Cinéma et récit d’apprentissage dans Fresa y chocolate (1993) de Tomás Gutiérrez Alea et Juan Carlos Tabío : repenser l’identité cubaine

Fraise et chocolat tente de restituer à l’être humain ce qui lui est ontologiquement propre, la différence, une différence qui, si elle n’est pas vécue sur le mode du rejet, en fait la profonde richesse. On mesure alors toute la dimension critique du message humaniste du film dans le contexte d’un régime qui a fondé sa rhétorique et a cimenté sa cohésion sociale à partir du rejet de l’autre, considéré comme l’ennemi.

Le film Fre­sa y cho­co­late du cubain Tomás Gutiér­rez Alea se pré­sente sous la forme d’un récit d’apprentissage dans lequel non seule­ment le jeune com­mu­niste David, s’ouvre à l’espace socio-poli­ti­co-cultu­rel de la mar­gi­na­li­té, mais où son maître, Die­go, apprend aus­si, à l’inverse, le dif­fi­cile exer­cice d’une tolé­rance qu’il défen­dait en ne la pra­ti­quant que jusqu’à un cer­tain point. L’objectif de ce film phare des années 90 est clair : dans cette œuvre tes­ta­men­taire, le cinéaste qui avait défen­du toute sa vie la Révo­lu­tion cubaine, démontre que tout dia­logue se fonde sur un double phé­no­mène d’apprentissage, le seul apte à per­mettre de repen­ser l’identité cubaine à la fin du XXe siècle et à enga­ger sur la voie de la réconciliation.

Sor­ti en décembre 1993 à La Havane, Fre­sa y cho­co­late, réa­li­sé par Tomás Gutiér­rez Alea et Juan Car­los Tabío, s’est rapi­de­ment impo­sé comme l’un des films les plus popu­laires de l’his­toire du ciné­ma à Cuba. Il a éga­le­ment connu un immense suc­cès public et cri­tique en dehors du pays, qui lui a valu de très nom­breuses récom­penses, dont une nomi­na­tion aux Oscars, une pre­mière pour le ciné­ma cubain. Adap­té du récit lit­té­raire de Senel Paz, El bosque, el lobo y el hombre nue­vo, Fre­sa y cho­co­late dresse le por­trait croi­sé de David, jeune mili­tant des Jeu­nesses com­mu­nistes et de Die­go, homo­sexuel en rup­ture avec le régime, dont les rela­tions offrent la matière à une réflexion sur la tolé­rance. Tomás Gutiér­rez Alea, alors atteint d’un can­cer dont il sait qu’il lui sera fatal et secon­dé par Juan Car­los Tabío, pro­pose un véri­table film-somme, dans lequel il pro­longe les prin­ci­pales pré­oc­cu­pa­tions de son oeuvre anté­rieure, tout en radi­ca­li­sant son esprit cri­tique, et au sein duquel il livre sa vision de la culture et, par­tant, de l’identité cubaine[[Sur l’oeuvre du cinéaste, voir Nan­cy Ber­thier, Tomás Gutiér­rez Alea et la Révo­lu­tion cubaine, Paris, Cerf, coll. 7e art, 2005.]].

Le film se pré­sente sous la forme d’un récit d’apprentissage dans lequel non seule­ment le jeune com­mu­niste, David, s’ouvre à l’espace socio-cultu­rel, nou­veau pour lui, de la mar­gi­na­li­té, mais où aus­si son maître, Die­go, apprend, à l’inverse, l’exercice dif­fi­cile d’une tolé­rance qu’il défend mais qu’il ne pra­ti­quait alors que « jusqu’à un cer­tain point » (Has­ta cier­to pun­to est le titre élo­quent de l’un de ses films). L’objectif poli­tique de ce film phare du ciné­ma cubain des années 90 est clair : dans cette oeuvre tes­ta­men­taire, le cinéaste qui avait défen­du et sou­te­nu la Révo­lu­tion cubaine démontre que tout dia­logue est fon­dé sur un double appren­tis­sage, néces­saire tant pour ceux qui sont « den­tro » et, à l’inverse, pour ceux qui se trouvent « afue­ra », dans une néga­tion sub­tile de la fameuse maxime de Fidel Cas­tro : « Den­tro de la revo­lu­cion todo ; contra la revo­lu­cion, nada ». 

Fre­sa y cho­co­late, son avant-der­nier opus, réa­li­sé en 1993, prend sens dans un contexte de pro­duc­tion par­ti­cu­lier, celui des années 90, où la Révo­lu­tion cubaine connut la plus grave crise de son his­toire ‑éco­no­mique puis idéologique‑, consé­quence de la chute du mur de Ber­lin en novembre 1989. Ce contexte ne laisse pas insen­sible Tomás Gutiér­rez Alea, et ses deux der­niers films, Fre­sa y cho­co­late (1993) et Guan­ta­na­me­ra (1995), en sont les fruits. La crise ouverte à Cuba sus­cite en lui des inter­ro­ga­tions sur le sens pro­fond de la Révo­lu­tion cubaine. Si son atta­che­ment à cette der­nière est res­té indé­niable tout au long de la période, il a cepen­dant tou­jours exer­cé son sens cri­tique dans ses fic­tions et s’est atta­ché à ne pas céder à un triom­pha­lisme réduc­teur. Au début des années 90, son esprit cri­tique se radi­ca­lise. En proie à un sen­ti­ment d’irréversibilité, le cinéaste met à pro­fit son avant-der­nière fic­tion pour léguer à la pos­té­ri­té sa vision désen­chan­tée de la Révo­lu­tion. Néan­moins, ce film tes­ta­men­taire ne cède point pour autant au pes­si­misme. En choi­sis­sant comme fil nar­ra­tif le récit d’apprentissage, le cinéaste pro­pose une redé­fi­ni­tion iden­ti­taire du pays qui intègre, tout en la dépas­sant, la Révolution.

Fre­sa y cho­co­late ren­voie au modèle du récit d’apprentissage qui, sous diverses appel­la­tions ‑roman péda­go­gique, roman d’éducation, roman d’apprentissage, roman de for­ma­tion- et avec des moda­li­tés diverses, en fonc­tion des époques, se fonde sur une struc­ture uni­ver­selle : un pro­ta­go­niste inex­pé­ri­men­té, pla­cé face à une série d’épreuves (de diverses natures, phy­siques, intel­lec­tuelles ou psy­cho­lo­giques), fait l’expérience d’un appren­tis­sage, grâce à un ini­tia­teur (ou plu­sieurs), ce qui conduit à sa trans­for­ma­tion, au terme du récit. A tra­vers le récit d’apprentissage, le pro­ces­sus indi­vi­duel d’intégration à une socié­té don­née (ou, plus rare­ment, de rejet de cette der­nière) mis en place per­met aux auteurs d’en bros­ser un por­trait, plus ou moins détaillé, selon les époques, d’en faire appa­raître les valeurs et par­fois, de les ques­tion­ner. Dans Fre­sa y cho­co­late, le récit d’apprentissage, à par­tir de cette struc­ture élé­men­taire, adopte cepen­dant une forme complexe. 

