De la cave à l’auditorium : Quels statuts ? Pour quels métiers ?
Franck Ernould – modérateur : Bonjour et bienvenue au colloque de la 9ème édition du festival l’Industrie du Rêve et à la troisième table ronde de cette journée qui a pour thème : De la cave à l’auditorium : quels statuts ? Pour quels métiers ?
Nous allons revenir sur les deux tables rondes de ce matin, avec notre grand témoin, Georges Prat, que nous a présenté Brigitte Aknin, lors de l’ouverture du colloque.
Je voudrais vous rappeler que les trois tables rondes sont enregistrées et seront diffusées sur France Culture en janvier, dans l’émission Les sentiers de la création, de Laurence Courtois. Les actes du colloque paraîtront en 2009.
Nous avons la chance d’avoir deux réalisateurs avec leurs équipes son. Nous serons donc dans le concret, ce qui nous permettra certainement de revisiter, sous un autre angle, les thématiques abordées ce matin : De la salle de cinéma au portable, la diffusion du son : nouvel enjeu ? et la deuxième table ronde : Artistes son ou techniciens du son : Quelles formations ? Pour quel marché du travail ? Nous allons demander à Georges Prat, le grand témoin de la journée, ce que lui inspirent ces deux tables rondes.
Georges Prat : J’ai trouvé la première table ronde vraiment très intéressante, très dense. Elle soulevait des problèmes essentiels, qui n’existaient pas voici quelques années. Comme l’a dit Jean-Paul Loublier : la piste optique mono et la courbe Academy des salles de cinéma ne posaient guère de problèmes. L’arrivée du multicanal avec le Dolby Stereo a apporté une spatialisation intéressante, puis ç’a été l’explosion avec le 5.1, voire le 7.1 !
À titre personnel, je ne suis pas contre, mais je me pose la question — peut-être par rapport à un certain type de cinéma que j’ai fait : « Qu’est-ce qu’on va mettre sur les 7 pistes ? ». Je pense que certains films en ont besoin, mais on a peu parlé de la conception, de l’écriture du scénario, du point de départ du film. Je pense que certains films se contentent parfaitement d’un gauche/centre/droit, les pistes arrière n’apportent rien, elles gêneraient même parfois : une ambiance stéréo est rarement perçue comme telle. Dans une grande salle de Cannes, quand on est à droite, on ne risque pas d’entendre les oiseaux du canal d’ambiance gauche…
Tout le monde revenait un peu sur ses bases traditionnelles : ce qui était intéressant. En tant qu’ingénieur du son, je n’ai jamais fait une prise de son pour moi, pour me faire plaisir. Par rapport au lien avec la mise en scène, le son, c’est bête ce que je dis, mais on fait partie d’une équipe. Ce matin, on a peu parlé des comédiens et des réalisateurs. Je rends hommage aux comédiens, ce sont les seuls qui restent à l’écran — sauf erreur technique de cadrage, d’un pied de projecteur ou d’un micro dans le champ. Heureusement, l’œil du spectateur a tendance à regarder vers le haut de l’image, sinon on distinguerait parfois des rails de travelling, ou quelques câbles électriques traînant au sol…
Franck Ernould : On nous a prédit qu’avec la télévision haute définition, on ferait des découvertes dans les décors des émissions, des détails qu’on ne perçoit pas du tout aujourd’hui…
Georges Prat : Un micro qui entre dans le champ, comme il bouge, va davantage se remarquer qu’un câble statique…
Franck Ernould : On nous annonce aussi ce matin qu’avec les contenus à visionner sur portable, non seulement le son allait devoir passer du 5.1 à la stéréo sans trop de pertes, mais qu’on simplifierait aussi l’image, pour qu’elle « passe » bien sur un petit écran.
Georges Prat : C’était une boutade… Les versions DVD et VOD demanderaient presque déjà un traitement image, un montage et un mixage spécifiques pour chaque version, avec écoute de contrôle. Sans trop de dégât, avec quelques retouches, on passe du film à la télévision, en sachant que la qualité de restitution ne sera pas la même.
D’autre part, et c’est en cela que le cinéma est magique, je pense toujours à un spectateur qui voit le film. Quelquefois, ils sont des milliers, voire plusieurs millions, chaque spectateur est différent ! Quand on tourne, je n’en connais aucun. Il faut alors du travail en équipe, de la psychologie et des astuces pour qu’il reste à l’écran un peu des émotions captées à la prise de son, qui touchera, à des degrés divers, tous les spectateurs. Quand je ressens ça, je remercie les comédiens, je remercie le metteur en scène qui a su amener l’équipe à ce point.
