En 1979, Jean-Luc Godard a réalisé l’une de ses très belles oeuvres le n°300 des Cahiers du Cinéma. Il y publia notamment des lettres à quelques amis, dont l’une à Carole Roussopoulos.
Avec une énergie inépuisable, un humour ravageur, une pertinence historique qui se confirme chaque jour et depuis 1969 ne s’est jamais arrêtée, Carole Roussopoulos de Kalbermatten, seule ou en collectif, n’a cessé de réinventer les formes de l’essai et de l’analyse visuelle en documentant les luttes féministes, homosexuelles, ouvrières et anti-impérialistes.
Son œuvre considérable couvre quarante ans de luttes, quarante ans de combats toujours gagnés à force d’intelligence et de savoir-faire politique, victorieux toujours sur le terrain législatif, jamais acquis sur le terrain plus mouvant des mentalités et des comportements.
En 1979, Jean-Luc Godard a réalisé l’un de ses très belles œuvres, le n°300 des Cahiers du Cinéma. Il y publia notamment des lettres à quelques amis, dont l’une à Carole Roussopoulos, où il écrivait : « Je me demande pourquoi les gens de cinéma ont tellement envie de filmer les autres avec tellement de frénésie. On ne peut pas avoir besoin de tout le monde comme ça ».
Godard avait acheté la première caméra vidéo en France, et Carole la seconde. Vingt-cinq ans plus tard, à l’occasion d’un catalogue consacré à Godard pour son exposition « Voyages en utopie », nous avons demandé à Carole Roussopoulos si elle voulait bien répondre à la lettre de Godard, ce qu’elle a fait et, comme tous les contributeurs du livre, a envoyé un petit CV qui constitue la meilleure introduction qui soit à sa vie et son œuvre.
CURRICULUM VITAE Nom : Roussopoulos – de Kalbermatten Prénom : Carole Née le : Le 25 mai 1945 à Lausanne Situation familiale : Mariée – 2 enfants Nationalité : Suisse – française – grecque Activité générale : Réalisatrice video 1964 - 1967 : Etudes de lettres à Lausanne 1969 : Création de Video Out, un des premiers groupes video en France 1973 – 1976 : Enseignante à Vincennes (Paris VIII) en sciences de l’Education, section audio-visuel 1982 : Fondatrice à Paris, avec Delphine Seyrig et Ioana Wieder, du Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir 1987 – 1994 : Directrice à Paris de L’Entrepôt (trois salles de cinéma « art et essai », une librairie, un restaurant, un bar) 1995 : Déménagement à Molignon 2001 : Chevalière de la légion d’honneur 2004 : Prix de la Ville de Sion
« Privilégier l’approche des ‘sans voix’ » : il faudrait à cet égard opérer un rapprochement méthodologique entre cette œuvre d’histoire immédiate et celle qu’au cours des mêmes décennies accomplit Arlette Farge en histoire rétrospective, toutes deux sur la base des propositions théoriques de Michel Foucault.
Se trouver exactement là où souffle l’histoire, là où naissent les étincelles qui vont embraser la prairie, savoir regarder les flammes de telle sorte qu’elles entrent dans le cadre au bon moment, requiert une capacité d’analyse hors pair dont Carole et Paul Roussopoulos se sont montrés capables pendant des décennies d’activisme en images. Documentation pure, comme dans le cas du F.H.A.R. (1971), de La marche du retour des femmes à Chypre (1975) ; portraits bouleversants de Monique et Christiane dans les films sur LIP (1976) ou des mères de militants basques exécutés par le régime franquiste dans Les mères espagnoles (1975) ; essai critique sur les images dominantes, comme dans l’hilarant Maso et Miso vont en bateau (1976) ou l’enquête menée par Delphine Seyrig sur les actrices professionnelles dans Sois belle et tais-toi (1976) ; mise en scène miraculeuse du S. C. U. M. Manifesto (1976) où, derrière Carole et Delphine rallumant les lignes incendiaires de Valerie Solanas, arrivent par l’écran de télévision exactement les images d’actualité argumentant la véridicité factuelle des propositions démentes de Solanas, les hommes explosant le monde à Beyrouth tandis que les femmes marchent pour la paix à Belfast… (Carole Roussopoulos certifie que les images n’étaient pas préalablement enregistrées mais captées en direct au hasard).