David, le protagoniste

Le film de Tomás Gutiér­rez Alea s’articule autour de l’histoire de David, pré­sent dès les pre­mières séquences qui mettent en scène la fin de sa rela­tion amou­reuse avec Vivian. Le film s’engage donc sur un échec sen­ti­men­tal, qui laisse le pro­ta­go­niste désem­pa­ré et dans une situa­tion d’attente, la fin de son his­toire avec Vivian ayant lais­sé un grand vide dans son exis­tence. Fre­sa y cho­co­late sera le récit de sa pro­gres­sive transformation.

A pre­mière vue, David ne cor­res­pond pas au modèle du pro­ta­go­niste inex­pé­ri­men­té : il n’est ni un enfant ni un ado­les­cent ne connais­sant rien à la vie. Au contraire, cet étu­diant en Sciences poli­tiques est enga­gé dans une car­rière uni­ver­si­taire bien pré­cise, cen­sée débou­cher sur un pro­jet d’avenir. Membre des jeu­nesses com­mu­nistes, il est plei­ne­ment inté­gré au pro­ces­sus révo­lu­tion­naire de son pays. L’apprentissage de David ne répon­dra donc pas à un défi­cit de savoirs, de cer­ti­tudes, c’est-à-dire, en somme, d’identité. D’ailleurs, tout au long d’une bonne par­tie du film, il ne cesse de pro­cla­mer les valeurs de cette der­nière. Lors de ses conver­sa­tions avec Die­go, il défend fer­me­ment ses posi­tions hété­ro­sexuelles. Sur le plan idéo­lo­gique, il affirme avec convic­tion son iden­ti­té révo­lu­tion­naire : « Soy mate­ria­lis­ta dia­léc­ti­co ». Il argu­mente en faveur d’une révo­lu­tion qui lui a don­né pré­ci­sé­ment les moyens de trou­ver une voie dans la vie à par­tir de son ascen­sion sociale, et de ne pas être han­di­ca­pé par ses ori­gines sociales de fils de pay­san. C’est d’ailleurs pour ces rai­sons qu’il accep­te­ra sans hési­ter la sug­ges­tion de son cama­rade Miguel de mener une enquête à pro­pos de Die­go, qui repré­sente l’opposé de toutes ses valeurs, tant sur le plan indi­vi­duel, en sa qua­li­té d’homosexuel, que poli­tique, en rai­son de ses posi­tions dis­si­dentes vis-à-vis de la Révo­lu­tion, ou reli­gieux. L’ingénuité de David, loin d’être le résul­tat d’un défaut de savoirs, est en réa­li­té liée à son extrême inverse, un excès de cer­ti­tudes, et c’est pré­ci­sé­ment par rap­port à cela que se fera son appren­tis­sage. L’échec de sa rela­tion avec Vivian, qui tra­hit sa concep­tion roman­tique du mariage en épou­sant un homme qui lui assu­re­ra des condi­tions d’existence confor­tables, entraîne la pre­mière condi­tion de la remise en ques­tion de ses cer­ti­tudes. Mais ce n’est qu’au terme de sa ren­contre avec son ini­tia­teur, Die­go, qu’elles s’ébranleront peu à peu. L’apprentissage de David sera dès lors syno­nyme d’une cer­taine forme de « désapprentissage ».

Die­go, l’initiateur

Die­go, l’initiateur de David, est éga­le­ment celui par qui va être mis à l’épreuve le jeune homme. Leur pre­mière ren­contre, dans les jar­dins du gla­cier Cop­pe­lia, est pla­cée sous le signe du défi. Au nom de ses valeurs, David rejette d’emblée Die­go, ce qui se tra­duit par la volon­té de ne pas par­ta­ger sa table, avant qu’il ne se ravise en voyant, à la table d’à côté, Germán, l’amant de Die­go. Fer­mé, le jeune homme se mure dans le mutisme tan­dis que Die­go lui parle, et la camé­ra insiste, par divers plans rap­pro­chés épaules, sur son regard répro­ba­teur. Quand il prend enfin la parole, c’est sur un ton agres­sif et avec des for­mules néga­tives : « yo no voy a casa de quien no conoz­co », « no ten­go ganas de hablar », puis « no soy yo », à deux reprises. Il fait pas­ser osten­si­ble­ment son car­net des Jeu­nesses com­mu­nistes d’une poche de sa che­mi­sette à l’autre afin de signi­fier à son inter­lo­cu­teur qu’ils n’appartiennent pas au même monde. L’arme uti­li­sée par Die­go dans cette pre­mière mise à l’épreuve de David est la pro­vo­ca­tion : divers plans rap­pro­chés mettent en relief ses manières osten­ta­toi­re­ment effe­mi­nées. Il le pro­voque par ailleurs en lui mon­trant des livres cen­su­rés, Conver­sa­ción en la cate­dral (1969) de Mario Var­gas Llo­sa et Cam­pos de Nijar (1954) de Juan Goy­ti­so­lo et en se moquant de lui : « sólo puedes leer los libros que te auto­ri­zan en la juven­tud ». L’invitant chez lui pour lui mon­trer d’autres ouvrages inter­dits, il lui lance un pre­mier défi. Ce n’est cepen­dant que sous le pré­texte de lui mon­trer des pho­tos de lui alors qu’il inter­pré­tait le per­son­nage de Tor­val­do dans Casa de Muñe­cas (Une mai­son de pou­pée, pièce de Hen­rik Ibsen) qu’il par­vien­dra à vaincre la résis­tance du jeune homme, ouvrant la voie à un long pro­ces­sus d’apprentissage.

Le spec­ta­teur peut devi­ner, à tra­vers la mise en scène, qui fait appa­raître le per­son­nage de Germán à proxi­mi­té des pro­ta­go­nistes, ce que David ne sait pas, à savoir que sa pre­mière mise au défi par Die­go n’est que le résul­tat d’un simple pari avec son amant. A la fin du film, l’intellectuel avoue­ra à David que son inten­tion était de prou­ver à Germán qu’il était capable de le faire venir chez lui pour le séduire. Lors de la pre­mière séquence met­tant en scène les deux hommes dans sa « tanière » (« gua­ri­da »), l’objectif de Die­go est de tacher sa che­mise pour pou­voir expo­ser au bal­con ce « tro­phée de chasse », à l’intention de Germán. Il n’en reste pas moins que le « loup » a su faire entrer sa proie dans sa tanière et ébran­ler, ce fai­sant, l’un des prin­cipes de David (« yo no voy a casa de quien no conoz­co »), en révé­lant la vul­né­ra­bi­li­té. Dès lors, le pro­ces­sus d’apprentissage de David va se fon­der sur la révé­la­tion pro­gres­sive de la fra­gi­li­té d’une iden­ti­té qui s’est éla­bo­rée à par­tir de cer­ti­tudes acquises aveuglément.