S’il faut décliner un film dans toutes les versions, est-ce que Lawrence d’Arabie arrivant dans le désert parviendra à exciter un pixel sur votre téléphone portable ? Je pose la question… C’est insoluble, on ne peut pas faire la même œuvre pour des supports multiples. Malheureusement, un changement se produit à l’heure actuelle, qui n’est pas technique, mais sociétal.
Quand je vois des jeunes écouter de la musique dans le métro, ils changent très vite de morceau. On écoute petit bout par petit bout. Je vois des jeunes écouter de la musique dans le métro, ou dans le train, des gens qui regardent des DVD sur leur ordinateur portable, tous « zappent » et ne respectent généralement pas la continuité. On perd ce contact imposé avec l’œuvre dans la salle de cinéma : une fois la projection commencée, on ne peut pas l’arrêter. On voit les images, le montage, le son, conformes aux contrôles faits par le metteur en scène, le producteur ou les studios, si on est dans le système américain. Ce qui m’inquiète dans cette multitude de tuyaux, c’est qu’il faut les remplir… mais qui va contrôler les contenus qui y seront envoyés ? Les nouveaux téléphones portables promettent de télécharger un film — un but purement commercial, de la valeur ajoutée au « produit ». Ce n’est plus vraiment un téléphone, d’ailleurs, puisque l’usage premier d’un téléphone est de passer et recevoir des appels. C’est un peu inquiétant, cette habitude qui va être prise, de regarder un film dans n’importe quelles conditions : d’écouter du 5.1 dans le train avec un casque stéréo. Ça pose un problème pour tous ceux qui collaborent à la chaîne sonore : Pour qui, pour quoi allons-nous travailler ? Est-ce pour la VOD, la salle ? Quelles concessions faire ?
Il y a un renversement complet de la situation, une prise de pouvoir des industriels sur les contenus. Franck, dans ton introduction, quand tu as montré le numéro de Télérama, « La vie numérique », avec les treize écrans dans la maison d’une famille lambda — même au sens large, en incluant l’ordinateur, le portable, la console de jeux, l’iPod, etc. — on s’aperçoit que les gens ont perdu le sens de la continuité temporelle d’un contenu, mais aussi la convivialité.
Franck Ernould : Il est vrai que la musique ou le cinéma deviennent peu à peu des « produits associés » pour des vendeurs de tuyaux numériques. Ainsi, voici deux ans, un grand quotidien britannique a offert avec son supplément dominical, l’album Tubular Bells de Mike Oldfield — un des albums les plus marquants de l’histoire de la musique pop/rock, sorti en 1974. À l’époque, il aurait été inconcevable d’en faire un « cadeau Bonux ». Les fournisseurs d’accès haut débit Internet ont très bien suggéré — sans le dire tout en le disant — qu’on pouvait, grâce à eux , télécharger tout ce qu’on voulait. D’où le piratage à grande échelle que nous connaissons aujourd’hui.
Pour la restitution sonore d’un film, nous avons un idéal : la salle de cinéma. Le film a été mixé dans un auditorium des dimensions d’une salle de cinéma, pendant des semaines. On s’aperçoit par la suite, que la façon de regarder un film n’a rien à voir avec cet idéal. Ce qui est dommage, car les conditions techniques dans lesquelles sont produits les films n’ont jamais été aussi pointues, tant au niveau du son lui-même que de son assemblage ou de son transport.
Georges Prat : J’ai aussi appris, ce matin, qu’il y avait de plus en plus de refus des Prêts à Diffuser en TVHD par les chaînes, pour le son. Il faudrait qu’il y ait une prise de conscience de la profession sur cette problématique. Je travaille avec passion, les outils s’apprennent et se dominent très vite, mais ce ne sont jamais que des outils. Une bêche, c’est fait pour retourner la terre. La première fois, on ne s’y prend pas bien, mais avec un peu d’expérience, tout le monde y arrive.
Il y a aussi cette problématique d’élargissement du paysage sonore par la spatialisation. Évidemment, on peut mettre beaucoup plus d’informations. Avant, avec la mono, passer un coup de feu, une ruade de cheval et une phrase de dialogue, c’était une bouillie. Aujourd’hui, tout peut passer, mais il faut rester modeste. Dans un film, beaucoup d’informations passent par l’audition, et ce sens est plus « lent » que la perception visuelle. S’il y a trop d’informations, on va disperser. On aura une très belle forêt, avec de beaux oiseaux, mais on perdra d’autres aspects importants.
