Cinéma et Révolution

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Table-ronde au festival des films d'Afrique en pays d'Apt, 6 novembre 2011 avec des cinéastes égyptiens et tunisiens

Ani­mée par Tahar Chi­kaoui et Oli­vier Bar­let, une table-ronde réunis­sait les cinéastes égyp­tiens et tuni­siens pré­sents au fes­ti­val : les Egyp­tiens Ahmad Aba­dal­la, Ibra­him El Batout, Farid Ismaïl, et les Tuni­siens Farah Khadhar, Amine Chi­boub, Ala Edinne Slim, Walid Mat­tar et Nadia El Fani.

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Oli­vier Bar­let : Les sou­lè­ve­ments du monde arabe sont un réel choc qui viennent bou­le­ver­ser le para­digme de sté­réo­types en vigueur dans le monde occi­den­tal et aux­quels on avait fini par s’ha­bi­tuer et donc à inté­grer. Ce para­digme tourne autour d’une tri­lo­gie com­men­çant par le choc des civi­li­sa­tions, pas­sant par un monde arabe pri­vé de poli­tique pour fina­le­ment consta­ter la sta­bi­li­té des régimes auto­ri­taires. On voit ensuite l’Eu­rope s’é­mou­voir de l’af­flux d’im­mi­grés et fort mal les rece­voir sans pour autant relan­cer les pro­ces­sus de coopé­ra­tion entre les deux rives de la Méditerranée.

Ce qui vole aus­si en l’air, c’est la socio­lo­gie des révo­lu­tions éta­blie depuis 1917 : ces révoltes n’ont pas de lea­ders, de par­ti, d’or­ga­ni­sa­tion struc­tu­rée, d’i­déo­lo­gie, de doc­trine. Elles sont décen­tra­li­sées, sans hié­rar­chie, et puisent leur mobi­li­sa­tion dans la com­mu­ni­ca­tion sur Face­book ou Al-Jazeera.

Tout élan de liber­té est un pari qui passe par l’in­ven­ti­vi­té et la créa­ti­vi­té mais aus­si par l’in­cer­ti­tude, avec à la clef cet appren­tis­sage essen­tiel pour tous dans un monde anxio­gène de vivre l’im­pré­vi­sible et de bien le vivre.

Autour de cette table, des cinéastes égyp­tiens et tuni­siens. Se sont-ils sai­sis de leur camé­ra durant les évé­ne­ments ? Pour quoi faire ? Et com­ment voient-ils la suite ? Cela nous pose­ra la ques­tion du sta­tut des images et des archives, entre les images immé­diates des télé­phones por­tables, essen­tielles pour la mobi­li­sa­tion, et les images plus pen­sées du ciné­ma comme art critique.

Tahar Chi­khaoui : Ces évé­ne­ments m’ont don­né le sen­ti­ment qu’on doit faire preuve non de démis­sion mais d’hu­mi­li­té. Ils sont arri­vés de façon impré­vue. Jamais nous ne pen­sions pou­voir par­ler de ciné­ma et révo­lu­tion ! J’es­saye de réflé­chir et de me cal­mer, de revoir les films à la lumière de ce qui s’est pas­sé. Rien n’est ter­mi­né, tout est encore en cours, il est dif­fi­cile de prendre ses dis­tances. Ce qui m’im­porte est d’écouter.

Ibra­him El Batout : Je crois qu’un réa­li­sa­teur doit tou­jours être en révo­lu­tion. Lorsque la révo­lu­tion a démar­ré en Egypte, j’é­tais en état de choc et je le suis encore ! Bien que j’aie com­men­cé à tour­ner un film à par­tir du 10 février sur la place Tah­rir, c’est davan­tage un film per­son­nel qu’un film sur la révo­lu­tion. C’est comme si une grande bombe venait d’ex­plo­ser à proxi­mi­té : cela dure cinq minutes avant qu’on com­mence à bou­ger. Je suis dans ces cinq minutes depuis le 25 janvier.

Ahmad Abdal­la : Le choc que j’ai subi était peu en rap­port avec le fait d’être cinéaste. Sur la place Tah­rir, je n’ai jamais pen­sé à ame­ner ma camé­ra : elle se serait pla­cée entre moi et les gens que j’aime et aurait été un obs­tacle à ce qu’on avait à vivre ensemble. Mais plus tard, après le départ de Mou­ba­rak, j’ai pris ma camé­ra pour fil­mer ce que les gens avaient à dire. On nous demande ce qui arri­vait avant et ce qui arrive après mais je ne pense pas que la situa­tion soit très dif­fé­rente aujourd’­hui qu’a­vant la révo­lu­tion : l’his­toire conti­nue et les choses sont en train de se faire.