L’espace de l’initiation : la Guarida

La qua­trième séquence du film fait décou­vrir au spec­ta­teur, à tra­vers le regard de David, ce qui s’imposera dès lors dans le film comme l’espace de pré­di­lec­tion de l’apprentissage, la « gua­ri­da ». A par­tir de là, 18 séquences du film (sur 49) se dérou­le­ront dans ce lieu, les plus longues et les plus déci­sives, d’un point de vue dra­ma­tique, occu­pant à elles seules presque les deux tiers du récit (60mn 20s sur un total de 105mn 49s). Plus de la moi­tié d’entre elles mettent en scène uni­que­ment Die­go et David, qui conversent. 

Le fait de situer une par­tie consi­dé­rable du film dans l’espace inté­rieur du petit appar­te­ment de Die­go, réduit en outre, la plu­part du temps, à une seule pièce, le salon, aurait pu s’avérer très anti-ciné­ma­to­gra­phique en rai­son d’un manque de varié­té spa­tiale et d’une limi­ta­tion de l’action. Néan­moins, le cinéaste a conçu l’espace de la « gua­ri­da » comme un véri­table « lieu », au sens anthro­po­lo­gique du terme, ain­si défi­ni par Marc Augé : « simul­ta­né­ment prin­cipe de sens pour ceux qui l’habitent et prin­cipe d’intelligibilité pour celui qui l’observe »[[Marc Augé, Non-lieux. Intro­duc­tion à une anthro­po­lo­gie de la sur­mo­der­ni­té, Paris, Seuil, 1992, p. 68.]]. Les lieux anthro­po­lo­giques sont dotés d’une dimen­sion iden­ti­taire « parce qu’ils ont été inves­tis de sens, et que chaque nou­veau par­cours, chaque réité­ra­tion rituelle en conforte et en confirme la néces­si­té »[[Ibid.,p. 69.]]. La « gua­ri­da » n’est pas seule­ment l’espace de vie de Die­go mais aus­si et sur­tout l’espace de son iden­ti­té, éla­bo­rée par les strates suc­ces­sives de son exis­tence. Et ce, à l’inverse de la chambre d’étudiant de David, sorte de « non-lieu » à l’impersonnalité monotone. 

La « gua­ri­da » se situe dans un édi­fice qu’on peut déjà consi­dé­rer comme un lieu anthro­po­lo­gique, inves­ti d’une his­toire et d’une iden­ti­té. Les cinéastes ont uti­li­sé, pour cet espace, le décor réel d’un ancien hotel. Son entrée, dotée d’un élé­gant esca­lier qui ren­voie à une splen­deur pas­sée, est éga­le­ment inves­tie d’une série de signes qui marque l’appartenance des lieux à la socié­té révo­lu­tion­naire : un pan­neau, sur lequel on dis­tingue des pho­to­gra­phies de José Martí et de Che Gue­va­ra, puis une grande fresque avec Cami­lo Cien­fue­go et le dra­peau cubain. Un peu plus loin, dans la mon­tée de l’escalier, on peut lire le titre d’un texte signé Fidel : « Deci­mos Patria o muerte ». C’est le lieu de l’identité sociale offi­cielle, qui se carac­té­rise par la pré­sente vigi­lante de tout un voi­si­nage prêt à y repé­rer les éven­tuelles déviances. Lors de l’arrivée dans l’immeuble de Die­go et de David, ils ren­contrent pour la pre­mière fois la voi­sine Nan­cy, « la de vigi­lan­cia » et se cachent sous l’escalier pour évi­ter de la ren­con­trer tan­dis qu’elle chan­tonne une chan­son dont on entend quelques paroles : « porque per­ju­di­co tu repu­ta­ción ». Ce lieu ren­voie à l’une des par­ti­cu­la­ri­tés de la socié­té cubaine, fon­dée sur un contrôle étroit de la vie pri­vée des citoyens, cen­sée se confor­mer aux prin­cipes révo­lu­tion­naires, à tra­vers, en par­ti­cu­lier, les CDR (Comi­tés de Défense de la Révo­lu­tion), orga­ni­sa­tion de masse créée en 1960 dont la voca­tion pre­mière était de débus­quer toute acti­vi­té contrerévolutionnaire.

La « gua­ri­da » de Die­go, bien que située dans un immeuble étroi­te­ment contrô­lé, ne cor­res­pond pas aux réfé­rents iden­ti­taires qu’il véhi­cule. Elle en consti­tue même l’exact oppo­sé. Cela étant, son voi­si­nage ne semble guère plus ortho­doxe que lui : Nan­cy pra­tique le mar­ché noir dans son appar­te­ment et s’adonne à des rites de san­tería. C’est elle qui a appris à Die­go à mettre de la musique pour cou­vrir ses paroles : « y a ella se lo enseñó uno de la segu­ri­dad », pré­ci­se­ra-t-il à David. Par ailleurs, la pré­sence d’un lapin, puis d’un cochon, entre les mains de voi­sins laissent sup­po­ser que d’autres se livrent éga­le­ment à des acti­vi­tés illi­cites. Mais il s’agit là de l’une des mani­fes­ta­tions de ce que les Cubains ont, avec le temps, bap­ti­sé la « double morale », consis­tant à tenir un double dis­cours en fonc­tion des cir­cons­tances. En revanche, dans le cas de Die­go, il en va tout autre­ment. L’intellectuel ne tient pas de double dis­cours et ne cherche pas à sau­ve­gar­der les appa­rences, ce qui le contrain­dra d’ailleurs, à la fin du film, à l’exil.