On a aussi parlé ce matin d’acoustique, de niveau sonore, de normalisation, mais une chose qu’on ne normalisera jamais dans la meilleure des salles — même une salle neuve — c’est le nombre de spectateurs. Et les spectateurs sont d’excellents absorbants acoustiques. Il y a donc toujours ce risque quand on mixe — je ne suis pas mixeur — qu’une salle pleine présentera plus de déperditions, dans certaines fréquences. D’où la nécessité de faire une cote mal taillée… Et selon sa vie commerciale, un film passe vite d’écrans normaux aux « salles mouroirs », pour moi un terme pas du tout péjoratif. Si on n’a pas vu, pour une raison x ou y, un film lors de sa sortie — par exemple, comme moi, quand je suis en tournage — ou qu’il ne passe pas en province, les séances de rattrapage le jeudi à 11 heures à l’Épée de Bois ou à La Clef sont très précieuses, même si ces salles ne constituent pas, à tous les niveaux, le meilleur de ce que l’on peut proposer. Un film, il faut le voir la première semaine.
Au niveau de la chaîne sonore, on a soulevé beaucoup plus de problèmes techniques. Il faudrait qu’il y ait une prise de conscience de notre profession, quand on produit, réalise et diffuse un film.
La deuxième table ronde était aussi très intéressante. Le terme « consensuel » ne convient pas, mais il y avait quand même beaucoup de choses qui revenaient. Peut-être que les enseignements dans les écoles sont un peu trop techniques, il est juste de dire que c’est sur le terrain qu’on apprend, qu’on découvre le côté bidouille. Sur un tournage, le son, ce n’est pas seulement un micro, une perche et un enregistreur, c’est aussi savoir capter la sensibilité d’un comédien, savoir tisser des relations, avoir une certaine complicité, et un metteur en scène derrière soi. J’ai entendu qu’il était difficile pour un ingénieur du son de demander le silence, à la fin d’une prise, pour prendre une ambiance ou un silence plateau, mais ça s’obtient facilement si le metteur en scène le veut. J’ai travaillé avec des metteurs en scène, c’était un vrai bonheur ; parce qu’avant que je demande quoi que ce soit, ils l’avaient déjà demandé, et ils ne quittaient pas le plateau, ils voulaient que les prises soient bonnes. Cette relation avec le réalisateur est fondamentale, il faut qu’il ait conscience de ce que le son apportera au film.
En revanche, je suis moins d’accord avec l’idée que la France aurait inventé beaucoup de choses dans le domaine du son, mais sans avoir su les développer et que les inventions seraient parties ailleurs. J’ai pas mal travaillé en Italie et à l’époque, pour avoir du son direct de qualité, on n’engageait pas d’ingénieurs du son Italiens, mais Français. Je connais dans la salle des ingénieurs du son qui ont travaillé en Espagne, au Portugal ou ailleurs… Nous avons en France une qualité, une touche reconnue dans la prise de son direct, alors que les outils sont les mêmes pour tout le monde : micro, perche, enregistreur.
La formation semble un problème plus complexe. On parlait des stagiaires qui ont disparu au montage : il n’y a plus ni transmission, ni compagnonnage. Même la stagiaire qui mettait les étiquettes sur les boîtes, entendait ce qui se passait, elle sentait le film naître .
Le son, aujourd’hui, c’est le transfert, sans erreurs, du contenu sur disque dur par un technicien complètement détaché du film, qui en fait dix ou quinze dans la journée. Je crains que l’approche directe de la matière filmique ne disparaisse, alors que c’est un terreau totalement essentiel.
Franck Ernould : Ces transferts de données se font désormais de façon complètement muette, alors qu’avant, le repiqueur écoutait forcément ce qu’il faisait…
Georges Prat : Oui, il suivait le film, et souvent c’était une personne très importante. J’ai fait un film voici deux ans, le repiqueur lisait le scénario après avoir écouté les éléments, il re-vérifiait les éléments pour l’intelligibilité, phrase après phrase. Il lui arrivait d’avoir des doutes (un petit vent dans les feuilles ou autre), et il me fournissait ses réponses avant de tourner le lendemain. Pour l’intelligibilité, il ne voyait pas du tout l’image, il avait donc une écoute particulière. Ce retour qualité est très rassurant. Et à la fin du film, montage effectué, le mixage n’a pris que deux semaines, alors que le metteur en scène était exigeant. Toutes les escarbilles avaient été évitées, car avoir quelqu’un comme ça derrière soi me poussait à être plus exigeant sur le tournage. C’était rassurant aussi pour le metteur en scène. Le Directeur de la photo refusait les rushes muets et le metteur en scène préférait tout voir avec le son, dans l’ordre, sinon ça le perturbait.
Dans nos métiers, les stages de formation continue ne sont pas évidents. J’ai essayé d’en faire, il faut s’inscrire quatre mois à l’avance. En raison de la chasse aux heures, si on vous propose un gros projet, on va dire à l’AFDAS qu’on renonce… — sauf qu’il faut attendre un an pour refaire une demande. Du coup, j’ai raté deux formations. Comme elles ont une certaine durée, peut-être pourrait-on les étaler, sans en faire pour autant des formations « constructeur » ?