Farid Ismaïl : Je suis né en France et d’o­ri­gine égyp­tienne. J’ai réa­li­sé 18 jours au cœur de la révo­lu­tion égyp­tienne avec Mirit Mikhaïl pour cap­ter la réa­li­té du moment et de ce choc qui est presque comme dans un film. La révo­lu­tion rend un film très esthé­tique. Le ciné­ma deve­nant un œil pou­vant se révé­ler comme une arme poli­tique, la ques­tion de l’en­ga­ge­ment se pose. On en revient à la ques­tion de savoir s’il faut conti­nuer à tour­ner ou bien aider la per­sonne qui est dans le besoin ? Le ciné­ma a éga­le­ment sa place face à la dés­in­for­ma­tion dans les médias en pro­po­sant un point de vue assumé.

Nadia El Fani : Il est impor­tant de faire la dif­fé­rence entre repor­tage et ciné­ma. Je fais par­tie des gens qui pensent que tout est poli­tique. Même si j’ai choi­si de faire des films enga­gés et d’être de plus en plus dans la mili­tance avec mon ciné­ma, je crois qu’une œuvre est de toute façon poli­tique : on raconte quelque chose à un moment don­né. Le tra­vail des cri­tiques sera d’a­na­ly­ser les pré­mices de ces révo­lu­tions. On sen­tait ce qui était en train de venir. Même dans des pays dic­ta­to­riaux, la Tuni­sie pire que l’E­gypte, des choses arri­vaient à pas­ser dans la créa­tion. La contes­ta­tion arri­vait. Le tra­vail des cinéastes sera de plus en plus d’ac­com­pa­gner les choses, le rôle étant de “trans­pi­rer” ce qui se passe.

Walid Mat­tar : Je me suis inté­res­sé aux évé­ne­ments en tant que citoyen mais étais dans la rue quand j’ai vu qu’il y avait des morts. Je me suis révol­té. En 2003, j’a­vais fait Le Cui­ras­sé Abdel­krim. Je pense que je conti­nue­rai à poser un point de vue et faire des choses qui ne chan­ge­ront pas for­cé­ment grand-chose mais qui auront le mérite d’exister.

Ala Edinne Slim : J’ai vécu les évé­ne­ments comme la plu­part des Tuni­siens, dans la rue et la bagarre, mais je n’ai pas sen­ti le besoin de fil­mer. J’ai fait des vidéos très déca­lées par rap­port à la réa­li­té du pays et pense qu’on peut faire une his­toire d’a­mour dans ce contexte. Le nou­veau Coran est deve­nu la révo­lu­tion et cela risque d’as­phyxier le ciné­ma en Tuni­sie. Je ne pense pas que la révo­lu­tion change fon­da­men­ta­le­ment ma démarche.

Amine Chi­boub : le 17 décembre, je me trou­vais en France et ai vu les images des pre­mières émeutes. J’y ai cru tout de suite et les ai envoyées à mes amis sur Face­book, convain­cu qu’il fal­lait adhé­rer à ce mou­ve­ment. Ren­tré à Tunis, je m’at­ten­dais à retrou­ver des blin­dés par­tout mais les rues étaient calmes tan­dis que Face­book conti­nuait à nous mon­trer des images ter­ribles. Nous avons vécu cette révo­lu­tion comme de simples citoyens plu­tôt que des cinéastes en train de fil­mer. Je crois qu’elle va nous per­mettre une liber­té de ton qui nous per­met­tra de quit­ter l’im­pli­cite obli­ga­toire. Je suis main­te­nant vice-pré­sident de l’as­so­cia­tion des cinéastes tuni­siens qui avait été pha­go­cy­tée par un cinéaste inféo­dé au régime : nous nous effor­çons de redon­ner vie à un ciné­ma qui se por­tait très mal.

Farah Khadhar : J’é­tais à Paris et ai déci­dé de sor­tir ma camé­ra comme un besoin vital : j’ai fil­mé les mani­fes­ta­tions de sou­tien à Paris. Il me fal­lait fil­mer. Je suis cher­cheuse anthro­po­logue, j’es­sayais de com­prendre. M’é­tant ren­due en Tuni­sie à l’oc­ca­sion des vacances, j’ai fil­mé les évé­ne­ments de la Kas­bah. Au début, c’é­tait pour trans­mettre ces images à la dia­spo­ra tuni­sienne, pour com­prendre l’His­toire. Et c’est deve­nu un petit sept minutes, sachant que je pré­pare un long aussi.

