construc­tion du socia­lisme implique indu­bi­ta­ble­ment le per­fec­tion­ne­ment des arts, l’épanouissement de la pro­duc­tion artis­tique à l’échelle la plus vaste. C’est ici que sur­git la ques­tion de l’héritage.

Il s’agit de pas­ser au crible les œuvres léguées par le pas­sé, œuvres d’une culture qui était domi­née par une autre classe, une classe enne­mie, mais qui couvre abso­lu­ment tout ce qui a été pro­duit jusqu’à ce jour ; on a affaire là au der­nier stade atteint sous la domi­na­tion et le contrôle de la bour­geoi­sie, mais aus­si au der­nier stade atteint par l’évolution humaine en général. 

Il est clair que, dans ce cas, à la suite d’une vic­toire, dans une situa­tion où les com­bats qui res­tent à livrer peuvent l’être dans une posi­tion de supé­rio­ri­té, où toute l’infrastructure éco­no­mique et poli­tique de la culture se trouve refon­due à une allure impé­tueuse dans le sens du socia­lisme, l’examen cri­tique des pro­duc­tions de la culture bour­geoise dif­fère de ce qu’il doit être à l’époque des com­bats pré­cé­dant la victoire.

Ce serait déna­tu­rer effroya­ble­ment le grand mot d’ordre du Réa­lisme socia­liste que de vou­loir trans­po­ser méca­ni­que­ment la for­mule sta­li­nienne : socia­liste par le conte­nu, natio­nal par la forme, qui s’appliquait à la poli­tique des natio­na­li­tés, ce qui don­ne­rait quelque chose comme : socia­liste par le conte­nu, bour­geois par la forme. Dans la poli­tique des natio­na­li­tés, la for­mule : natio­nal par la forme est inté­gra­le­ment révolutionnaire. 

Elle revient à libé­rer les nations enchaî­nées de leurs chaînes, à sti­mu­ler les forces pro­duc­tives des nations retar­da­taires ; elle signi­fie que des nations oppri­mées enten­daient le lan­gage du socia­lisme dans leur langue mater­nelle ; elle libé­rait les puis­sances culturelles. 

La for­mule : bour­geois par la forme serait tout sim­ple­ment réac­tion­naire ; elle revien­drait bana­le­ment au dic­ton : « Ver­ser du vin nou­veau dans de vieilles outres ». L’attitude sage de Sta­line face à Maïa­kovs­ki, des­truc­teur de formes de pre­mière gran­deur, et son inté­res­sante for­mule : les écri­vains, ingé­nieurs des âmes devraient suf­fire à mettre en garde nos cri­tiques contre des géné­ra­li­sa­tions et trans­po­si­tions boi­teuses de ce genre. 

En réa­li­té, les essais de beau­coup de nos cri­tiques, du fait qu’ils vont cher­cher leurs cri­tères par­tout sauf dans les impé­ra­tifs de la lutte, rai­sonnent mani­fes­te­ment hors du temps et des lieux. 

On doit prendre des leçons chez Balzac ? 

Soit, mais qui doit en prendre, et pour­quoi ? Ques­tion jus­ti­fiée, qui ne se pose­rait guère au sujet de Maïakovski. 

Si c’est du for­ma­lisme que de cher­cher tou­jours des formes nou­velles pour un conte­nu iden­tique, c’est du for­ma­lisme que de vou­loir gar­der pour un conte­nu nou­veau des formes anciennes. 

Il faut que nos cri­tiques étu­dient les condi­tions de la lutte sociale et qu’ils en déduisent leur esthétique. 

Moi-même, par exemple, j’ai débu­té dans tous les domaines de la lit­té­ra­ture et de l’art dra­ma­tique avec des formes anciennes et conventionnelles. 

Dans le roman, avec la fable aux mul­tiples fils entrelacés. 

En poé­sie, avec le « lied » et la bal­lade. Ces styles et genres anciens m’ont gêné dans la lutte. J’en ai étu­dié beau­coup, moi tout spé­cia­le­ment, mais je ne suis ouvert à aucune consi­dé­ra­tion de genre et de style qui ne prend en compte les impé­ra­tifs de la lutte. Et pour­quoi devrait-il en aller autre­ment pour d’autres ? Je crois voir fort bien quel pro­fit notre lutte peut tirer du style des romans bour­geois du siècle der­nier ; dans la mesure du pos­sible, je m’y suis instruit. 

Mais j’en vois aus­si les incon­vé­nients, et ils sont énormes. D’où une atti­tude com­plexe à l’égard des réa­listes de la lit­té­ra­ture bourgeoise. 

