Carole Roussopoulos ou l’attention créatrice

Par Nicole Brenez

Réfé­rences
Jean-Luc Godard, « Lettre à Carole Rous­so­pou­los », 12 avril 1979, in Cahiers du Ciné­ma n°300, p. 30.
Simone Weil, Formes de l’amour impli­cite de Dieu (1943), in Œuvres, Paris, Gal­li­mard, 1999, p. 726.
Pro­pos cités par Fran­çois-Marie Banier dans un article du Monde aima­ble­ment com­mu­ni­qué par Yolande et Janet du Luart.

https://www.caroleroussopoulos.com/

En 1979, Jean-Luc Godard a réa­li­sé l’une de ses très belles oeuvres le n°300 des Cahiers du Ciné­ma. Il y publia notam­ment des lettres à quelques amis, dont l’une à Carole Roussopoulos.

Avec une éner­gie inépui­sable, un humour rava­geur, une per­ti­nence his­to­rique qui se confirme chaque jour et depuis 1969 ne s’est jamais arrê­tée, Carole Rous­so­pou­los de Kal­ber­mat­ten, seule ou en col­lec­tif, n’a ces­sé de réin­ven­ter les formes de l’essai et de l’analyse visuelle en docu­men­tant les luttes fémi­nistes, homo­sexuelles, ouvrières et anti-impérialistes.

Son œuvre consi­dé­rable couvre qua­rante ans de luttes, qua­rante ans de com­bats tou­jours gagnés à force d’intelligence et de savoir-faire poli­tique, vic­to­rieux tou­jours sur le ter­rain légis­la­tif, jamais acquis sur le ter­rain plus mou­vant des men­ta­li­tés et des comportements.

En 1979, Jean-Luc Godard a réa­li­sé l’un de ses très belles œuvres, le n°300 des Cahiers du Ciné­ma. Il y publia notam­ment des lettres à quelques amis, dont l’une à Carole Rous­so­pou­los, où il écri­vait : « Je me demande pour­quoi les gens de ciné­ma ont tel­le­ment envie de fil­mer les autres avec tel­le­ment de fré­né­sie. On ne peut pas avoir besoin de tout le monde comme ça ».

Godard avait ache­té la pre­mière camé­ra vidéo en France, et Carole la seconde. Vingt-cinq ans plus tard, à l’occasion d’un cata­logue consa­cré à Godard pour son expo­si­tion « Voyages en uto­pie », nous avons deman­dé à Carole Rous­so­pou­los si elle vou­lait bien répondre à la lettre de Godard, ce qu’elle a fait et, comme tous les contri­bu­teurs du livre, a envoyé un petit CV qui consti­tue la meilleure intro­duc­tion qui soit à sa vie et son œuvre.

CURRICULUM VITAE
Nom : Roussopoulos – de Kalbermatten
Prénom : Carole
Née le : Le 25 mai 1945 à Lausanne
Situation familiale : Mariée – 2 enfants
Nationalité : Suisse – française – grecque
Activité générale : Réalisatrice video
1964 - 1967 : Etudes de lettres à Lausanne
1969 : Création de Video Out, un des premiers groupes video en France
1973 – 1976 : Enseignante à Vincennes (Paris VIII) en sciences de l’Education, section audio-visuel
1982 : Fondatrice à Paris, avec Delphine Seyrig et Ioana Wieder, du Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir
1987 – 1994 : Directrice à Paris de L’Entrepôt (trois salles de cinéma « art et essai », une librairie, un restaurant, un bar)
1995 : Déménagement à Molignon
2001 : Chevalière de la légion d’honneur
2004 : Prix de la Ville de Sion

« Pri­vi­lé­gier l’approche des ‘sans voix’ » : il fau­drait à cet égard opé­rer un rap­pro­che­ment métho­do­lo­gique entre cette œuvre d’histoire immé­diate et celle qu’au cours des mêmes décen­nies accom­plit Arlette Farge en his­toire rétros­pec­tive, toutes deux sur la base des pro­po­si­tions théo­riques de Michel Foucault.

Se trou­ver exac­te­ment là où souffle l’histoire, là où naissent les étin­celles qui vont embra­ser la prai­rie, savoir regar­der les flammes de telle sorte qu’elles entrent dans le cadre au bon moment, requiert une capa­ci­té d’analyse hors pair dont Carole et Paul Rous­so­pou­los se sont mon­trés capables pen­dant des décen­nies d’activisme en images. Docu­men­ta­tion pure, comme dans le cas du F.H.A.R. (1971), de La marche du retour des femmes à Chypre (1975) ; por­traits bou­le­ver­sants de Monique et Chris­tiane dans les films sur LIP (1976) ou des mères de mili­tants basques exé­cu­tés par le régime fran­quiste dans Les mères espa­gnoles (1975) ; essai cri­tique sur les images domi­nantes, comme dans l’hilarant Maso et Miso vont en bateau (1976) ou l’enquête menée par Del­phine Sey­rig sur les actrices pro­fes­sion­nelles dans Sois belle et tais-toi (1976) ; mise en scène mira­cu­leuse du S. C. U. M. Mani­fes­to (1976) où, der­rière Carole et Del­phine ral­lu­mant les lignes incen­diaires de Vale­rie Sola­nas, arrivent par l’écran de télé­vi­sion exac­te­ment les images d’actualité argu­men­tant la véri­di­ci­té fac­tuelle des pro­po­si­tions démentes de Sola­nas, les hommes explo­sant le monde à Bey­routh tan­dis que les femmes marchent pour la paix à Bel­fast… (Carole Rous­so­pou­los cer­ti­fie que les images n’étaient pas préa­la­ble­ment enre­gis­trées mais cap­tées en direct au hasard).