Oli­vier Bar­let : Ce qui me frappe est que beau­coup d’entre vous se situent en recul en tant que cinéastes. Il y a cepen­dant des inter­ven­tions pré­cises, comme la série de dix courts métrages regrou­pés dans 18 jours qui sont des fic­tions et non des docu­men­taires ou des reportages !

Ahmad Abdal­la : ces films ont été fina­li­sés deux mois après les évé­ne­ments. Sur la place Tah­rir, il n’y avait pas d’in­ter­net mais de nom­breux jour­na­listes nous deman­daient si nous avions des images de ce qui s’é­tait pas­sé les jours pré­cé­dents. Nous avons donc mis en place une tente “médias” qui a été recon­nue inter­na­tio­na­le­ment. Nous avions quatre ordi­na­teurs bran­chés élec­tri­que­ment à une mai­son proche. On nous cou­pait régu­liè­re­ment le cou­rant. Nous avons deman­dé aux gens d’ap­por­ter tout ce qu’ils avaient comme témoi­gnages en images pour les télé­char­ger dans les ordi­na­teurs, pho­tos et films. Les gens étaient extrê­me­ment réac­tifs. Nous avons ain­si eu des images très fortes, comme celles d’un offi­cier de police tirant à bout por­tant sur un mani­fes­tant. Nous avions les noms des vic­times et les noms des cri­mi­nels. Nous avons ain­si col­lec­té en quatre jours 400 Gigas pro­ve­nant de toute l’E­gypte. J’ai beau­coup appris de cette période car nous sommes très éloi­gnés de ce film ama­teur qui trans­met de façon très authen­tique la réa­li­té. Cer­tains films longs de 45 secondes ont toutes les qua­li­tés d’un grand film : de la musique et une his­toire ! Je ne sau­rai jamais qui les a réa­li­sés. On a ren­du tout cela dis­po­nible pour les médias inter­na­tio­naux et sur des sites inter­net. J’es­père un jour pou­voir être aus­si simple et effi­cace que ces films !

Farid Ismaïl : C’est effec­ti­ve­ment une nou­velle géné­ra­tion de ciné­ma qui émerge avec les films ama­teurs, spon­ta­nés et à main portée.

Tahar Chi­khaoui : depuis 1962 en Tuni­sie, les cinéastes de la Fédé­ra­tion des cinéastes ama­teurs ont tra­vaillé en dehors du sys­tème, sans sub­ven­tion et avec de petites camé­ras, en phase avec ce qui se pas­sait dans la socié­té et avec un espace de pré­sen­ta­tion de leurs films chaque année à Keli­bia. On leur a tou­jours repro­ché de ne pas faire du bon ciné­ma, pas assez tech­ni­que­ment abou­ti. Le fes­ti­val pré­sente Sans plomb de Sami Tlit­li qui montre ain­si en 2006 un gars qui menace de s’im­mo­ler pour obte­nir un tra­vail ! Walid Mat­tar a démar­ré dans ce circuit.

Walid Mat­tar : La force de ce ciné­ma est sa délo­ca­li­sa­tion par rap­port à la capi­tale : il y a des clubs par­tout dans le pays, direc­te­ment en lien avec la socié­té. Comme il n’y a pas besoin de dépo­ser un dos­sier et de peau­fi­ner un scé­na­rio, c’est du ciné­ma direct : on tourne entre nous, loca­le­ment. Ces films de la proxi­mi­té et de l’ur­gence rendent compte de l’am­biance réelle du pays.

Nadia El Fani : La fédé­ra­tion des cinéastes ama­teurs, la fédé­ra­tion des ciné-clubs et l’as­so­cia­tion des cri­tiques de ciné­ma étaient des foyers de contes­ta­tion his­to­riques, de rares espaces de liber­té. Le pou­voir ne s’y était pas trom­pé, qui avait essayé de les infil­trer. Il n’y a pas de géné­ra­tion spon­ta­née : c’est à par­tir de tels foyers de contes­ta­tion que ce sont pré­pa­rées les révoltes. La chape de plomb sur la com­mu­ni­ca­tion fai­sait que c’é­tait peu su. Pour ce qui est du rap­port entre la réa­li­té et la fic­tion, je dirais plu­tôt met­teur en scène pour réa­li­sa­teur plu­tôt que dis­tance : cela dit bien le point de vue et la façon qu’il le fait passer.

