Bodycams en Belgique, une fausse bonne idée

Une vidéo accompagnée d’une fiche pour saisir l’enjeu de l’utilisation des bodycams lors d’interpellations policières.

Un outil réa­li­sé par le col­lec­tif TRAQUE, en col­la­bo­ra­tion avec ZIN TV, la Ligue des droits humains, l’IEB et Technopolice.be.

Avec le sou­tien du Fond de la Recherche en Art.

Depuis plu­sieurs années, de nom­breuses villes et com­munes de Bel­gique s’équipent mas­si­ve­ment en body­cams. Cet outil est pré­sen­té comme “La” solu­tion aux nom­breux pro­blèmes dénon­cés notam­ment lors des inter­pel­la­tions poli­cières. Mais quel est la pré­ten­due neu­tra­li­té de cet outil technologique ?

Bodycams en Belgique : état des lieux d’une fausse bonne idée

Où en est-on ?

Si West­kust ou Malines s’étaient déjà pro­cu­rés des « came­ras mobiles » dès 2009 (alias « camé­ra-pié­tons »/ « body­cams »), ce n’est qu’en mars 2018 que les dépu­té.es légi­fèrent afin de les auto­ri­ser. Namur sera la pre­mière zone fran­cophone à les tes­ter en 2018-2019 avant de les déve­lop­per en 2020. Aujourd’hui, elles tendent à deve­nir la norme en Bel­gique : à Mar­low, La Lou­vière, Fagne, Liège, Tour­nai, Mons-Qué­vy, Péru­wez-Ber­nis­sart, Nivelles-Genappes, Otti­gnies-Lou­vain-la-Neuve, Gand, Turn­hout, Anvers, et depuis 2021 dans les six zones de polices Bruxel­loises, les body­cams sont en phases de tests ou opérationnelles.

Chaque zone de police déploie les bodycams de manière dif­fé­rente : les calen­driers de phases d’évaluation et de vali­da­tion ain­si que les pro­to­coles d’enregistrements (déclen­che­ment de la camé­ra, mémoire de pré-enre­gis­tre­ment, etc.) varient d’une zone à l’autre. Par exemple, au sein de la région bruxel­loise, ce ne sont pas les mêmes pro­to­coles d’enregistrements et de sto­ckage dans la zone de police Bruxelles-Ixelles que dans la zone Bruxelles Nord.


Finalités poursuivies

La Ligue des droits humains a tra­vaillé sur le rapport d’évaluation des body­cams de la zone de police Bruxelles-Ixelles. Trois fina­li­tés prin­ci­pales sont citées pour jus­ti­fier le déploie­ment des body­cams : « a) lut­ter contre la posi­tion défor­cée dans laquelle se retrouve le·la policier·ère face aux images pro­duites par le public, (b) assu­rer la sécu­ri­té de toutes les par­ties en cause, et enfin © garan­tir plus aisé­ment la véra­ci­té et la consta­ta­tion des faits, tant à charge qu’à décharge. » 1 À l’article 2.1 « fina­lité » du rap­port, on peut lire : « Les images et sons enre­gis­trés par les body­cams sont des­ti­nés à ser­vir de preuve tant dans des dos­siers judi­ciaires, qu’en matière de police admi­nis­tra­tive et en matière dis­ci­pli­naire ». Ces objec­tifs se retrouvent, dans leurs grandes lignes, dans la plu­part des zones de police.

Dans la vidéo ci-des­sus, il s’agit de ques­tion­ner la pré­ten­due neu­tra­li­té de cet outil tech­no­lo­gique : les images ne sont pas en soi un élé­ment objec­tif, celles pro­duites par des body­cams avec les spé­ci­fi­ci­tés de cet outil d’enregistre­ment encore moins. Le hors-champ, le grand angle, le mou­ve­ment induit d’une camé­ra cor­po­relle, la contre-plon­gée, l’identification à la per­sonne qui filme : tous ces élé­ments influent sur la lec­ture de l’image. Loin d’être « objec­tive », l’image pro­duite par une body­cam est biai­sée. L’interprétation des images est aus­si sou­mise à des grilles de lec­ture, notam­ment un point de vue « racia­le­ment situé » : les pré­ju­gés du spec­ta­teur peuvent l’amener à lire les actions et réac­tions d’un corps raci­sé comme por­teurs d’une inten­tion dan­ge­reuse 2 . Ces inter­pré­ta­tions vont jouer un rôle dans l’évaluation de la légi­ti­mi­té de l’usage de la force.

D’autres élé­ments sont à sou­li­gner quant aux enjeux du déve­lop­pe­ment des body­cams, en voi­ci un aper­çu, des articles et sites cités ci-des­sous per­met­tront d’aller plus loin.