Si l’espace de la « gua­ri­da » se construit, au sein de l’immeuble, comme un véri­table jar­din secret, dans lequel, se plaît-il à dire à David, « no se recibe a todo el mun­do », c’est parce qu’il tient à y pré­ser­ver une iden­ti­té qui relève d’une inti­mi­té que ne par­tagent pas ses voi­sins, ni la socié­té qu’ils incarnent. Contre l’oeil omni­pré­sent des CDR, Die­go a nar­quoi­se­ment pla­cé sur sa porte d’entrée l’image d’un autre oeil pro­tec­teur, sous lequel est ins­crit « Te estoy velan­do », et qui ren­voie, comme le fer à che­val qui est accro­ché au-des­sous, à des pra­tiques super­sti­tieuses des­ti­nées à por­ter chance ou pro­té­ger du mau­vais sort. Lors de la pre­mière visite de David, Die­go accepte de ne pas fer­mer sa porte et déclare avec iro­nie : « así les faci­li­ta­mos la labor a los veci­nos ». Et lorsqu’il pro­pose de mettre de la musique, sous pré­texte que « así los veci­nos no oyen lo que habla­mos », c’est en fait plu­tôt pour faire par­ta­ger à David ses goûts musi­caux. D’ailleurs, il n’en met pas lors de sa vio­lente alter­ca­tion avec Germán au sujet des pro­blèmes sus­ci­tés par l’exposition de ses oeuvres ni lorsque Miguel vient lui deman­der de signer une lettre pour que David soit expul­sé de l’université. Il ouvre même en grand les deux bat­tants de sa porte d’entrée pour lui prou­ver qu’il n’a pas peur du scan­dale. Et lors de l’une de ses conver­sa­tions avec David, la musique dié­gé­tique, pré­sente au départ, s’est arrê­tée et Die­go ne se sou­cie pas de la remettre lorsque le dia­logue dégé­nère en dis­pute. La voix hors champ de Nan­cy, qui l’appelle de sa fenêtre, fait bien appa­raître la poro­si­té sonore de l’appartement. La « gua­ri­da » n’est donc pas vrai­ment le lieu où Die­go cache son iden­ti­té, mais celui où il la cultive et la pro­tège. En ce sens, elle consti­tue un monde à part, en marge de la socié­té révo­lu­tion­naire. Celui-ci est le refuge d’une idée alter­na­tive de la cuba­ni­té soi­gneu­se­ment entre­te­nue par Die­go, un véri­table sanc­tuaire que David va décou­vrir tout au long du film. 

Cet espace se carac­té­rise par une pro­lixi­té et une diver­si­té qui per­mettent au réa­li­sa­teur d’éviter la pos­sible mono­to­nie d’un envi­ron­ne­ment en huis clos. L’appartement de Die­go est rem­pli du sol au pla­fond, et même encom­bré lorsque les impo­santes sta­tues de Germán y sont dépo­sées. D’innombrables objets y sont accu­mu­lés et le saturent. À l’instar de David, ce n’est qu’au fil des séquences que le spec­ta­teur pour­ra en iden­ti­fier un cer­tain nombre, une per­cep­tion exhaus­tive de l’ensemble étant qua­si­ment impos­sible. La déco­ra­tion exu­bé­rante de l’appartement se com­pose de nom­breux objets hété­ro­clites, qui fonc­tionnent comme autant de réfé­rents iden­ti­taires pour Die­go. Dans la ver­sion du scé­na­rio publiée, Senel Paz et Gutiér­rez Alea ont décrit cet espace comme un « espa­cio úni­co, desor­de­na­do y extra­va­gante en el jui­cio de David, pero a la vez fas­ci­nante. […] Pero todo es un apa­rente desor­den, allí cada cosa tiene su lugar y su signi­fi­ca­do »[[Scé­na­rio de Fre­sa y cho­co­late, Viri­dia­na, n° 7, Madrid, mai 1994, p. 22.]].

Cepen­dant, la mise en scène invite le spec­ta­teur à accor­der une impor­tance spé­ci­fique à cer­tains objets, et pré­ci­sé­ment, à sai­sir le sens d’un ensemble a prio­ri dis­pa­rate. C’est d’abord à tra­vers le cadrage que Gutiér­rez Alea nous les fait décou­vrir : soit la camé­ra s’arrête sur eux, par des plans rap­pro­chés sou­vent jus­ti­fiés par le regard de David, qui les observe ; soit ils appa­raissent à l’arrière-plan, der­rière les per­son­nages, grâce à la pro­fon­deur de champ. Quoi qu’il en soit, ils sont omni­pré­sents à l’image et très vite, le spec­ta­teur est conduit à vou­loir les inden­ti­fier. Cette iden­ti­fi­ca­tion peut être éga­le­ment prise en charge par les per­son­nages eux-mêmes, à tra­vers les dia­logues. Nous appre­nons ain­si, en même temps que David, que le fau­teuil qui trône dans les lieux est, pour Die­go, le « fau­teuil de John Donne », c’est-à-dire celui dans lequel il lit son auteur de pré­di­lec­tion. A pro­pos de l’une des pho­to­gra­phies accro­chées au mur, que David croit être une quel­conque pho­to de famille, Die­go pré­cise que c’est celle de José Leza­ma Lima, « uno de los grandes escri­tores de este siglo, un cuba­no universal ».

Dans le scé­na­rio, l’un des murs de la « gua­ri­da » est dési­gné comme « el Altar cuba­no », pré­sent bien sûr dans le film, et sa des­crip­tion nous guide sur l’interprétation à don­ner à cet appar­te­ment dans sa rela­tion iden­ti­taire à Die­go : « No está dedi­ca­do a dioses sino al Arte, a la Nacio­na­li­dad, a la Cubanía. Lo com­po­nen los más diver­sos moti­vos rela­cio­na­dos con la cultu­ra cuba­na enten­di­da en su más pro­fun­do sin­cre­tis­mo de lo afri­ca­no y lo español, lo culto y lo popu­lar »[Ibid.,p. 22.]]. L’utilisation du terme « Altar » ren­voie au carac­tère sacré, non seule­ment du mur du fond, mais aus­si de l’ensemble. Cette déco­ra­tion n’a rien de « déco­ra­tif », mais ren­voie à un sys­tème de valeurs qui confi­gure la cuba­ni­té au sens où l’entend Die­go. Cette cuba­ni­té est avant tout cultu­relle et se fonde sur la pré­sence d’artistes cubains très divers : des écri­vains, comme [José Martí (1853 – 1895), José Leza­ma Lima (1910 – 1976) ou Vir­gi­lio Piñe­ra (1912 – 1979), des peintres, comme Ser­van­do Cabre­ra More­no (1923 – 1989) dont un immense tableau éro­tique orne l’un des murs, ou des sculp­teurs, comme Este­rio Segu­ra (1970), qui a été char­gé d’exécuter les sta­tues de Germán. Le bal­let y est éga­le­ment repré­sen­té, avec une paire de chaus­sons de danse, tout comme la musique, pré­sente non seule­ment sur la bande image, sous la forme de pochettes de disques, mais éga­le­ment sur la bande son qui fait entendre des airs de Ernes­to Lecuo­na (1895 – 1963), Igna­cio Cer­vantes (1847 – 1905) ou Pablo Mila­nés (1943). La culture d’élite y côtoie la culture popu­laire : un petit autel est dres­sé, à gauche de la porte d’entrée, pour une sta­tue de la Vir­gen de la Cari­dad del Cobre, la patronne de Cuba, qui ren­voie, dans la san­tería, à Ochun, l’un des prin­ci­paux Ori­shas. Les réfé­rents cultu­rels de Die­go sur les­quels l’accent est mis dans la mise en scène pri­vi­lé­gient des figures pro­blé­ma­tiques de la culture cubaine post-révo­lu­tion­naire, comme Leza­ma, Piñe­ra ou Mila­nés, qui ont été long­temps mis à l’index. De même, les pra­tiques reli­gieuses de Die­go (la reli­gion catho­lique, tout comme la san­tería) ren­voient à des inter­dits du régime. Ce n’est en effet qu’avec la visite du pape Jean-Paul II, en 1998, que la posi­tion des auto­ri­tés s’est assou­plie vis-à-vis des pra­tiques reli­gieuses à Cuba. L’un des rares auteurs qui se sous­trait à cette règle est José Martí, l’« apôtre de la Révo­lu­tion », qui figure en bonne place dans son « altar ». Syn­cré­tique, Die­go n’hésite pas à reven­di­quer cette figure tuté­laire de la culture cubaine(la figure de José Martí est reven­di­quée à la fois par la Révo­lu­tion et par la dia­spo­ra cubaine). C’est d’ailleurs une cita­tion de lui, ins­crite sur le tableau du CDR8 situé à côté de la boîte aux lettres où il glisse ses lettres de pro­tes­ta­tion à pro­pos de l’exposition de Germán, qui lui donne le cou­rage de le faire : « Los débiles respe­ten, los grandes ade­lante : ésta es una tarea de grandes ». En somme, l’identité cubaine alter­na­tive que Die­go cultive est fon­dée sur une atti­tude non dis­cri­mi­na­toire, qui s’efforce de réin­té­grer en par­ti­cu­lier ce que les gar­diens du temple de la Révo­lu­tion ont écarté.