Oli­vier Bar­let : Y avait-il aus­si ce type d’au­to-orga­ni­sa­tion comme la Fédé­ra­tion des cinéastes ama­teurs et ces poches de résis­tance au sein du ciné­ma égyptien ?

Ibra­him El Batout : Oui. Dès 1995, de nou­velles méthodes ont émer­gé en dif­fé­rentes étapes qui nous ont per­mis de faire des films de façon dif­fé­rente et de les pré­sen­ter dans les salles. Le ciné­ma com­mer­cial est très puis­sant en Egypte mais si on est assez rusé pour l’u­ti­li­ser, nous pou­vons y agir de l’in­té­rieur et accé­der ain­si au marché.

Oli­vier Bar­let : Ton film Ein Shams devait ouvrir le fes­ti­val alter­na­tif du Caire et a été interdit…

Ibra­him El Batout : Oui, par la police : ils ont cou­pé le courant !


Débat avec la salle

Ques­tion : la situa­tion des deux ciné­ma­to­gra­phies a l’air très dif­fé­rente en Egypte et en Tuni­sie. Quelle est la situa­tion en Tunisie ?

Amine Chi­boub : le ciné­ma tuni­sien se porte effec­ti­ve­ment mal, avec une dou­zaine de salles concen­trées dans la capi­tale. Peu de films arrivent à se faire. Les aides étaient de l’ordre de 35 % du mon­tant néces­saire. Dif­fé­rentes asso­cia­tions se sont créées ces der­niers mois : nous nous sommes tous réunis pour tra­vailler ensemble. Nous nous sommes réunis durant deux mois pleins au minis­tère de la Culture pour défi­nir les bases d’un Centre natio­nal du ciné­ma et de l’i­mage (CNCI) dont nous espé­rons qu’il régi­ra le ciné­ma dans les pro­chaines années à la place du minis­tère de la Culture et donc de l’E­tat. Loin d’être une indus­trie, le ciné­ma est en Tuni­sie de l’ar­ti­sa­nat. Au-delà de la cen­sure, nous pra­ti­quions l’au­to­cen­sure : nous espé­rons que l’ac­tuelle liber­té de ton pour­ra perdurer.

Tahar Chi­khaoui : Nou­ri Bou­zid a reçu très tôt un coup de barre sur la tête en pleine rue. Il y a des risques. Nadia El Fani a été insul­tée et mena­cée de mort. On a ten­té d’empêcher la pro­jec­tion de son film.

Nadia El Fani : Liber­té de ton : je demande à voir. Au-delà de mon cas per­son­nel, il est impor­tant de défendre la liber­té sans la frac­tion­ner et lui don­ner des limites. Il nous fau­drait exi­ger de la télé­vi­sion natio­nale qu’elle dif­fuse tous les films de tous les cinéastes tuni­siens, ces films qu’elle a copro­duits et gar­dé sur ses éta­gères. Je n’ai jamais vu un de mes films dif­fu­sé à la télé­vi­sion natio­nale tuni­sienne. Quand Souad Ben Sli­mane m’a­vait convo­quée, elle m’a­vait deman­dé de cou­per des scènes en indi­quant que ce serait mieux fait ain­si. Je n’ai jamais cou­pé quoi que ce soit dans mes films. J’ai atten­du pour les finan­ce­ments pour mettre ce que je vou­lais dans mes films. Pour Bed­win Hacker, j’ai per­du la copro­duc­tion avec l’A­frique du Sud à force de devoir attendre. Nadia Attia, amie des cinéastes, mili­tante de gauche dans sa jeu­nesse, m’a appe­lé pour me dire qu’il y avait une scène d’a­mour entre deux femmes et qu’il fal­lait la cou­per. Cette scène était dans le scé­na­rio mais c’est vrai qu’elle se voyait plus à l’é­cran. J’ai refu­sé de cou­per et elle m’a dit que je ne serais pas aux JCC. Je n’y ai jamais été. Il y avait des relais à la cen­sure de la dic­ta­ture : ce n’é­tait pas seule­ment de l’au­to­cen­sure des créa­teurs. On m’a deman­dé de chan­ger un titre qui avait des conson­nances ber­bères : Ma grand-mère s’ap­pelle Tanit est ain­si deve­nu Tani­tez-moi. J’au­rais des tonnes d’a­nec­dotes du même style. La liber­té de ton n’est pas nou­velle mais ce qui me fait peur est que ceux qui me la repro­chaient hier contre Ben Ali conti­nuent de me la repro­cher par rap­port à la socié­té, comme si je repré­sen­tais en tant que per­sonne je ne sais quel groupe qui appor­te­rait le chaos dans le pays. Ceux qui apportent le chaos sont ceux qui pra­tiquent la vio­lence. On peut tou­jours sor­tir d’une salle de ciné­ma mais il est dif­fi­cile de s’en sor­tir quand on est mena­cé phy­si­que­ment dans la rue. Notre res­pon­sa­bi­li­té est de dire notre véri­té et il fau­dra qu’on s’y habi­tue en Tuni­sie. La police peut arrê­ter les Sala­fistes et la jus­tice les juger s’ils veulent nous empêcher.