Un autre rapport qui s’est modifié au cours de ma carrière, c’est qu’aujourd’hui on travaille pour un « client » ; on utilise le mot « client » pour désigner un producteur : Tiens, là, je viens de perdre un client ! Je trouve dommage la bascule client/consommateur.
Franck Ernould : Et le film devient un « produit ».
Georges Prat : Le film a toujours été un produit. Je suis désolé ! La Septième Compagnie, ou autres, ce sont des films qui ont un gros succès, mais qui sont faits uniquement pour un marché local. Cette année, le cinquième film au box-office en Italie est un film qu’on ne verra jamais en France.
Des films comme « Les gendarmes » ont toujours existé, je ne renie pas du tout ce genre. Quand on travaille sur une comédie, on adapte ses méthodes. Chaque film est un prototype, il faut savoir s’adapter à chacun.
Dernière chose : on a pas mal parlé de culture dans les formations — avec le regret que les étudiants n’aient pas plus de culture générale. À chaque fois, on a privilégié la culture musicale. En ce qui me concerne, je m’y oppose un peu. Ce n’est pas parce qu’on fait du son qu’on doit se cantonner à la culture musicale. Il y a la peinture, d’autres formes artistiques, chacun en prend ce qu’il veut, mais à un moment donné, dans votre travail, ça va ressortir. J’ai l’exemple d’un metteur en scène avec lequel nous n’avons parlé que de peinture… Peu après, je rencontre le Directeur de la photo, qui me dit, un peu déboussolé : « On n’a parlé que de musique ! »… Mais pourquoi pas ? Par rapport au film, il était beaucoup plus intéressant de parler d’ambiance à travers la peinture — ce qui n’avait d’ailleurs rien à voir avec le sujet du film. Les Directeurs de la photo s’attendent, le plus souvent, à ce qu’on leur parle de leur sensibilité picturale. J’ai fait plusieurs films avec ce réalisateur, je m’en suis très bien sorti. Cependant, je pense qu’il faut une culture éclectique et élargie. C’est ça qui fait le bonus pour s’intégrer, sans pour cela percer, mais c’est un plus par rapport à un technicien lambda, qu’on trouvera toujours.
Franck Ernould : Merci beaucoup, Georges.
La table ronde de cet après-midi a pour thème : DE LA CAVE A L’AUDITORIUM : QUELS STATUTS ? POUR QUELS MÉTIERS ? Elle se déroulera en deux temps.
Première partie
Autour de Cédric Klapisch et de son équipe
INTERVENANTS : Cédric Klapisch, réalisateur, et son équipe : Philippe Amouroux, mixeur Stéphane Brunclair, monteur son Dominique Dalmasso, mixeur.
J’ai déjà eu l’occasion de croiser Dominique Dalmasso et Stéphane Brunclair, au cours de manifestations professionnelles où ils ont parlé de leur travail sur les films de Cédric. L’univers de Cédric, je le découvre transposé de film en film, avec des points communs, des différences.
Lorsque tu penses ton film, que tu l’écris, comment choisis-tu les techniciens avec qui tu vas travailler ? Image comme son ?
Cédric Klapisch — réalisateur : Selon l’ambiance du film, forcément. Je pense qu’un film est une œuvre collective, et qu’il est important que le réalisateur en soit le centre. Ça peut paraître paradoxal, il y a un côté très personnel dans la conception d’un film, mais qui rejoint quelque chose de collectif. Pour moi, le cinéma est lié à cette contradiction — qui continue d’ailleurs, quand on va voir un film. On voit l’œuvre d’une personne qui s’adresse au plus grand nombre, à un public. Il y a toujours ce rapport de l’unité à quelque chose de multiple.
C’est le cas dès la conception d’une équipe. Quand j’ai fait L’Auberge espagnole puis Les poupées russes, j’ai demandé à Dominique Collin, qui est Chef opérateur, de travailler sur ces films. Nous étions ensemble au lycée et j’avais avec lui un rapport de complicité. Par comparaison aux autres chefs opérateurs avec lesquels j’avais déjà travaillé, je me disais que c’était peut-être plus intéressant d’avoir ce rapport-là, que d’avoir quelqu’un qui ait des notions plus techniques. À l’opposé, quand j’ai fait Peut-être — c’était un des premiers films qui faisaient appel aux trucages numériques — j’avais besoin d’un Chef opérateur qui connaisse le nouveau monde numérique. Philippe Lesourd n’avait fait que de la publicité, c’était son premier long métrage. Au niveau du son, c’est un peu pareil : il y a cette notion, qui est autant psychologique que technique. Il m’est apparu évident que ce soit Dominique Dalmasso qui mixe Les poupées russes, puisqu’il avait fait L’auberge espagnole. J’avais besoin d’une continuité qui ne soit pas technique, mais psychologique, du rapport qui existe depuis longtemps entre nous. Et c’est pareil pour l’ingénieur du son tournage. C’est très difficile de séparer les notions techniques des notions humaines.