Je recon­nais leurs mérites. J’aime cer­taines de leurs œuvres, j’apprends auprès d’eux, je suis sou­cieux d’atteindre le niveau géné­ral auquel l’humanité occi­den­tale s’est éle­vée avec eux. 

Mais il s’agit aus­si de le dépasser.

Ce n’est pas une simple ques­tion de force créa­trice et de talent. 

Cela dépend de notre capa­ci­té de satis­faire aux condi­tions de notre lutte. Les prin­cipes for­mels que nous pou­vons extraire des clas­siques du réa­lisme bour­geois, du réa­lisme de l’époque capi­ta­liste et impé­ria­liste, sont loin de suffire. 

Le carac­tère his­to­rique, tran­si­toire, unique de cette forme d’écriture appa­raî­tra à qui­conque lutte pour le socia­lisme. Le carac­tère capi­ta­liste et impé­ria­liste de ce « conte­nu » imprime sa marque à cette « forme ». Nos cri­tiques doivent abso­lu­ment se rendre compte qu’ils pra­ti­que­ront une cri­tique for­ma­liste aus­si long­temps qu’ils ne le com­pren­dront pas et se refu­se­ront, lorsqu’ils traitent des ques­tions de forme, à tenir compte des condi­tions de notre com­bat pour le socialisme.

Note

* Ber­tolt Brecht, « Sur le réa­lisme socia­liste », dans Sur le réa­lisme, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 169 – 172.

Sur le réa­lisme socialiste*

Ce qu’est le réa­lisme socia­liste, il ne fau­drait pas le deman­der sim­ple­ment aux œuvres ou aux styles qui existent. 

Ce qui devrait ser­vir de cri­tère, ce n’est pas le fait que telle œuvre ou tel style res­semblent à d’autres œuvres ou à d’autres styles clas­sés dans le réa­lisme socia­liste, mais le fait qu’ils sont socia­listes et réalistes.

1

L’art réa­liste est un art de combat. 

Il com­bat les vues fausses de la réa­li­té et les ten­dances qui sont en conflit avec les inté­rêts réels de l’humanité. Il rend pos­sibles des vues justes et ren­force les ten­dances productives.

2

Les artistes réa­listes mettent l’accent sur ce qui appar­tient au monde sen­sible, sur ce qui est « de ce monde », sur ce qui est typique au sens pro­fond du mot (ce qui a une signi­fi­ca­tion historique).

3

Les artistes réa­listes mettent l’accent sur le fac­teur du deve­nir et du dépé­ris­se­ment des choses. Dans tous leurs ouvrages ils pensent historiquement.

4

Les artistes réa­listes repré­sentent les contra­dic­tions qui existent chez les hommes et dans leurs rap­ports réci­proques, et montrent les condi­tions dans les­quelles elles se développent.

5

Les artistes réa­listes s’intéressent aux chan­ge­ments qui s’opèrent chez les hommes et dans leurs rap­ports, aux chan­ge­ments conti­nus et aux chan­ge­ments sou­dains aux­quels abou­tissent les chan­ge­ments continus.

6

Les artistes réa­listes décrivent le pou­voir des idées et le fon­de­ment maté­riel des idées.

7

Les artistes réa­listes-socia­listes sont humains, en d’autres termes amis des hommes, et ils repré­sentent les rap­ports humains de telle sorte que les ten­dances socia­listes s’en trouvent renforcées. 

Elles s’en trouvent ren­for­cées grâce à une façon pra­tique de scru­ter la machine sociale et grâce au fait qu’elles deviennent des sources de plaisir.

8

Les artistes réa­listes-socia­listes n’ont pas une atti­tude réa­liste seule­ment à l’égard de leurs sujets, mais aus­si à l’égard de leur public.

9

Les artistes réa­listes-socia­listes tiennent compte du degré de culture de leur public et de son appar­te­nance à telle ou telle classe, comme aus­si du point où en est la lutte de classes.

10

Les artistes réa­listes-socia­listes traitent la réa­li­té du point de vue de la popu­la­tion labo­rieuse et de ses alliés intel­lec­tuels qui sont pour le socialisme.

Note

* Ber­tolt Brecht, « Sur le réa­lisme socia­liste », dans Les arts et la révo­lu­tion, Éd. L’Arche, Paris, 1970, pp. 172 – 174.

Obser­va­tion de l’art et art de l’observation*

Réflexions sur le genre du por­trait en sculpture

Selon une opi­nion très ancienne et très enra­ci­née, une œuvre d’art doit avoir pour l’essentiel le même effet sur tous, indé­pen­dam­ment de l’âge, de la condi­tion sociale, du degré d’instruction. L’art, dit-on, s’adresse à l’homme, et un homme est un homme, qu’il soit jeune ou vieux, tra­vailleur manuel ou intel­lec­tuel, culti­vé ou inculte. D’où il résulte que tous les hommes peuvent com­prendre et goû­ter une œuvre d’art, parce que tous les hommes ont part aux choses de l’art.