Les principaux enjeux soulevés par l’introduction des bodycams

  • 1. Choix discrétionnaire

Dans l’écrasante majo­ri­té des cas, le ou la policier.ère est maitre du pro­ces­sus, et cela, sur l’ensemble de la chaîne (de la prise de vue au sto­ckage des images). Que ce soit au stade du déclen­che­ment de la camé­ra, du tri et de la conser­va­tion des don­nées, de l’évaluation, ou de la com­mu­ni­ca­tion sur les don­nées récol­tées, la police garde entiè­re­ment le contrôle, sans aucune inter­ven­tion exté­rieure. Dif­fi­cile d’y voir un médium neutre, notam­ment dans des affaires où la vio­lence de la police est ques­tion­née, lorsque la pro­duc­tion des images incombe uni­que­ment à la police : elle décide de fil­mer ou non - et si oui, quand. Elle décide ensuite d’utiliser, ou non, les images produites.

  • 2. « En Bel­gique, même en pré­sence d’images, les condam­na­tions de membres des forces de l’ordre sont peu fré­quentes »

Dans son rap­port sur les body­cams, la Ligue des droit humains, remet en ques­tion la pos­si­bi­li­té que les images pro­duites par les body­cams puissent aider contre les vio­lences poli­cières : « en Bel­gique, une per­sonne qui est vic­time de vio­lence illé­gi­time par des membres des forces de lordre se voit sou­vent dépour­vue de voies de recours, les dos­siers étant régu­liè­re­ment clas­sés sans suites ou, lorsqu’ils ne le sont pas, ils n’aboutissent que très rare­ment à une condam­na­tion. C’est ce qu’attestent les constats, outre celui de la Cour euro­péenne des droits de l’homme dans cer­tains arrêts, du Comité P, du Comi­té des droits de l’homme des Nations Unies, du Comi­té contre la tor­ture des Nations Unies et encore du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. »

  • 3. Flou sur la dif­fu­sion et la pro­tec­tion des données

Il y a actuel­le­ment un flou sur la pro­tec­tion des don­nées des per­sonnes fil­mées par les policier.ères. Ceci n’est pas pour ras­su­rer dans un contexte où la sur­veillance des citoyen.nes semble expo­nen­tielle. Ain­si, la pos­si­bi­li­té de trans­mettre les vidéos de la sur­veillance (rue/drones/bodycams) dans des centres de com­man­de­ment, cen­tra­li­sant et ana­ly­sant l’ensemble de ces flux, a été faci­li­tée et encou­ra­gée sous le minis­tère de Jan Jam­bon dès mars 2018 en Bel­gi­que. En outre, selon le pro­to­cole uti­li­sé, un pré-enre­gis­tre­ment est pré­vu (une mémoire tam­pon de 1 à 2mn qui se déclenche avant l’enregis­tre­ment), les per­sonnes ne sont alors pas au cou­rant qu’elles sont fil­mées, ce qui est illégal.

  • 4. Les quar­tiers popu­laires davan­tage ciblés

Les quar­tiers les plus défa­vo­ri­sés, là où vivent la plu­part des descendant.e.s de l’immigration post-colo­niale, sont des lieux pri­vi­lé­giés d’expérimentation des tech­no­lo­gies de sur­veillance et de la répres­sion poli­cière : ce sont dans ces quar­tiers que les camé­ras de sur­veillance ont été par­ti­cu­liè­re­ment déve­lop­pées 3 et ce sont dans ces quar­tiers que les poli­cier.es muni.es de body­cams patrouillent le plus régu­liè­re­ment. La pré­ten­due neu­tra­li­té de la tech­no­lo­gie tend à gom­mer ces méca­nismes dis­cri­mi­na­toires (pré­ju­gés, qua­drillages racia­li­sés des dis­po­si­tifs, etc.) alors même qu’ils vont les ren­for­cer. Les images récol­tées par les body­cams risquent de sur-repré­senter des jeunes issus de l’immigration post-colo­niale, et ces images vont nour­rir des banques de don­nées constituées à des fins de recon­nais­sance faciale, voire de pra­tiques « pré­dic­tives »4

  • 5. Les body­cams pour­raient aisé­ment contri­buer à la recon­nais­sance faciale

Si la recon­nais­sance faciale n’est pas encore légale en Bel­gique, tout semble aller dans cette direc­tion : pen­sons aux pres­sions de l’ancien Ministre de l’Intérieur, Peter De Crem 5  , ou à l’avant-pro­jet de loi Pan­dé­mie, ou aux nou­velles camé­ras ins­tal­lées à la gare du Midi qui sont com­pa­tibles avec la recon­nais­sance faciale (dis­po­sées face aux portes et aux esca­la­tors, elles per­met­tront d’identifier des per­sonnes à l’aide de don­nées biomé­triques). Les images pro­duites par les body­cams vien­dront ain­si aisé­ment gros­sir les flux vidéos trai­tés par des sys­tèmes d’intelligence arti­fi­cielle et d’analyse auto­ma­tique des données.