C’est un peu dans la continuité de ce que j’ai entendu. Pour moi, le son a été révolutionné plusieurs fois depuis dix ans, mais il y a une vraie révolution de l’usage du son. Voici encore pas très longtemps, tout le monde utilisait un Nagra : ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a des choses comme ça qui sont dépassées, la technologie a changé, et en tant que réalisateur, je sais l’importance du dialogue que j’ai avec les techniciens. Olivier Le Vacon et François Waldisch ont été les premiers ingénieurs du son avec lesquels j’ai travaillé, et c’est vrai que c’est Olivier qui m’a expliqué ce que c’était qu’un MS, par exemple. C’est important pour moi de savoir comment ça marche, et comment je vais pouvoir utiliser ce savoir dans la mise en scène ; et du coup, me poser des questions sur une sensation mono opposée à une sensation stéréo… Je pense que ce dialogue humain avec des techniciens, c’est quelque chose qu’il faut poursuivre. Tous les ingénieurs du son devraient parler davantage avec le réalisateur, ne serait-ce que leur faire écouter le son d’un HF, puis ceux des différents micros qu’ils utilisent — parce que les réalisateurs ne connaissent pas les différences entre ces micros.
Franck Ernould : Tu as toi-même des connaissances techniques sur le son ? Tu étais musicien ?
Cédric Klapisch : Non, je ne suis pas musicien…
Franck Ernould : Chanteur, peut-être ?
Cédric Klapisch : Non, c’est une des grandes lacunes de ma vie, j’aurais aimé avoir plus de connaissance en musique. Les connaissances techniques, je les ai acquises au fur et à mesure auprès d’Olivier Le Vacon, Cyril Moisson, les mixeurs avec qui j’ai travaillé : c’est vrai qu’on est obligé d’apprendre ce qu’est le 5.1 par rapport à la stéréo.
Franck Ernould : Comment ça s’est passé lorsque Cyril Moisson t’as décrit comment il voulait concrétiser ses idées dans L’auberge espagnole, où la ville est considérée comme un personnage sonore du film, où des micros indépendants sont posés pour les ambiances synchrones, tandis que les acteurs sont au premier plan ? C’est assez complexe techniquement…
Cédric Klapisch : C’est réfléchi au niveau conceptuel. Il m’en avait déjà parlé avant le tournage, de cette histoire de mise en place. Ce qui est compliqué, dans le son, c’est que ce n’est pas juste une qualité sonore qu’on recherche, c’est aussi une qualité de travail. Sur L’auberge espagnole, j’ai beaucoup utilisé l’improvisation : en fait, je ne peux utiliser le même micro que si le texte est déjà écrit, comme dans Un air de famille, où, à la virgule près, on sait exactement qui va parler, à quel moment et dans quelle langue. De plus, dans Un air de famille, on était en studio, le son était totalement maîtrisé, alors qu’à Barcelone, non seulement on ne savait pas qui allait parler, mais on ignorait quelle voiture allait passer à quel moment… Il y a tous ces aspects à prendre en compte. On choisit une personne, une technologie, une mise en scène : finalement, tout est réuni.
Franck Ernould : Tu y penses déjà lors de l’écriture du scénario ?
Cédric Klapisch : Oui, mais c’est très évolutif. J’ai toujours pensé que la mise en scène, c’est l’idée qu’Hitchcock en a donnée : avoir un rêve et l’appliquer ; ensuite, il disait ne pas pouvoir être là sur le tournage, tout était storyboardé, les techniciens savaient ce qu’ils devaient faire. Moi, je suis tout le contraire. Le film s’invente seconde après seconde, jusqu’à la dernière minute du mixage. Finalement les choses que j’ai dites au début du tournage s’avèrent totalement fausses et après je fais le contraire au mixage.
Franck Ernould : C’est comme ça sur tous tes films ?
Cédric Klapisch : Oui, je crois, c’est une méthode de travail… Avant j’avais des scrupules, que maintenant je n’ai plus. Je pense, d’ailleurs, que c’est une des choses que j’ai apprise de la Nouvelle Vague. C’est une des spécificités françaises de dire « : On invente tout le temps ». On ne fait pas forcément aujourd’hui ce que l’on a écrit il y a un an. Dans Paris, le jour où il neige, je filme autre chose que ce que j’avais prévu !
Franck Ernould : La scène avec Romain Duris sur le balcon est née comme ça ?