Il découle fré­quem­ment de cette opi­nion une aver­sion pro­non­cée contre tout ce qui est com­men­taire de l’œuvre d’art ; on s’élève contre tout art qui a besoin de toutes sortes d’explications, qui serait inca­pable d’agir « par lui-même ». 

Quoi, dit-on, il fau­drait, pour que l’effet de l’art se fasse sen­tir sur nous, que les savants aient d’abord fait des confé­rences là-dessus ? 

Il fau­drait, pour être ému par le Moïse de Michel-Ange, se le faire expli­quer par un professeur ?

Ce disant, on sait pour­tant très bien qu’il y a des gens qui vont plus loin dans l’art, qui en tirent davan­tage de jouis­sance que d’autres. C’est le trop fameux « petit cercle des connaisseurs ».

Il ne manque pas d’artistes, et non des pires, qui sont réso­lus à ne tra­vailler à aucun prix pour ce petit cercle d’ « ini­tiés » : ils veulent faire de l’art pour tous.

Ça fait démo­cra­tique mais, selon moi, ça ne l’est pas tellement.

Ce qui est démo­cra­tique, c’est d’arriver à faire du « petit cercle des connais­seurs » un grand cercle des connaisseurs.

Car l’art demande des connais­sances. L’observation de l’art ne peut donc don­ner un plai­sir véri­table que s’il existe un art de l’observation.

Autant il est juste de dire qu’en tout homme il y a un artiste en puis­sance, que l’homme est de tous les êtres vivants le plus artiste, autant il est cer­tain que cette dis­po­si­tion peut aus­si bien se déve­lop­per que s’atrophier. L’art sup­pose un savoir-faire, qui est un savoir-travailler. 

Qui­conque admire une œuvre d’art admire un tra­vail, un tra­vail habile et réussi. 

Il est donc indis­pen­sable de savoir quelque chose de ce tra­vail, si l’on veut l’admirer et jouir de son pro­duit, qui est l’œuvre d’art.

Pour la sculp­ture, ce savoir, qui n’est pas seule­ment un savoir, mais aus­si une facul­té de sen­tir, s’impose tout particulièrement. 

Il faut, rien qu’un peu, sen­tir la pierre, ou le bois, ou le bronze ; il faut, rien qu’un peu, savoir com­ment se tra­vaillent ces matériaux. 

Il faut pou­voir suivre par la sen­sa­tion le che­min du cou­teau qui pénètre la souche de bois, la figure que prend len­te­ment l’informe motte de glaise, le pas­sage de la boule à la tête, de la sur­face convexe au visage.

À notre époque, il y faut peut-être même une cer­taine réédu­ca­tion, à la dif­fé­rence des époques anté­rieures. L’essor de nou­velles méthodes de pro­duc­tion fon­dées sur le machi­nisme a d’une cer­taine façon rui­né l’artisanat.

Les qua­li­tés propres des maté­riaux sont tom­bées dans l’oubli ; le pro­ces­sus du tra­vail n’est plus lui-même ce qu’il était jadis. 

Chaque objet est désor­mais pro­duit par un grand nombre d’hommes, col­lec­ti­ve­ment ; ce n’est plus le créa­teur tra­vaillant indi­vi­duel­le­ment qui fait tout, comme jadis, il ne contrôle jamais, dans chaque cas, qu’une phase de la genèse de l’objet.

De même, le sens du tra­vail indi­vi­duel s’est per­du, on ne le connaît plus, on ne le sent plus. 

En régime capi­ta­liste, l’homme indi­vi­duel se trouve à l’égard du tra­vail en état de guerre. Le tra­vail menace l’homme individuel. 

Tout ce qui est indi­vi­duel est éli­mi­né et du pro­ces­sus de tra­vail et du pro­duit du travail. 

Une chaise ne nous apprend plus rien sur l’originalité de celui qui l’a faite. 

La sculp­ture est res­tée au stade artisanal. 

Mais aujourd’hui on contemple une sculp­ture comme si, à l’instar de tout autre objet, elle avait été pro­duite méca­ni­que­ment, en série. On ne consi­dère que le résul­tat du tra­vail (éven­tuel­le­ment même, il pro­cure du plai­sir), mais non le tra­vail lui-même. Cela est pour la sculp­ture d’une grande portée.