Moha­med Chal­louf, cinéaste tuni­sien : Je suis curieux de savoir com­ment nos amis égyp­tiens s’or­ga­nisent pour récu­pé­rer le grand fes­ti­val du Caire et faire avan­cer les choses.

Ahmad Abdal­la : Après la révo­lu­tion, nous avons eu un nou­veau ministre de la Culture qui est plus ou moins révo­lu­tion­naire. Main­te­nant, nous avons des comi­tés pour gérer les acti­vi­tés du minis­tère, basés sur des cinéastes béné­voles, jus­qu’aux pro­chaines élec­tions. J’ai donc été membre du comi­té char­gé de relan­cer les fes­ti­vals, avec d’autres réa­li­sa­teurs comme Yous­ri Nas­ral­lah. Notre res­pon­sa­bi­li­té est main­te­nant de faire en sorte que ce ne soit plus le minis­tère de la Culture qui gère les fes­ti­vals mais que des indi­vi­dus puissent le faire de façon auto­nome. Aupa­ra­vant, c’é­tait impos­sible sans auto­ri­sa­tion. Doré­na­vant, les ONG peuvent le faire. Le fes­ti­val du Caire est main­te­nant géré par une asso­cia­tion, avec une nou­velle équipe regrou­pant éga­le­ment des anciens membres sélec­tion­nés pour leur com­pé­tence. Un nou­veau fes­ti­val de ciné­ma afri­cain se déroule main­te­nant à Louxor et un fes­ti­val du ciné­ma euro­péen à Hurghada.

Ibra­him El Batout : Je crois qu’on fait tout un fro­mage du ciné­ma, alors que 40 % de la popu­la­tion égyp­tienne vit en des­sous du seuil de pau­vre­té et est illet­trée. Nous par­lons de la place des femmes alors qu’on est encore à réin­ven­ter la roue. Il importe peu à ces gens de savoir si le fes­ti­val de Caire est géré ou non par l’E­tat. La seule rai­son pour moi de faire des films est de pour­suivre la tra­di­tion de façon que les géné­ra­tions qui vien­dront après moi main­tien­dront cette tra­di­tion jus­qu’au jour où on pour­ra vrai­ment dis­cu­ter sur le fait de savoir si on doit cou­per une scène où les gens font l’a­mour, etc. Ce que je veux dire est que nous sommes encore à nous développer.

Tahar Chi­khaoui : Notre pro­blème en Tuni­sie est éga­le­ment un pro­blème géné­ral : les contre-révo­lu­tions com­mencent tou­jours par liqui­der les libres-pen­seurs, les intel­lec­tuels. Les pro­blèmes urgents de pau­vre­té, de cor­rup­tion, de recons­truc­tion poli­tique sont-ils plus impor­tants que ces ques­tions mineures de savoir si un cinéaste a pu faire son film ou non ? Ma ques­tion serait de savoir si les cinéastes égyp­tiens n’ont ren­con­tré aucun pro­blème face aux franges sala­fistes et s’il n’est pas jus­te­ment impor­tant de défendre des indi­vi­dus vu que ce fai­sant on défend la démo­cra­tie. Car en Tuni­sie, des intel­lec­tuels et cinéastes sont direc­te­ment mena­cés : l’is­la­mo­logue Moha­med Tal­bi, Nou­ri Bou­zid, Nadia El Fani, etc. Doit-on mettre en veilleuse les reven­di­ca­tions de liber­té pour don­ner la prio­ri­té à autre chose ? N’est-il pas clair qu’une nou­velle cen­sure va bien­tôt s’organiser ?