Cédric Klapisch : On attendait bêtement que la neige tombe, et plutôt que d’attendre, on a filmé !
Franck Ernould : Une autre spécificité française est le son direct. Je crois que tu y prêtes une grande attention dans tes films…
Cédric Klapisch : Oui, j’ai fait des découvertes en faisant L’Auberge espagnole. Notamment en Allemagne et en Italie où, contrairement à la France, les cultures de « consommation », « d’écoute » d’un film sont très différentes. En France, on a la culture du son direct. Je crois que c’est aussi un héritage de la Nouvelle Vague, fondé sur cette notion du temps présent, de la spontanéité. Du coup, on développe des astuces techniques extrêmement sophistiquées, pour répondre à la difficulté de la prise de son direct : le rapport à la caméra — qui doit être peu sonore — la synchronisation du son à l’image, etc. On a cette attention qui est liée, je pense, à notre culture littéraire. La culture française, c’est Balzac, Zola, Flaubert, une attention au réel, alors que la culture anglo-saxonne, c’est plutôt dans la fantasmagorie et la fiction, au sens de Lewis Carroll ou Shakespeare… Quand on se penche sur les auteurs littéraires anglais ou américains, on s’aperçoit qu’ils sont toujours plus éloignés de la réalité que les auteurs français. Il y a un traitement de la réalité qui passe sur le son. Pour moi, le son, c’est ce qui donne la réalité à un plan ; et la réalité d’une image, c’est quel son lui est associé. Le meilleur exemple, c’est de voir un clip : la bande son est une chanson, il n’y a aucun son de ce qui est filmé, il y a une déréalisation de l’image, et toute la recherche du clip se fait sur le côté onirique, hors réalité. Alors que très souvent, le travail qu’on fait à la prise de son comme au mixage, c’est de donner une réalité au plan, à l’acteur, à la situation. Effectivement, on fait vivre la ville ou pas, le grain de la voix ou pas, on l’éloigne ou pas, mais il y a des choix qui sont faits pour gérer la dose de réalité dans une situation.
Franck Ernould : Dans Paris, le groupe de rock qui joue a été pris en direct ? Comment as-tu géré ça ?
Cédric Klapich : Justement, voilà une situation qui a été très complexe à organiser… J’explique la tambouille : avec Cyril Moisson, l’ingénieur du son, on a préparé un play-back des musiciens, quelques jours avant de tourner. On est venu sur le tournage avec l’idée d’utiliser le play-back, ou d’utiliser le son direct. Il nous servait surtout à avoir un tempo fixe d’une prise à l’autre. Finalement, il est impossible de savoir si le chanteur est en play-back ou en direct ; au mixage on ne savait même plus. Il chantait avec une oreillette sur le play-back, il était donc parfaitement sur le même tempo que ce qu’il avait enregistré auparavant. Et au mixage, avec Cyril Holtz et Philippe Amouroux, on a choisi phrase par phrase, mot par mot, ce qui était le mieux entre le play-back et la chanson en direct. Parfois, l’acoustique de la pièce était plus intéressante ; parfois, avec le play-back, le fait d’entendre plus la musique, devant les ambiances, était plus intéressant. Si je me souviens bien, c’était vraiment plan par plan, assez morcelé, avec une mise en place très compliquée, y compris pour l’acteur. J’avais choisi quelqu’un qui était chanteur et acteur, ce qui lui a permis, à chaque prise, d’être juste et dans le tempo. Mais encore une fois, ces problèmes humains et techniques se retrouvent jusqu’au bout de la chaîne…
Franck Ernould : Stéphane, tu n’as pas travaillé sur Paris, mais sur Les poupées russes et L’auberge espagnole. Tu avais raconté, lors d’une journée de la CST, que tu étais arrivé, pour la première fois sur Les poupées russes, à tenir toute la chaîne du signal en 24 bits, ce qui mettait pratiquement à genoux le matériel de l’époque…
Stéphane Brunclair — Monteur son : Oui, à l’époque on n’était pas préparés à ça, on avait été surpris par l’ampleur des calculs demandés aux ordinateurs…
Franck Ernould : Quand Cyril Moisson commence à mettre des micros partout sur le tournage, c’est toi qui les récupères après !
Stéphane Brunclair : C’était formidable, mais il fallait aussi les gérer derrière, c’est sûr que c’était un problème… et nourrir toutes ces pistes après, de toute façon.
Franck Ernould : Que ce soit lors des tournages à Paris ou à Barcelone, les films de Cédric possèdent toujours des ambiances d’une ampleur et d’une qualité remarquables. C’était Cyril Moisson sur ces trois films, d’ailleurs…
Stéphane Brunclair : C’est un vrai challenge, dans ces villes très bruyantes, avec plein de problèmes.