Dès 1970, son Jean Genet parle d’Angela Davis fournit le protocole même de « l’attention créatrice » valorisée par Simone Weil : d’abord, être là où il faut ; ensuite, préserver avec amour toutes les secondes de l’événement, les trois prises du discours de Genet en faveur d’Angela Davis emprisonnée sont précieuses, et aussi les hésitations et bafouillements de l’auteur car, comme dit Genet lui-même, « je fais de plus en plus de lapsus, d’abord parce que je suis vieux, puis je suis ému, et en plus je suis bourré de nembutal » ; enfin, à une intervention promise à la censure, opposer la force empathique de l’enregistrement et de la conservation, c’est-à-dire le génie même de la vidéographie.
Pionnière de la vidéo, virtuose du pamphlet filmique, géante du documentaire politique à l’instar de Joris Ivens, René Vautier, Chris Marker ou Robert Kramer, pour citer quelques uns de ceux qui se sont battus en images et au présent sur tous les fronts, elle n’a peut-être pas besoin de tout le monde, comme le lui demandait Jean-Luc Godard, mais tous ceux qui entreprendront une histoire populaire auront besoin d’elle.
Lettre à Carole Roussopoulos, par Jean Luc Godard
Carole Roussopoulos
15, villa Seurat
Paris, le 12 avril 1979
Je pense à toi quelquefois, même si ça t’étonne.
Je me demande ce que tu deviens avec ton petit Sony noir et blanc.
Je me demande aussi quelquefois ce que sont devenus tous ceux que tu as filmés, aux quatre coins de France et du monde.
L’ouvrière de Troyes, le cédétiste de Besançon, la pute de Lyon, les deux soeurs, et le combattant, et l’avortée, et l’avocat, et la panthère noire, et Géronimo.
J’avais pensé une fois te demander d’aller à leur recherche, avec un petit VHS couleur cette fois. On appellerait ça comme Dumas vingt ans après, car ça serait un vrai film d’aventures, en tous cas pour les retrouver.
Mais je me demande aussi pourquoi les gens de cinéma ont tellement envie de filmer les autres avec tellement de frénésie. On ne peut pas avoir besoin de tout le monde comme ça.
Sans doute que ceux qui font des films n’ont pas vraiment besoin de ce qu’ils enregistrent pour eux-mêmes, mettons, pour améliorer leur vie. En fait, ils ont tendance à se cacher derrière l’image de l’autre, et l’image sert alors à effacer.
Une revue de cinéma pourrait servir à ça plus commodément que des films : montrer comment le temps . se couvre, et qui se découvre, devant qui et pourquoi.
Bien à toi
Jean Luc Godard
Vingt-cinq ans plus tard, à l’occasion d’un catalogue consacré à Godard pour son exposition “Voyages en utopie”, Carole Roussopoulos réponds…
Jean-Luc Godard
Rolle, Suisse
Le 25 août 2005
En réponse à ta lettre du 12 avril 1979, je continue à faire mon travail d’«écrivaine publique », toujours avec une caméra Sony, couleur aujourd’hui et encore plus petite qu’autrefois.
J’ai gardé des relations, souvent de combat, avec la plupart des personnes que j’ai filmées. Au risque de te décevoir, je me cache encore et toujours derrière l’image de l’autre, peut-être tout simplement parce que je la trouve plus intéressante que la mienne.
Quant à ta proposition faite il y a 26 ans, je suis prête, c’est quand tu veux !
Carole Roussopoulos