Ibra­him El Batout : C’est une ques­tion très dif­fi­cile. Per­son­nel­le­ment, je suis auto­cen­su­ré jus­qu’au bout. Je me demande tou­jours si je com­mu­nique avec mon peuple ou bien avec des amis avec qui on se com­prend très bien. Je suis sûr qu’on va pas­ser par une étape où on sera gou­ver­nés par des isla­mistes et on en paye­ra le prix. On ne peut pas l’é­vi­ter. Je ne peux pas ima­gi­ner devoir dis­cu­ter avec les isla­mistes pour savoir si j’ai le droit de par­ler ou non. Je n’ai pas l’éner­gie de débattre de la place de Dieu dans mon tra­vail ou si la femme peut tra­vailler ou non. Le Hizb El-Nour (le par­ti de la lumière) a mis comme cha­cun les images de ses can­di­dats sur ses affiches, mais a rem­pla­cé les femmes par une fleur ! Qu’y a‑t-il à dis­cu­ter ? Nous allons payer le prix de la liber­té et connaître ce que l’Oc­ci­dent a connu après ses révo­lu­tions. Cela ira plus vite mais on risque d’être dans ce trou durant 30 ou 40 ans.

Nadia El Fani : L’I­ran : 30 ans qu’ils y sont !

Ibra­him El Batout : Il nous faut faire face à nos responsabilités.

Nadia El Fani : Pour­quoi ne pas se battre maintenant ?

Ibra­him El Batout : Il faut qu’une cer­taine conscience se mette en place.

Nadia El Fani : Les résis­tants ont tou­jours été une mino­ri­té et c’est tou­jours eux qui ont chan­gé le monde !

Ibra­him El Batout : On va se battre contre les isla­mistes pour pou­voir avoir une femme dans nos films, et ce sera une grande bataille. Puis on se bat­tra pour que cette femme puisse jouer car ils nous disent qu’on ne peut pas ame­ner une actrice qui ne soit pas la vraie femme de l’ac­teur. Jus­qu’où ira-t-on ?

Ahmad Abdal­la : Ce n’est pas une ques­tion de débat mais de com­mu­ni­ca­tion. Il est nor­mal d’a­voir des com­bats, c’est ain­si que va le monde. Ce qui importe, c’est de tra­ver­ser cette époque dif­fi­cile et d’en tirer pro­fit. Sur la place Tah­rir durant la révo­lu­tion, notre tente avoi­si­nait avec une tente de sala­fistes extré­mistes. La dizaine d’ac­ti­vistes de notre tente étaient consi­dé­rés comme “indé­cents” à leurs yeux, ce qu’ils ne ces­sèrent d’af­fir­mer. Mais jour après jour, nous avons débat­tu et sommes deve­nus amis. Nous avons pu com­mu­ni­quer. Récem­ment, j’en ai appe­lé deux pour les invi­ter à une pro­jec­tion de Micro­phone. Ils sont venus avec leurs longues barbes et leurs djel­la­bas. Ils ont aimé le film et nous ont félicités.

Ibra­him El Batout : Mais cela ne veut rien dire car ce sont des mil­lions de gens qui sont en cause. Mais j’es­père avoir tort !

Farid Ismaïl : Quand j’ai vu le film Tah­rir de Ste­fa­no Savo­na, j’a­vais envie de me lever et de crier avec les Egyp­tiens de l’é­cran : je crois que la force du ciné­ma est de pou­voir per­mettre au spec­ta­teur d’in­te­ra­gir ainsi.

Amine Chi­boub : En Tuni­sie aus­si, on ne se par­lait pas entre groupes dif­fé­rents et durant la révo­lu­tion, tous se bat­taient ensemble pour la même chose. Cela rap­proche les gens de se battre contre un enne­mi com­mun, mais quand il est tom­bé, tout a chan­gé et cha­cun est reve­nu à son groupe et sa défi­ni­tion des choses. On oublie qu’on est tous Tuni­siens. La réa­li­té a chan­gé. La liber­té d’ex­pres­sion est fon­da­men­tale mais c’est une énorme res­pon­sa­bi­li­té et il faut savoir com­ment l’u­ti­li­ser. Aujourd’­hui, on peut par­ler de poli­tique sans pro­blème mais quand cela touche à la reli­gion, il y a un pro­blème. Si cette salle se divi­sait à 50/50 entre conser­va­teurs et pro­gres­sistes et qu’on par­lait de reli­gion, elle pas­se­rait à 40/60, etc. Et les 60 seraient les extré­mistes. Le film de Nadia El Fani n’a pas été vu mais a été atta­qué, même par un avo­cat qui por­tait plainte sans l’a­voir vu, une plainte reçue par le pro­cu­reur. Les médias ne font pas leur tra­vail. Nous avons une double res­pon­sa­bi­li­té : nous expri­mer et savoir com­ment le faire pour ne pas pro­vo­quer l’ef­fet inverse de ce qu’on cherche, c’est-à-dire bra­quer les gens. Et c’est là pour moi toute la dif­fi­cul­té. Le film Pers­pé­po­lis est pas­sé sur la chaîne Nes­ma dou­blé en dia­lecte tuni­sien et a pro­vo­qué des mani­fes­ta­tions à cause d’un pas­sage où Dieu est repré­sen­té alors que dans le film c’est l’i­ma­gi­naire d’une petite fille qui est repré­sen­té. On a pen­sé que c’é­tait les Sala­fistes mais c’é­tait des gens sans barbe, comme vous et moi, qui mani­fes­taient et se disaient bles­sés en tant que musul­mans. Nous ne connais­sions pas notre socié­té. Il y avait des flics dans chaque mos­quée. Le Tuni­sien est pro­fon­dé­ment conser­va­teur et atta­ché à ses valeurs ara­bo-musul­manes. C’est une réa­li­té. Il ne faut pas s’ex­pri­mer jus­qu’au point où on ne nous le lais­se­ra plus le faire du tout ! Si nous sommes les modé­rés, il faut trou­ver la voie pour pas­ser le mes­sage sans provoquer.