Si l’on veut arri­ver à la jouis­sance artis­tique, il ne suf­fit jamais de vou­loir sim­ple­ment consom­mer confor­ta­ble­ment et à peu de frais le résul­tat d’une pro­duc­tion artis­tique ; il est néces­saire de prendre sa part de la pro­duc­tion elle-même, d’être soi-même à un cer­tain degré pro­duc­tif, de consen­tir une cer­taine dépense d’imagination, d’associer son expé­rience propre à celle de l’artiste, ou de la lui oppo­ser, etc. 

Rien que de man­ger, c’est un tra­vail : il faut cou­per la viande, la por­ter à sa bouche, mâcher. 

Il n’y a pas de rai­son que le plai­sir esthé­tique s’obtienne à meilleur compte.

D’où la néces­si­té de revivre pour soi les peines de l’artiste, en réduc­tion, mais à fond. 

Il a de la peine avec son maté­riau, le bois rétif, la glaise sou­vent trop molle, et il a de la peine avec le modèle, disons par exemple une tête d’homme.

Com­ment en arrive-t-il à repro­duire une tête ?

Il est ins­truc­tif – et plai­sant – de voir au moins fixées dans l’image les diverses phases qu’a tra­ver­sées une œuvre d’art, tra­vail de mains habiles et péné­trées d’esprit, et de pou­voir soup­çon­ner quelque chose des peines et des triomphes qu’a connus le sculp­teur dans son travail.

Il y a tout d’abord les formes de départ, gros­sières, un peu sau­vages, extraites avec audace ; c’est l’exagération, l’héroïsation, si l’on veut ; la cari­ca­ture. C’est encore un peu bes­tial, informe, brutal. 

Puis viennent les expres­sions plus pré­cises, plus fines. 

Un détail, met­tons le front, com­mence à deve­nir dominant. 

Ensuite viennent les cor­rec­tions. L’artiste fait des décou­vertes, bute sur des obs­tacles, perd de vue l’ensemble, en construit un autre, aban­donne une idée, en for­mule une nouvelle.

En regar­dant l’artiste, on com­mence à connaître sa facul­té d’observation.

C’est un artiste de l’observation.

Il observe son modèle vivant, la tête, qui vit et a vécu, et il a un grand entraî­ne­ment, il est pas­sé maître dans l’observation, dans l’art de voir. 

On pressent qu’on pour­ra apprendre quelque chose de sa capa­ci­té d’observer.

Il vous apprend l’art d’observer les choses.

C’est là pour tout homme un art très important.

L’œuvre d’art n’apprend pas seule­ment à obser­ver avec jus­tesse, c’est-à-dire avec pro­fon­deur, en tota­li­té, et avec du plai­sir, l’objet pré­cis que l’on modèle, mais aus­si d’autres objets. Elle apprend à obser­ver en général.

L’art de l’observation est déjà indis­pen­sable si l’on veut avoir une expé­rience de l’art en tant qu’art, si l’on veut savoir ce qu’est l’art, pour pou­voir trou­ver la beau­té belle, jouir avec ravis­se­ment des pro­por­tions de l’œuvre d’art, admi­rer l’esprit de l’artiste ; mais il est encore plus néces­saire si l’on veut com­prendre les objets que l’artiste traite comme œuvres d’art.

Car l’œuvre de l’artiste n’est pas qu’un témoi­gnage de beau­té sur un objet réel (une tête, un pay­sage, un évé­ne­ment sur­ve­nu entre des hommes, etc.), ce n’est pas qu’un témoi­gnage de beau­té sur la beau­té de l’objet, c’est pré­ci­sé­ment et avant tout un témoi­gnage sur ce qu’est l’objet, une expli­ca­tion de l’objet. L’œuvre d’art explique la réa­li­té qu’elle met en forme, elle rend compte et trans­pose les expé­riences que l’artiste a faites dans la vie ; elle apprend à bien voir les choses du monde.

Les artistes de dif­fé­rentes époques voient bien sûr les choses différemment. 

Leur vision ne dépend pas seule­ment de leur per­son­na­li­té à cha­cun, mais aus­si du savoir qu’eux et leur temps pos­sèdent sur les choses. 

C’est une exi­gence de notre temps que de consi­dé­rer les choses dans leur évo­lu­tion, comme des choses qui se trans­forment, qui sont influen­cées par d’autres choses et d’autres processus. 

Cette façon de voir, nous la retrou­vons aus­si bien dans notre science que dans notre art.

Les repro­duc­tions esthé­tiques des choses expriment plus ou moins consciem­ment les expé­riences nou­velles que nous avons faites avec les choses, la connais­sance gran­dis­sante que nous avons de la com­pli­ca­tion, du carac­tère trans­for­mable et contra­dic­toire des choses autour de nous, et de nous-mêmes.

