Le corps de Sankara n’a jamais été retrouvé. On se souvient que celui de Lumumba non plus. C’est par là que commençait Raoul Peck dans la fiction qu’il lui consacrait, et c’est par là que commence Christophe Cupelin dans le documentaire hyperdocumenté qu’il dédie à Sankara. Lui qui a vécu au Burkina à cette époque, cela fait 25 ans qu’il porte ce film et en rassemble les éléments, et deux ans qu’il le réalise pour arriver à un film composé uniquement d’archives, sans interviews. Que reste-t-il de Sankara, si ce n’est son corps ? Essentiellement sa parole. C’est de ce parti pris que part le film. Cela aurait pu être la mémoire qu’en ont les Burkinabés ou le reste du monde, cela aurait pu être le mythe qu’est devenue la figure historique, cela aurait pu être les forces et les ambiguïtés d’une révolution africaine dans un monde qu’elle dérangeait, cela aurait aussi pu être une enquête sur les circonstances de sa mort mais le choix de Cupelin porte avant tout sur ce que l’homme avait à dire à son peuple et au monde.
Sankara avait les mots, la fougue, la simplicité, l’intégrité et la pertinence du propos. Il luttait pour l’autonomie de son pays face aux dépendances extérieures et pour un développement endogène. Une véritable fascination en résulte pour cette grande figure qui croyait à ce qu’il faisait et qui savait ce qu’il risquait. Cupelin en tire un passionnant portrait, mais en l’absence de témoignages de ses proches ou témoins, on saura peu de l’homme, tant ses discours prennent le dessus, jusqu’à ce qu’en fin de film, il fasse état de ses doutes devant une journaliste. À l’heure où il n’est plus opportun d’attendre des hommes providentiels, ce film-hommage contribue dès lors à entretenir le mythe du leader charismatique et risque ainsi d’inviter à attendre l’arrivée du sauveur plutôt que de prendre son destin en mains.
Cupelin était conscient du risque et cherche à le conjurer par tout un jeu de décalages et distanciations. Il manie par exemple assez systématiquement la colorisation et l’irisation des archives des journaux télévisés français, qui virent ainsi au violet ou au vert, ce qui en renforce la subjectivité et la partialité. Cette combinaison de sources audiovisuelles et télévisuelles lui permet d’évoquer dans quel environnement agressif cette révolution évoluait. Ils sont mis en parallèle avec d’autres documents mettant en valeur les actions d’une révolution qui a fait passer le taux de scolarisation de 4 à 22 % et entrepris des campagnes contre les mutilations sexuelles et l’exploitation de la femme, mais qui a aussi fermé d’autorité les boîtes de nuit pour leur privilégier les bals populaires, mobilisé la population pour de grands chantiers comme la construction d’une voie ferrée ou de barrages, ou encore instauré un tribunal populaire révolutionnaire pour juger les profiteurs.
Posée en alternance avec les discours médiatiques générés à l’époque par l’étonnement et la crainte face à l’arrivée d’un nouveau leader révolutionnaire, la permanente invocation du peuple comme seul décideur et maître que ne cesse d’évoquer Sankara finit par apparaître comme dérisoire. La même ironie s’installe face à la litanie des à bas ! suite à la liste des maux et exploiteurs qui oppriment le peuple. D’autant plus que Sankara développe par ailleurs un discours dirigiste, justifiant l’organisation rigide et les campagnes d’actions qu’il impose à ce même peuple, et notant que pour des illettrés, le secret du vote n’est pas souhaitable. Une heureuse ambiguïté s’installe ainsi, renforcée par le côté déjanté des colorisations d’archives, le goût généralisé pour l’imagerie et un rythme global qui font davantage penser à la bande dessinée qu’à un portrait historique.
Si cette ambiguïté est bienvenue, c’est qu’elle implique une distance avec la figure du père politique dont on mesure davantage aujourd’hui les limites et les dangers à la lumière des dérives dictatoriales qu’elle a engendrées. Autant les positions et dénonciations de Sankara sont aujourd’hui encore d’une impressionnante prescience et actualité, comme son appel à boycotter la dette collectivement ou à produire localement pour aller vers l’autosuffisance, autant il était important de situer sa révolution dans le contexte d’une époque et d’un type de rapport au peuple mêlant dirigisme et respect.
Des anecdotes comme le vol d’une voiture et la tentative de vol d’un avion au régime libyen sont posées (en tant qu’éclairage sur les accusations récurrentes d’inféodation à la Libye) sans qu’il soit offert au spectateur d’en douter, le réalisateur reprenant à son compte sans sourciller les sources qu’il utilise. On touche là à l’ambivalence des documentaires uniquement composés d’archives et construits comme une mosaïque signifiante. Mais ce qui permet à Capitaine Thomas Sankara d’échapper à la manipulation du spectateur est sa claire revendication de l’hommage à l’homme autant qu’au politique. Le film peut ainsi être pour le néophyte le départ d’un intérêt que l’abondance de livres et films sur le sujet peut nourrir. Ceux qui disposent déjà de davantage d’éléments de mémoire y trouveront matière à information et réflexion. On l’a compris, dans tous les cas, la vision du film s’impose.
Olivier Barlet
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