Laza, direc­teur des Ren­contres du ciné­ma court de Mada­gas­car : Je trouve très inté­res­sant qu’on ne prenne pas for­cé­ment la révo­lu­tion comme sujet des films et c’est ce qui fait la richesse de votre cinéma.

Oli­vier Bar­let : Il est vrai que Laza aurait pu être à cette table aus­si, Mada­gas­car ayant éga­le­ment connu récem­ment des émeutes vio­lentes qui ont fait tom­ber le régime de Marc Rava­lo­ma­na­na en février-mars 2009.

Ques­tion de la salle : La révo­lu­tion c’est l’ur­gence, le ciné­ma c’est la prise de dis­tance : mettre en scène est bien mettre à dis­tance pour pou­voir ana­ly­ser, le pro­blème étant de construire de la rela­tion à l’Autre qui va lui per­mettre de chan­ger de regard. Nous avons tous des pro­blèmes de détour­ne­ment ou de limi­ta­tion de la Culture. Com­ment vous réap­pro­priez-vous cette dis­tance ? Et cor­ré­la­ti­ve­ment com­ment lais­sez-vous le film vous échapper ?

Autre ques­tion de la salle : On parle du rôle que peut jouer le ciné­ma dans les mou­ve­ments popu­laires et je m’é­tonne d’en­tendre des inter­ve­nants dire qu’il faut être très mesu­ré. Si le ciné­ma ne sert pas à inter­pel­ler, à quoi sert-il ?

Nadia El Fani : Si on dit : “la liber­té d’ex­pres­sion, mais”, on n’est plus dans la liber­té. Il y un pro­blème essen­tiel pour les cinéastes arabes aujourd’­hui. Si on me prend pour une pro­vo­ca­trice, c’est que je me sens pro­vo­quée par ma socié­té. Je fais des films pour le public arabe mais mes films ne pas­saient pas dans les pays arabes. Et tout le monde était d’ac­cord là-des­sus : la sub­ver­sion n’au­rait pas lieu d’être. Je pense que si la créa­tion n’est pas sub­ver­sive, où va-t-on ? C’est à nous de faire avan­cer nos socié­tés et de faire avan­cer nos publics. Si mon film était lar­ge­ment dif­fu­sé à Tunis aujourd’­hui, on dirait : “mais tout ça pour ça ?” Le film por­tait un titre très pro­vo­ca­teur au départ, Ni Allah ni maître !, c’est vrai,c’est mon carac­tère, mais si l’on regarde le film, c’est un appel au dia­logue, à la tolé­rance et au res­pect mutuel. Les cen­seurs ne veulent pas qu’on dif­fuse ce film car ils veulent voir la libre pen­sée pro­gres­ser. La gauche dans les pays arabes tient aujourd’­hui ce dis­cours ten­dan­cieux et grave de dire qu’il y a des pro­blèmes plus urgents. Mais vous savez, on a dit ça de la lutte des femmes. Elles ont fait la révo­lu­tion en Algé­rie et on leur a dit la même chose. On voit où elles en sont. Dès qu’on remet les choses à plus tard, c’est comme quand on emmé­nage dans un appar­te­ment et qu’on laisse des tra­vaux de côté en se disant c’est du pro­vi­soire. Dix ans plus tard, le pro­vi­soire est tou­jours là. Si on laisse à plus tard la dis­cus­sion sur la liber­té de conscience et de pen­ser, on est morts. Si on n’a pas cette liber­té d’ex­pres­sion totale, où sera la limite ? On fera la dif­fé­rence entre ville et cam­pagne, jus­ti­fiant le port obli­ga­toire du voile, etc. En Iran, les com­mu­nistes étaient alliés à l’Aya­tol­lah Khomeini !