Les réfé­rences de l’intellectuel s’ouvrent par ailleurs à la culture étran­gère qu’il récu­père, dans une même volon­té syn­cré­tique : le poète anglais John Donne, la chan­teuse lyrique d’origine grecque Maria Cal­las, le poète égyp­tien Constan­tin P. Kava­fis, l’actrice nord-amé­ri­caine Mary­lin Mon­roe, le cinéaste autri­chien exi­lé aux Etats-Unis Billy Wil­der, tout comme le wis­ky, la « bebi­da del ene­mi­go », le thé anglais ou la por­ce­laine de Sèvres, s’intègrent au « pan­théon » per­son­nel de Die­go. Ce der­nier accep­te­ra d’y ajou­ter quelques sym­boles de la culture offi­cielle, le bra­ce­let du 26 juillet, une pho­to­gra­phie du Che et une autre de Fidel Cas­tro, que David accroche à l’« Altar cuba­no » en décla­rant : « ¿No for­man parte de Cuba ? ». Quoi qu’il en soit, sa concep­tion de la culture ne connaît pas de fron­tières et sur­tout, est « omni­com­pren­si­va », selon le terme employé très jus­te­ment par Car­los Cam­pa Marcé[[Carlos Cam­pa Mar­cé, Tomás Gutiér­rez Alea y Juan Car­los Tabío, Fre­sa y cho­co­late, Bar­ce­lone, Paidós, 2002, p. 94.]]. Si les réa­li­sa­teurs ont choi­si d’en mettre en scène la varié­té et la pro­lixi­té, c’est pré­ci­sé­ment pour l’opposer à la culture offi­cielle dans laquelle, comme l’a sou­li­gné Die­go, on ne lit que ce qu’autorise le Par­ti. L’une des actions secon­daires du film, l’affaire de l’exposition de sta­tues de Germán, four­ni­ra à Die­go l’occasion de vili­pen­der à plu­sieurs reprises la culture offi­cielle, qui confond pro­pa­gande et art : « Para no pen­sar, tie­nen la tele­vi­sión, los per­ió­di­cos y todo lo demás ». Une expo­si­tion cri­tique qui, selon les infor­ma­tions recueillies par Miguel, pour­rait leur faire encou­rir de dix à quinze ans de prison.

A tra­vers le pan­théon per­son­nel du per­son­nage de Die­go, Tomás Gutiér­rez Alea et son scé­na­riste, Senel Paz, dénoncent de toute évi­dence la manière dont la culture a pu être ins­tru­men­ta­li­sée à Cuba depuis 1959. La culture, au même titre que l’éducation et la san­té, avait figu­ré en très bonne place dans l’échelle des prio­ri­tés de la Révo­lu­tion. Mais ce, « has­ta cier­to pun­to » : dès 1961, dans son dis­cours connu sous le nom de « Pala­bras a los inte­lec­tuales », Fidel Cas­tro avait défi­ni les limites de l’art révo­lu­tion­naire, en par­ti­cu­lier avec la phrase célèbre : « Den­tro de la Revo­lu­ción, todo ; contra la Revo­lu­ción, nada ». S’il est indé­niable que la culture cubaine a connu, depuis 1959, un enri­chis­se­ment consi­dé­rable, que l’essor du ciné­ma cubain suf­fi­rait à illus­trer, il n’en reste pas moins que la liber­té d’expression a sou­vent été limi­tée et que, par ailleurs, les Cubains n’ont pas eu un libre accès à toute la culture. 

C’est au cours des années 70 que, dans un contexte de rap­pro­che­ment avec l’Union sovié­tique, la culture cubaine fut la plus mar­quée par le sec­ta­risme. Au début de la décen­nie, le poète Heber­to Padilla, suite à la publi­ca­tion d’un recueil de poèmes très cri­tique, Fue­ra de jue­go (1968), fut empri­son­né, puis contraint de faire son auto­cri­tique publique. L’accès à la culture, tout comme la créa­tion artis­tique, furent sévè­re­ment contrô­lés, sur­tout à l’issue du Pre­mier Congrès Natio­nal sur la Culture et l’Education de 1971 qui envi­sa­gea en outre les « des­via­ciones homo­sexuales » comme des formes de « pato­logía social ». Dans Fre­sa y cho­co­late, quelques indices invitent à pen­ser que le réa­li­sa­teur a situé le cadre tem­po­rel de la fic­tion à la fin des années 70. Le plus évident d’entre eux est le docu­men­taire que Miguel et David regardent à l’université, sur les consé­quences de la fuite du dic­ta­teur Somo­za aux Etats-Unis, après la vic­toire du Frente San­di­nis­ta de Libe­ra­ción Nacio­nal au Nica­ra­gua, en juillet 1979. Ce choix a été moti­vé par la volon­té, de la part des réa­li­sa­teurs, de situer l’action du film à un moment de dur­cis­se­ment du régime, lar­ge­ment condam­né depuis, y com­pris à Cuba. Il s’agissait d’une stra­té­gie déli­bé­rée visant à abor­der des pro­blèmes anciens, des « erreurs » de la Révo­lu­tion, répa­rées depuis. Au-delà du domaine strict de la culture, cette pério­di­sa­tion, par rap­port à la répres­sion de l’homosexualité dans le pays, per­met­tait éga­le­ment d’aborder une ques­tion rele­vant a prio­ri aus­si de l’histoire ancienne. En effet, avant les évé­ne­ments de Mariel, en 1980, au cours des­quels de nom­breux homo­sexuels choi­sirent l’exil, comme Rei­nal­do Are­nas, l’homosexualité, assi­mi­lée à toute une série de com­por­te­ments consi­dé­rés comme « déviants » ou « asso­ciaux », fut sévè­re­ment contrô­lée et répri­mée. Alea décla­rait à pro­pos de ce dépla­ce­ment tem­po­rel : « 1979 repre­sents the end of a his­to­ri­cal per­iod, because the Mariel boat­lift occur­red in 1980, and that cau­sed many things to change»[[Interview pubiée dans « Straw­ber­ry and Cho­co­late, ice cream and tole­rance, inter­views with Tomás Gutiér­rez Alea and Juan Car­los Tabío » ; Cineaste, 21, 1 – 2, 1995.]]. 