Il faut savoir que pen­dant long­temps les sculp­teurs ont com­pris leur tâche comme étant de don­ner forme à l’ « essence », à l’ « éter­ni­té », à « ce qui reste », bref à l’ « âme » de leurs modèles. 

Leur idée était que chaque homme a un cer­tain carac­tère, qu’il apporte en nais­sant, et qu’on peut obser­ver déjà dans son enfance. 

Ce carac­tère peut évo­luer, mais cela veut dire qu’il s’affirmera de plus en plus ; à mesure que l’homme avance en âge, il res­sort de plus en plus net­te­ment, l’homme devient pour ain­si dire de plus en plus clair à déchif­frer, et d’autant plus qu’il vit plus long­temps. Natu­rel­le­ment, il peut aus­si deve­nir plus obs­cur, il peut atteindre à un cer­tain point de son exis­tence, soit dans sa jeu­nesse, soit dans son âge mûr, le som­met de la clar­té et de la net­te­té, pour ensuite rede­ve­nir flou, s’estomper, s’évaporer.

Mais ce qui se dégage ain­si, for­te­ment mar­qué ou dilué, c’est tou­jours quelque chose de bien déter­mi­né, à savoir l’âme stric­te­ment indi­vi­duelle, unique et éter­nelle de cet homme particulier. 

Et l’artiste n’a plus qu’à déga­ger ce carac­tère fon­da­men­tal, cette carac­té­ris­tique déci­sive de l’individu, lui subor­don­ner tous les autres traits, et extir­per la contra­dic­tion entre traits dif­fé­rents chez un seul et même homme, d’où il res­sort une har­mo­nie lumi­neuse, que le modèle lui-même ne peut pré­sen­ter dans la réa­li­té, mais que l’œuvre d’art, la repro­duc­tion artis­tique, se doit d’offrir.

Cette concep­tion de la mis­sion de l’artiste semble actuel­le­ment avoir été aban­don­née par beau­coup, et elle cède la place à une autre. 

Ces sculp­teurs com­prennent bien, certes, qu’il y a en chaque indi­vi­du quelque chose comme un carac­tère bien déter­mi­né qui le dis­tingue d’autres individus. 

Mais ils ne voient pas ce carac­tère comme quelque chose d’harmonieux, ils le voient plein de contra­dic­tions, et ils n’estiment pas que leur tâche soit d’extirper les contra­dic­tions qui tra­versent un visage, mais de leur don­ner forme. 

Pour eux un visage humain est une manière de champ de bataille où des puis­sances adverses se livrent un com­bat sans fin, un com­bat sans décision. 

Ils ne sculptent pas l’ « idée » de l’homme, ou quelque chose comme « l’archétype qui a dû ins­pi­rer le créa­teur », mais une tête qui a été façon­née par la vie, prise dans un constant pro­ces­sus de remo­de­lage par la vie, si bien que le Nou­veau lutte avec l’Ancien, par exemple l’orgueil avec la modes­tie, le savoir avec l’ignorance, le cou­rage avec la lâche­té, la gaie­té avec la mélan­co­lie, etc. 

Un tel por­trait res­ti­tue la vie même du visage, qui est un pro­cès anta­go­nique, un combat. 

Le por­trait ne repré­sente pas un état der­nier, un solde, ce qui reste après décompte des pro­fits et pertes ; il embrasse le visage humain comme quelque chose qui vit et qui, sai­si en évo­lu­tion, conti­nue à vivre. 

Non pas qu’il en résul­te­rait de l’harmonie ! Les forces qui se livrent com­bat se contrebalancent. 

De même qu’un pay­sage peut être en lutte (voi­ci par exemple un arbre qui com­bat avec la prai­rie, avec le vent, avec l’eau, etc. ; ou un bateau qui doit son équi­libre sur l’eau à un com­bat inces­sant entre des forces contraires) et com­mu­ni­quer néan­moins une impres­sion de calme et d’harmonie, de même en est-il pour un visage. C’est une har­mo­nie, mais une har­mo­nie nouvelle.

Cette nou­velle façon de voir des sculp­teurs repré­sente à n’en pas dou­ter un pro­grès dans l’art de l’observation, et le public éprou­ve­ra pen­dant quelque temps cer­taines dif­fi­cul­tés à contem­pler leurs œuvres – jusqu’à ce que lui aus­si ait accom­pli ce progrès.

Août 1939

source : http://www.contre-informations.fr/classiques/brechtbarbusse/brecht1.html#Notes