Tahar Chi­khaoui : Les cinéastes réunis autour de la mai­son de pro­duc­tion Exit ont vu leur siège sac­ca­gé et sont accu­sés de faire du for­ma­lisme. J’ai­me­rais savoir ce qu’A­la Edinne Slim pense de cette ques­tion de la liber­té d’expression.

Ala Edinne Slim : Moi, je me fous du contexte : je fais ce que je veux, j’ai une idée à pas­ser et n’ai pas besoin de m’é­ta­ler là-des­sus. Durant la pseu­do-révo­lu­tion, j’ai fait des vidéos com­plè­te­ment nu, avec Ben Ali dans les images, que j’ai pos­té sur inter­net. Et vers la fin du Rama­dan, j’ai fait une autre vidéo, Jour­nal d’une femme impor­tante, où une femme était entiè­re­ment nue.

Farid Ismaïl : Je crois que la liber­té d’ex­pres­sion doit être sub­ver­sive, on doit pou­voir tout dire mais le pro­blème est d’être enten­du. Si on y va trash, on sera cen­su­ré. La modé­ra­tion est le sou­ci d’une continuité.

Amine Chi­boub : Il s’a­git de l’a­ve­nir de notre pays. On ne peut pas dire : “Je suis un artiste et je vais m’ex­pri­mer comme je le veux”. Nous avons une res­pon­sa­bi­li­té. Quand on voit que Per­sé­po­lis a mis le feu au pays quelques jours avant les élec­tions, cela fait réfléchir.

Walid Mat­tar : On cherche à être hon­nête et non à pro­vo­quer ou mettre le feu.

Amine Chi­boub : C’est la dif­fé­rence entre pro­vo­quer le sys­tème et pro­vo­quer une société.

Tahar Chi­khaoui : Il fau­drait dif­fé­ren­cier les niveaux. La liber­té d’ex­pres­sion ne se négo­cie pas. Un artiste est par défi­ni­tion un élec­tron libre. Mais il y a de la mani­pu­la­tion : des conser­va­teurs veulent gagner du ter­rain et uti­lisent les films comme des machines de guerre. Un grand nombre de gens ne savaient pas que Per­sé­po­lis était un film ira­nien et que la repré­sen­ta­tion y était celle d’une jeune fille. Les artistes font leurs œuvres et leurs repré­sen­tants ou les poli­tiques doivent in fine arri­ver à la liber­té d’ex­pres­sion qui ne doit être indiscutable.

Nadia El Fani : Juste un bémol sur ce que le public com­prend ou pas. On est abreu­vés de films et séries amé­ri­cains et le public com­prend tout, les para­boles comme la nudi­té, et quand c’est nos films ce ne serait pas le cas ? Ce n’est pas vrai que le public tuni­sien, en dehors de popu­la­tions très recu­lées, ne sait pas regar­der un film, qu’il ne com­prend pas si c’est un moment oni­rique ou un flash-back. Le télé­spec­ta­teur est libre de zap­per sur une autre chaîne si ça ne lui plaît pas. On n’a pas à le pré­ve­nir de ceci ou de cela, mais plu­tôt lui expli­quer ça. Ne pre­nons pas les gens pour des imbé­ciles en leur disant qu’ils ne sont pas prêts à voir ça. Les cri­tiques sont là pour les aider à voir les films.

Oli­vier Bar­let : En conclu­sion, il me semble fon­da­men­tal de dif­fé­ren­cier la liber­té d’ex­pres­sion qui est un contexte et la dis­tance qui est un pro­cé­dé de ciné­ma consis­tant en un recul per­met­tant la conscien­ti­sa­tion du spec­ta­teur. Le ciné­ma enga­gé a son his­toire et on en connaît les limites. S’il dit au spec­ta­teur ce qu’il doit pen­ser, on le refuse aujourd’­hui. Le ciné­ma n’a pas non plus pour mis­sion de mon­trer au spec­ta­teur ce qu’il vit : il le sait déjà. Mais de le rendre conscient de sa capa­ci­té de chan­ger le monde et de l’ai­der pour cela à faire de sa peur un cou­rage. Un film doit don­ner la parole à une salle, c’est-à-dire à un col­lec­tif, et cela se joue par la distance.

Source : afri­cul­tures

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