En même temps, d’autres signes, dans le film contre­disent cette pos­sible pério­di­sa­tion, par exemple la pré­sence d’un cochon dans l’immeuble de Die­go, qui ren­voie sans hési­ta­tion à la socié­té des années 90 ou l’état de décré­pi­tude avan­cée des édi­fices de La Havane. Jorge Ygle­sias, à par­tir d’une ana­lyse des mar­quages tem­po­rels dans le film, met en évi­dence le fait que le cinéaste a en réa­li­té joué sur plu­sieurs niveaux de tem­po­ra­li­té pro­dui­sant un sub­til effet de « confluen­cia de tiem­pos »[[Jorge Ygle­sias, texte repro­duit dans Juan Anto­nio García Bor­re­ro, Guía crí­ti­ca del cine cuba­no de fic­ción, La Havane, Arte y Lite­ra­tu­ra, 2001, p. 150.]] qui en fait auto­rise plu­sieurs niveaux de lec­ture. Si l’on ana­lyse la fic­tion à par­tir d’un ancrage dans les années 90, la dénon­cia­tion, par les cinéastes, du sec­ta­risme offi­ciel, à la fois en matière de culture et par rap­port à la ques­tion de l’homosexualité, prend dès lors une valeur nou­velle. Le film stig­ma­tise une situa­tion non résolue.

L’objet de l’initiation

Dans la « gua­ri­da », l’espace de l’apprentissage de David, le jeune homme, au contact de Die­go, découvre un uni­vers nou­veau pour lui, qui fini­ra par ébran­ler ses cer­ti­tudes et en révé­ler la fra­gi­li­té. Mais il lui fau­dra accom­plir tout un iti­né­raire pour, à la fin du film, enfin deve­nir un « homme nou­veau », non pas dans le sens gué­va­riste, mais dans une accep­tion plus huma­niste. L’homme nou­veau que sera David au terme du pro­ces­sus d’apprentissage, désor­mais libé­ré de son dog­ma­tisme de jeu­nesse, sera alors capable de poser un nou­veau regard sur le monde, et d’accepter l’altérité. Ce pro­ces­sus, dif­fi­cile, com­plexe, non linéaire, se fera par petites touches, sui­vant des étapes enre­gis­trées au fil des séquences. Ce n’est que lors de la toute der­nière séquence que l’« abra­zo » entre les deux hommes, tant rêvé par Die­go, maté­ria­li­se­ra à l’écran la méta­mor­phose de David. Ce n’est pas un hasard si cette image a été choi­sie pour la pro­mo­tion du film. Pour l’affiche cubaine, Ernes­to Fer­rand en a rete­nu la sub­stan­ti­fique moëlle : deux mains blanches sur fond noir, qui enserrent un corps invi­sible. Par-delà son sens stric­te­ment nar­ra­tif, cette image de l’« abra­zo » déga­geait à l’évidence une inten­tion poli­tique. L’avenir poli­tique de l’île ne devait-il pas se fon­der sur ce sens de la récon­ci­lia­tion et sur l’idée cen­trale d’une vision « omni­com­pren­si­va » de la nation ren­dant pos­sible le dia­logue entre tous les acteurs de la cubanité ?

Dans le cas de David, l’objet de son appren­tis­sage aux côtés de Die­go se déploie dans trois direc­tions : cultu­relle, poli­tique et sexuelle. Sur le plan cultu­rel, le jeune homme prend conscience pro­gres­si­ve­ment de son igno­rance, que Die­go comble, petit à petit, en lui fai­sant décou­vrir ses artistes de pré­di­lec­tion figu­rant dans le pan­théon de la « gua­ri­da », et en par­ti­cu­lier des Cubains dont il igno­rait l’existence, comme l’écrivain Juan Cle­mente Zenea, ou comme le musi­cien Igna­cio Cer­van­tés, et qui per­mettent à David de s’ouvrir à une vision nou­velle de la cuba­ni­té. La vision que Die­go a de la culture ne s’adresse pas seule­ment à l’esprit mais aus­si au corps : elle est fon­dée sur une sen­sua­li­té qui tente de mettre en éveil, chez son élève, la plu­part des cinq sens. L’ouie, tout d’abord : lors de sa décou­verte du musi­cien Igna­cio Cer­van­tés, David semble plon­gé dans une pro­fonde extase. L’une des séquences d’apprentissage les plus belles du film, concer­nant le sens de la vue, se déroule excep­tion­nel­le­ment à l’extérieur de la « gua­ri­da », dans les rues de La Havane, où Die­go fait décou­vrir à David la beau­té d’une ville que, jusque-là, il arpen­tait sans véri­ta­ble­ment la voir : « Vivi­mos en una de las ciu­dades más mara­villo­sas del mun­do. Todavía es tiem­po de ver cosas antes de que se der­rumbe », déclare Die­go. Dans cette séquence, la camé­ra s’arrêtera sur divers aspects de la ville, en plan rap­pro­ché ou en plan d’ensemble, qui en révé­le­ront la majes­té mélan­co­lique, sou­li­gnée par les accords d’un doux air de pia­no en musique off : de l’imposant patio du Palais des Capi­tanes gene­rales (Pla­za de armas) aux ruines d’un édi­fice démo­li, en pas­sant par des ter­rasses enso­leillées où sèche du linge. Cette séquence consti­tue un vibrant hom­mage des réa­li­sa­teurs à Ale­jo Car­pen­tier qui, dans La ciu­dad de las colum­nas, avait livré l’une des plus belles décla­ra­tions d’amour à la ville. Elle ren­voie par ailleurs à la véri­table fas­ci­na­tion de Tomás Gutiér­rez Alea pour sa ville, et son mode de repré­sen­ta­tion cor­res­pond à la dimen­sion tes­ta­men­taire du film : « La Haba­na es una ciu­dad des­lum­brante. […] Y cuan­do recorría­mos sus calles en bus­ca de loca­ciones, sufría­mos inevi­ta­ble­mente por el recuer­do de una mara­villa irre­cu­pe­rable. De algu­na mane­ra qui­si­mos lle­var esta impre­sión al filme»[[Tomás Gutiér­rez Alea, Viri­dia­na, n° 7, op. cit., p. 120.]]. L’éveil à la vue de David est mis en relief par les nom­breux plans qui filment son regard admi­ra­tif. Dans l’avant-dernière séquence du film, c’est depuis les hau­teurs de Casa­blan­ca, aux pieds de la sta­tue du Christ, éri­gée en 1958, que les deux amis s’extasieront de nou­veau sur la ville. Outre la pers­pec­tive que l’endroit offre sur la ville, celui-ci, d’une haute valeur sym­bo­lique, n’a évi­dem­ment pas été choi­si au hasard. Le tou­cher est éga­le­ment l’un des sens que David sera ame­né à recon­si­dé­rer, dans sa rela­tion avec David : l’« abra­zo » final, que le jeune homme accepte d’accorder à celui qui est deve­nu son ami, est le résul­tat d’un long appren­tis­sage, tout au long du film, à par­tir d’une forte répu­gnance ini­tiale. Enfin, le sens du goût, conju­gué à l’amour de la lit­té­ra­ture, est mis à l’honneur dans l’une des séquences d’inititation cen­trale du film : le repas leza­mien, ins­pi­ré par Para­di­so, « la más glo­rio­sa nove­la que se escri­bió jamás en esta isla », selon Die­go, et dont il lui offre une édi­tion dédi­ca­cée par son auteur, José Leza­ma Lima. En com­pa­gnie de Nan­cy, et après un repas plan­tu­reux copié sur celui qu’offre Doña Augus­ta à ses invi­tés au cha­pitre VII, les deux hommes trinquent à l’amitié. A tra­vers cette séquence, les cinéastes ne se contentent pas de rendre un hom­mage appuyé à l’un des plus grands auteurs de la lit­té­ra­ture cubaine, un homo­sexuel croyant dont le roman, publié en 1966 à Cuba, fit scan­dale et qui, à l’écart de la culture offi­cielle, vécut en qua­ran­taine, reclus dans sa mai­son jusqu’à sa mort en 1976 (sa figure a été lar­ge­ment réha­bi­li­tée depuis à Cuba). Ils pointent éga­le­ment une esthé­tique fon­dée sur une vision syn­cré­tique de la culture cubaine, ain­si que sur un sens de la pro­vo­ca­tion qui, déjà for­te­ment pré­sents dans le récit de Senel Paz, consti­tuent un modèle pour leur film.