Franck Ernould : Il a réussi à en garder les aspects positifs, sans les côtés parasites. Mais toi, de ton côté, tu re-bidouilles aussi ces éléments, ou tu les gardes vraiment tels quels ?
Stéphane Brunclair : Sur les sons directs, il y a eu tout un travail de fait, mais la magie venait du fait qu’au départ, les sons directs étaient beaux ! La base était là ; après, on a construit des choses autour, mais l’essentiel c’était quand même la beauté des sons directs, c’était une chance pour la bande son.
Franck Ernould : Et en montage des sons additionnels ?
Stéphane Brunclair : On a créé pas mal de spatialisations autour, ce qui demande beaucoup de travail, mais la structure de départ était là, très belle.
Franck Ernould : Dans Paris, il y a une séquence de cauchemar, qui évoque la panne d’électricité dans L’auberge espagnole. L’occasion pour les mixeurs de se lâcher, de se lancer dans les spatialisations et les traitements les plus étonnants…
Cédric Klapisch : Oui ! Pour revenir sur ce qui a été dit précédemment — sur les évolutions technologiques — la plupart des sons qui m’impressionnent dans les films, sont des sons en mono. Pour moi, Jacques Tati est un maître absolu de la mise en scène du son, Jean-Luc Godard aussi. Mon premier long-métrage est en Dolby Stereo, et puis il y a eu les évolutions avec le 5.1, et ça continue d’évoluer. Je n’ai pas vraiment de discours là-dessus. Je n’ai pas une politique de remplissage des canaux. Je me dis que Dreyer c’est très beau, parce que c’est en noir et blanc et qu’il n’y a pratiquement pas de son, que Bresson c’est pareil, et que Lynch c’est génial parce que c’est le contraire !
Je peux faire l’éloge de la simplicité comme celui de la complexité. On vit dans une époque complexe, toutes ces histoires de zapping dont on parlait, la discontinuité de notre vie, les téléphones portables et tout le reste… C’est vrai, mais ça fabrique une autre vie, et j’ai l’impression — quand je fais Paris, L’auberge espagnole ou Les poupées russes — que j’essaie de parler de ça. Alors, je me sers du 5.1 pour parler du bus qui passe en même temps qu’on parle, du téléphone qui sonne en même temps qu’on regarde la télévision, car c’est notre vie. Le 5.1 permet très bien de dire tout ça. Et au mixage, depuis que j’utilise la spatialisation du son, c’est dans ce sens de la multiplication du monde qui nous entoure. On n’est pas en train de suivre un acteur, on est en train de suivre une ville et un acteur, de voir comment je décris un espace.
Quand on a fait Paris, on réfléchissait aux emblèmes sonores de la ville de Paris. On s’aperçoit alors que l’ouverture de la porte pneumatique d’un bus, si vous demandez à un Parisien de fermer les yeux et de reconnaître le son, il vous répond « : C’est un bus ». Mais c’est un bus parisien : à New York, un bus n’a pas le même son. Il y a une acuité qu’ont les gens pour savoir à quelle image renvoie un son qui est énorme. Si vous cherchez un son de fontaine, vous en trouverez mille : des fontaines à vasque, à jet d’eau… et chaque son correspond à un style de fontaine. Dans les différents films que j’ai faits — en ville ou dans des endroits clos — quand on faisait une mise en scène sonore, on choisissait les sons qui pouvaient passer en même temps qu’un dialogue. Tout ça pour revenir à l’évolution technologique : j’essaie tout bêtement d’utiliser le 5.1. C’est au moment de Chacun cherche son chat, puis de L’auberge espagnole, que j’ai fait de vraies tentatives. Sur L’auberge espagnole, quand on faisait des croisements de sons avec les autoroutes, c’était pour montrer la confusion qu’il y a dans la tête de Xavier : lui en voix-off en même temps que les sons des voitures qui passent de gauche à droite et d’avant en arrière ; on essaie que le remplissage des canaux ne soit pas que du remplissage. Ce sont des idées qu’on ne pourrait pas faire passer en mono.
Ce que je trouve excitant dans cette nouveauté technologique, c’est de l’utiliser au profit de la mise en scène. Aujourd’hui, on peut faire un film en mono, on peut faire un film en noir et blanc, mais personnellement, je trouve ça dommage. Je préfère David Lynch ou James Gray, j’ai vu récemment La nuit nous appartient ; quand vous voyez ce que fait l’essuie-glace dans la scène de la poursuite de ce film, le choix de l’essuie-glace est un élément de mise en scène phénoménal. Cet essuie-glace suscite une émotion. Ce qui est fort dans une mise en scène sonore, c’est d’utiliser la technique qu’on a actuellement, de la gérer plan par plan, pour qu’elle nous conduise vraiment à une émotion nouvelle…
Franck Ernould : Dominique et Philippe, quand vous mixez pour Cédric, vous voyez arriver brusquement sur vos consoles plein de sons intéressants, des ambiances travaillées, des directs… mais il faut quand même les mettre en forme d’une manière qui serve le film. Comment gérez-vous ça ?