  • 6. Un bud­get colos­sal au ser­vice de l’industrie tech­no­lo­gique sécu­ri­taire

L’équipement des ser­vices de police avec les body­cams est extrê­me­ment coû­teux : en plus de l’achat des camé­ras, il faut comp­ter les char­geurs et batte­ries, les cartes de sto­ckage, ain­si que la for­ma­tion, les ins­tal­la­tions de sto­ckage de don­nées, le per­son­nel sup­plé­men­taire pour gérer les don­nées vidéo et les coûts d’entretien. Le bud­get d’achat des 90 camé­ras à Namur s’élevaient ain­si à 115 000€. En outre le maté­riel tech­no­lo­gique est rapi­de­ment obso­lète et néces­site d’être chan­gé régu­liè­re­ment. Face aux enjeux sociaux contem­po­rains, augmen­ter le bud­get de la police pour déve­lop­per des tech­no­lo­gies sécu­ri­taires qui vont enri­chir des entre­prises pri­vées, est une réponse très ques­tionnable.

Pour conclure

L’introduction et le déve­lop­pe­ment des body­cams, loin de répondre aux besoins énon­cés par la police (plus de jus­tice et plus de sécu­ri­té), sou­lèvent des enjeux éthiques, bud­gé­taires, tech­niques et légaux, au-delà même des aspect arbi­traires et dis­cri­mi­na­toires que leurs mises en pra­tique laissent craindre. Les argu­ments avan­cés pour leur déploie­ment masquent le débat socié­tal indis­pen­sable autour de la sur­veillance et de la répression.

Maud Girault
Pour le Col­lec­tif TRAQUE

 

Pour poursuivre
  1. https://policewatch.be/files/PW_analyse_bodycams_Vlongue.pdf
  2. Cf. E. Dor­lin : elle ana­lyse les images de l’arrestation de Rod­ney King (Los Angeles, 1991) et relève que ces images, qui firent le tour du monde et furent accueillies par le « public » comme l’évidence de la vio­lence poli­cière, ont été vues par le jury comme une scène de légi­time défense mon­trant la « vul­né­ra­bi­li­té des poli­ciers » face à cet
    homme noir. Elsa Dor­lin convoque alors la notion de repré­sen­ta­tion de la vio­lence : « cette vio­lence, les hommes noirs en sont tou­jours ren­dus res­pon­sables : ils en sont la cause et l’effet, le com­men­ce­ment et la fin ». (Dor­lin, Se défendre, Une phi­lo­so­phie de la vio­lence, ed. Zones 2017).
    Voir aus­si les textes du Comi­té de sou­tien Lamine Ban­gou­ra : https://blogs.mediapart.fr/plis/blog/090521/belgique-pays-de-non-lieux-innocence-raciale-et-negrophobie-judiciaire, 2021.
  3. Cf. P. de Keers­mae­cker et C. Debailleul, « Répar­ti­tion géo­gra­phique de la vidéo-sur­veillance dans les lieux publics de la Région Bruxelles-Capi­tale », 2016. Et article « contre les body­cams poli­cières à Saint-Gilles (et ailleurs) » (oct. 2021) : https://stopuneus.org/
  4. « La police belge du futur s’appuiera sur des algo­rithmes dans le cadre du pro­jet iPo­lice dont la mise en œuvre est pré­vue entre 2020 et 2024. Ce sys­tème encore opaque accueille­ra des don­nées poli­cières actuel­le­ment dis­per­sées et per­met­tra de les consul­ter simul­ta­né­ment en fonc­tion d’un pro­fil. Il iden­ti­fie­ra des hots­pots cor­res­pon­dant à des lieux et des moments de réfé­rence où se dérou­le­raient le plus sou­vent des faits cri­mi­nels. » Police du future et pro­fi­lage eth­nique », Rémy Farge, 2021 https://www.liguedh.be/wp-content/uploads/2020/06/Police-du-futur-et-profilage-ethnique_Chronique_LDH_191.pdf
  5. https://www.lalibre.be/belgique/judiciaire/2020/07/02/pieter-de-crem-souhaite-que-la-reconnaissance-faciale-soit-utilisee-par-la-police-mais-cela-ne-fait-pas-lunanimite-4MEJBVOXSRAELBOT7SPRQSY3MM/

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