Etant don­né la nature de cer­taines réfé­rences incluses dans la « gua­ri­da », l’initiation de David n’est pas sim­ple­ment cultu­relle mais éga­le­ment poli­tique. Die­go lui per­met d’acquérir de nou­veaux savoirs, par-delà ses pré­ju­gés ini­tiaux en sa qua­li­té de membre des Jeu­nesses com­mu­nistes. La culture qu’il lui trans­met, et qui com­porte nombre d’auteurs inter­dits ou tout sim­ple­ment oubliés, libère sa pen­sée. C’est ain­si qu’il pour­ra accom­plir le pas le condui­sant à accep­ter l’homosexualité de Die­go et à la res­pec­ter, alors que, jusqu’à une étape très avan­cée de son appren­tis­sage, il conti­nuait à la consi­dé­rer comme anor­male et fon­da­men­ta­le­ment anti­ré­vo­lu­tion­naire. Le pro­blème de l’homosexualité dans le film, ain­si abor­dé, va bien au-delà d’une simple reven­di­ca­tion des droits de l’homosexuel et Fre­sa y cho­co­late n’a rien d’un film « gay » mili­tant. A tra­vers lui, les auteurs défendent de façon vibrante l’acceptation de la dif­fé­rence, quelle qu’elle soit et, au fond, de l’imperfection : « Nadie es per­fec­to », déclare David à la fin du film, repre­nant la réplique finale du film Some like it hot dont l’affiche est accro­chée sur la porte d’entrée de la « guarida ».

D’ailleurs, le pro­ces­sus d’apprentissage dans Fre­sa y cho­co­late est, d’une cer­taine manière, réci­proque, et l’une des carac­té­ris­tiques du film comme récit d’apprentissage est pré­ci­sé­ment lié au fait que l’initiateur va, à son tour, faire l’objet d’une forme d’initiation. Le prin­cipe de tolé­rance s’applique éga­le­ment à Die­go qui, au cours du film, certes cherche à trans­for­mer David, mais va devoir aus­si apprendre à res­pec­ter ses dif­fé­rences. « ¿Sabes cómo me lla­man mis ene­mi­gos ? », demande-t-il à David dans l’une des der­nières séquences, « la loca roja, como últi­ma­mente sólo me dedi­qué a ti ». L’expression « loca roja », en cette fin de film, marque bien le che­min par­cou­ru par l’intellectuel qui, au départ, n’avait abor­dé David que par simple jeu. La séquence finale sera l’occasion pour lui de reve­nir sur cet épi­sode dans lequel il ne s’est pas com­por­té des plus noble­ment et de faire ses aveux au jeune homme. Au cours du film, si Die­go, à plu­sieurs reprises, s’emporte contre les pré­ju­gés de David, il ne cesse de sou­hai­ter sa pré­sence. Certes, c’est un évident sen­ti­ment amou­reux qui motive son désir. Mais il va jus­te­ment apprendre à le répri­mer et à le trans­for­mer en simple ami­tié –ou amour platonique‑, par res­pect pour le jeune homme. Lorsque David, éplo­ré par le départ de Vivian, s’est endor­mi sur le cana­pé de la « gua­ri­da », après avoir noyé son cha­grin dans l’alcool, Die­go observe, dans une courte scène muette le torse dénu­dé de David. La camé­ra épouse son regard, qui se pro­mène jusqu’à la nais­sance de son sexe. Mais il ne cède pas à la ten­ta­tion et recouvre pudi­que­ment l’objet de son désir, tan­dis que son visage, fil­mé en plan rap­pro­ché, laisse trans­pa­raître son émo­tion. Il ira beau­coup plus loin dans le res­pect de sa dif­fé­rence puisque c’est sur son ini­tia­tive que David connaît sa pre­mière expé­rience sexuelle, de nature hété­ro­sexuelle, avec la voi­sine, Nan­cy, juste après le repas leza­mien. Le fait que cette recontre, télé­gui­dée par lui, se déroule dans son propre lit, contri­bue, d’une cer­taine manière, à l’y asso­cier. Il n’en reste pas moins que sa façon de s’effacer de la vie sen­ti­men­tale de David au pro­fit de l’amitié marque bien son res­pect pour le jeune homme, qu’il n’a pas cher­ché à conver­tir à toute force à l’homosexualité.