Dès 1970, son Jean Genet parle d’Angela Davis four­nit le pro­to­cole même de « l’attention créa­trice » valo­ri­sée par Simone Weil : d’abord, être là où il faut ; ensuite, pré­ser­ver avec amour toutes les secondes de l’événement, les trois prises du dis­cours de Genet en faveur d’Angela Davis empri­son­née sont pré­cieuses, et aus­si les hési­ta­tions et bafouille­ments de l’auteur car, comme dit Genet lui-même, « je fais de plus en plus de lap­sus, d’abord parce que je suis vieux, puis je suis ému, et en plus je suis bour­ré de nem­bu­tal » ; enfin, à une inter­ven­tion pro­mise à la cen­sure, oppo­ser la force empa­thique de l’enregistrement et de la conser­va­tion, c’est-à-dire le génie même de la vidéographie.

Pion­nière de la vidéo, vir­tuose du pam­phlet fil­mique, géante du docu­men­taire poli­tique à l’instar de Joris Ivens, René Vau­tier, Chris Mar­ker ou Robert Kra­mer, pour citer quelques uns de ceux qui se sont bat­tus en images et au pré­sent sur tous les fronts, elle n’a peut-être pas besoin de tout le monde, comme le lui deman­dait Jean-Luc Godard, mais tous ceux qui entre­pren­dront une his­toire popu­laire auront besoin d’elle.

 

 

 


Lettre à Carole Roussopoulos, par Jean Luc Godard

Carole Rous­so­pou­los

15, vil­la Seurat

Paris, le 12 avril 1979

 

Je pense à toi quel­que­fois, même si ça t’étonne.

Je me demande ce que tu deviens avec ton petit Sony noir et blanc.

Je me demande aus­si quel­que­fois ce que sont deve­nus tous ceux que tu as fil­més, aux quatre coins de France et du monde.

L’ouvrière de Troyes, le cédé­tiste de Besan­çon, la pute de Lyon, les deux soeurs, et le com­bat­tant, et l’avortée, et l’avocat, et la pan­thère noire, et Géronimo.

J’avais pen­sé une fois te deman­der d’aller à leur recherche, avec un petit VHS cou­leur cette fois. On appel­le­rait ça comme Dumas vingt ans après, car ça serait un vrai film d’aventures, en tous cas pour les retrouver.

Mais je me demande aus­si pour­quoi les gens de ciné­ma ont tel­le­ment envie de fil­mer les autres avec tel­le­ment de fré­né­sie. On ne peut pas avoir besoin de tout le monde comme ça.

Sans doute que ceux qui font des films n’ont pas vrai­ment besoin de ce qu’ils enre­gistrent pour eux-mêmes, met­tons, pour amé­lio­rer leur vie. En fait, ils ont ten­dance à se cacher der­rière l’image de l’autre, et l’image sert alors à effacer.

Une revue de ciné­ma pour­rait ser­vir à ça plus com­mo­dé­ment que des films : mon­trer com­ment le temps . se couvre, et qui se découvre, devant qui et pourquoi.

Bien à toi

Jean Luc Godard

 


Vingt-cinq ans plus tard, à l’oc­ca­sion d’un cata­logue consa­cré à Godard pour son expo­si­tion “Voyages en uto­pie”, Carole Rous­so­pou­los réponds…

 

 

Jean-Luc Godard

Rolle, Suisse

Le 25 août 2005

 

En réponse à ta lettre du 12 avril 1979, je conti­nue à faire mon tra­vail d’«écrivaine publique », tou­jours avec une camé­ra Sony, cou­leur aujourd’hui et encore plus petite qu’autrefois.

J’ai gar­dé des rela­tions, sou­vent de com­bat, avec la plu­part des per­sonnes que j’ai fil­mées. Au risque de te déce­voir, je me cache encore et tou­jours der­rière l’image de l’autre, peut-être tout sim­ple­ment parce que je la trouve plus inté­res­sante que la mienne.

Quant à ta pro­po­si­tion faite il y a 26 ans, je suis prête, c’est quand tu veux !

Carole Rous­so­pou­los