De même, c’est Die­go qui pousse David à assu­mer sa véri­table voca­tion, l’écriture. Certes, il cri­tique sévè­re­ment cer­tains aspects du manus­crit Pla­za sitia­da, que le jeune homme a, après maintes hési­ta­tions, choi­si de lui confier. Il y stig­ma­tise en par­ti­cu­lier tous les tra­vers qui, héri­tés de sa culture de mili­tant des Jeu­nesses com­mu­nistes, en rendent la lec­ture indi­geste : « no hay vida, sólo consi­gnas. Lo úni­co que te faltó fue poner mujik en lugar de gua­ji­ro ». À tra­vers ses remarques, le spec­ta­teur peut déce­ler la marque, dans le récit de David, du réa­lisme socia­liste, qui, sous Sta­line, met­tant l’art au ser­vice de la poli­tique, avait entraî­né une vague de créa­tions sté­riles et sté­réo­ty­pées. Ce cou­rant, qui ne fut pas sans en ten­ter cer­tains à Cuba, fut vigou­reu­se­ment com­bat­tu par Alea. Mais le rejet par Die­go du réa­lisme socia­liste, qui fait écho à celui du réa­li­sa­teur du film, ne le conduit pas à condam­ner sans autre forme de pro­cès la prose de David : « […] talen­to tienes. Entre la hoja­ras­ca, brillan pepi­tas de oro ». Il lui pro­po­se­ra même de l’aider à trou­ver sa voie : « has dado con el maes­tro indi­ca­do », et c’est à par­tir de cette séquence que com­men­ce­ra la phase la plus active de l’apprentissage de David, avec la pro­me­nade dans les rues de La Havane.

Au bout du compte, la forme d’apprentissage réci­proque que connaissent les deux pro­ta­go­nistes du film est par­fai­te­ment illus­trée par l’avant-dernière séquence, chez le gla­cier Cop­pe­lia : David prend l’initiative d’un petit jeu de rôles dans lequel il inverse la situa­tion de leur pre­mière ren­contre, la rejouant en se met­tant à la place de Die­go et en man­geant la glace à la fraise de celui-ci, sym­bo­li­que­ment rat­ta­chée à un uni­vers effé­mi­né. La volon­té des réa­li­sa­teurs de conce­voir leur récit « en boucle » invite le spec­ta­teur à consi­dé­rer la por­tée du double iti­né­raire par­cou­ru par les per­son­nages, qui leur per­met, en fin de récit, de pou­voir se mettre à la place l’un de l’autre. C’est ce prin­cipe de réci­pro­ci­té qui, selon Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre (1990), est le fon­de­ment d’une véri­table connais­sance de l’autre. Dans ce cadre, la por­tée poli­tique du film de Tomás Gutiér­rez Alea est indu­bi­table. Le rap­port à l’altérité, pla­cé sous le signe de la com­pré­hen­sion et de la recon­nais­sance mutuelle et qui est le résul­tat d’un double phé­no­mène d’apprentissage, ren­voie en ultime ins­tance à un autre modèle de socié­té, dans laquelle la seule norme n’est plus celle de l’«homme nou­veau », mais d’un « nou­vel homme ». Fraise et cho­co­lat tente de res­ti­tuer à l’être humain ce qui lui est onto­lo­gi­que­ment propre, la dif­fé­rence, une dif­fé­rence qui, si elle n’est pas vécue sur le mode du rejet, en fait la pro­fonde richesse. On mesure alors toute la dimen­sion cri­tique du mes­sage huma­niste de Fre­sa y cho­co­late dans le contexte d’un régime qui a fon­dé sa rhé­to­rique et a cimen­té sa cohé­sion sociale à par­tir du rejet de l’autre, consi­dé­ré comme l’ennemi, à la fois inté­rieur (le « contre-révo­lu­tion­naire ») et exté­rieur (l’« impé­ria­lisme nord-amé­ri­cain »). Dans l’idéologie mar­xiste, le dia­logue est en prin­cipe dénué de valeur poli­tique, la notion de conflit de classe l’excluant au pro­fit d’une rup­ture révo­lu­tion­naire radi­cale. La construc­tion de la socié­té cubaine post-révo­lu­tion­naire sup­po­sa l’avènement d’un nou­veau modèle iden­ti­taire s’identifiant exclu­si­ve­ment aux pos­tu­lats de la Révo­lu­tion. Le non révo­lu­tion­naire devait en être ban­ni. La célèbre phrase de Fidel Cas­tro déjà citée, « Den­tro de la Revo­lu­ción, todo ; contra la Revo­lu­ción, nada », mar­quait bien les moda­li­tés d’un rap­port à l’altérité pla­cé sous le signe du rejet (pour/dans/tout ver­sus contre/hors/rien). Si le film se conclut d’une cer­taine manière comme un échec pour Die­go, qui est contraint de s’exiler à la fin du film, ce qui met bien en évi­dence les limites de ce dis­cours récon­ci­lia­teur au début des années 90, la figure de David, en revanche, laisse entre­voir l’espoir d’un chan­ge­ment sus­cep­tible d’advenir de l’intérieur. Au-delà du sens qu’on peut lui confé­rer à l’échelle de la fic­tion, ce posi­tion­ne­ment dans Fre­sa y cho­co­late ren­voie de toute évi­dence à celui de Gutiér­rez Alea en tant que créa­teur au sein de la Révo­lu­tion cubaine. Il a mis en oeuvre une esthé­tique qui trans­gres­sait les règles de l’équation pour/dans/tout. Res­tant « dans » la Révo­lu­tion, il n’observait pas pour autant aveu­glé­ment le « pour/tout » mais ce, sans jamais aller jusqu’à fran­chir, comme son per­son­nage Die­go, les limites fatales condui­sant au « contre/hors/rien ». Cepen­dant, plus de 15 ans après la sor­tie du film, cette nou­velle vision de l’identité cubaine res­tait uto­pique et le film, bien que sor­ti sur les écrans cubains, n’a été dif­fu­sé à la télé­vi­sion que très tar­di­ve­ment, en 2007, une dif­fu­sion qui, consi­dé­rée comme un véri­table évé­ne­ment, fit cou­ler beau­coup d’encre.

Source de l’ar­ticle : nue­vo­mun­do

Nan­cy Ber­thier, « Ciné­ma et récit d’apprentissage dans Fre­sa y cho­co­late (1993) de Tomás Gutiér­rez Alea et Juan Car­los Tabío : repen­ser l’identité cubaine », Nue­vo Mun­do Mun­dos Nue­vos [En ligne], Ques­tions du temps pré­sent, mis en ligne le 10 mai 2010, consul­té le 02 novembre 2014. URL : http://nuevomundo.revues.org/59613 ; DOI : 10.4000/nuevomundo.59613

Nan­cy Ber­thier. Uni­ver­si­té Paris-Est LISAA EA 4120. Nancy.Berthier[at]univ-mlv.fr