Dominique Dalmasso — mixeur : Pour la gestion des éléments, comme le disait justement Cédric tout à l’heure, c’est un travail collectif, et une préparation dès la prise de son. Sur L’auberge espagnole ou Les poupées russes,
Cyril Moisson avait déjà travaillé en multicanal, le monteur son avait aussi fait ses choix…
Franck Ernould : Tu m’avais expliqué que vous communiquiez beaucoup entre vous, tout le temps…
Dominique Dalmasso : Oui, c’est vrai, mais c’est pas comme ça sur tous les films, et tous les réalisateurs ne provoquent pas ce genre de rencontres. Avec Cédric, on s’est vu avant L’auberge espagnole, et Les poupées russes. Cédric, j’imagine, pour Paris, que tu as aussi réuni avant toute l’équipe. Avec Cyril, on avait évoqué — avant le tournage — les prises de son stéréo ou multicanal, et on avait décidé d’utiliser cette stratégie de prise de son, d’avoir un premier plan et un deuxième plan, synchrones, mais différents. Je savais qu’au mixage, je retrouverais ces éléments. Sinon, le travail est quotidien : on essaye, on écoute, on cherche, on propose, on discute. On ne s’engueule pas ! On est d’accord ou pas, mais on ne s’engueule pas. Et puis on aboutit à un résultat…
Franck Ernould : Tu suis toutes les étapes du son ? Tu vas au montage son, au montage des directs…
Dominique Dalmasso : Non, je n’y vais pas forcément. On se parle beaucoup au téléphone, ou en projection de travail. Il y a une première projection lorsque le montage image est à peu près en place, une autre pour la détection, qui permet de décider les scènes où le dialogue est à refaire en post-synchronisation ; on peut aussi y déterminer quels sons additionnels on va créer. À ce stade-là, on parle beaucoup du montage sonore. Il y a l’enregistrement des bruitages, que j’essaie de faire le plus souvent possibles, qui est un moment très important. Dans beaucoup de films, il y a un grand nombre de bruits rajoutés — surtout dans ceux de Cédric — et c’est aussi un moment où l’on se téléphone pas mal avec le monteur son. Les idées peuvent venir d’un côté comme de l’autre : le monteur son va demander un bruitage particulier à tel endroit, et moi je l’appellerai pour lui dire « : Tiens, à tel endroit, ce serait peut-être pas mal si on mettait tel ou tel son en piste arrière»… Dans L’auberge espagnole, par exemple, quand Xavier fait la course aux papiers pour avoir son Erasmus… Et puis au mixage, c’est de la construction. On essaye des choses, on recommence, ou au contraire, il arrive qu’une séquence marche toute seule… Pour en revenir à l’histoire du multicanal, dans les films de Cédric ; pour ceux que j’ai mixés, il y a des parties qui sont complètement en mono. Quand il n’est pas nécessaire de mettre du son partout, on n’en met pas, tout simplement !
Franck Ernould : Même pas en stéréo ? Que du central ?
Dominique Dalmasso : Même pas en stéréo ! Je me souviens d’une séquence dans une chambre, avec le frère de Wendy, William… Il n’y avait pas nécessité d’introduire le monde extérieur avec une ambiance : il est là, dans sa chambre, il est inutile de mettre du son derrière, devant, à gauche, à droite, ça n’a pas d’intérêt. Alors on n’en met pas, et puis voilà ! Par contre, quand on a envie de créer le bordel, alors là on y va !
Cédric Klapisch : Je voulais juste citer l’exemple — parce qu’il est assez marquant par rapport à ce que tu disais — de collaboration, de travail d’équipe… Dans L’auberge espagnole, le bruiteur parlait avec Stéphane Brunclair, le monteur son, qui parlait avec le musicien, et qui disait que la musique était composée de façon cohérente. Chacun s’envoyait les éléments en cours d’élaboration, sur disque dur. Le musicien devait connaître le bruit du TGV, au début du film, de façon à ce qu’au niveau des fréquences, ce soit cohérent, et que le bruitage passe sans problème. Tous avaient la notion de fabriquer une musique ensemble. Le montage son, c’est une musique, la musique ne peut pas se faire contre, c’est pareil pour le bruitage.
Même chose pour la séquence de rêve dans L’auberge espagnole. À un moment, on entend un cheval qui passe : ce bruitage a été donné au musicien, de façon à ce que le tempo de la musique soit cohérent avec les sabots, qu’il y ait un passage de la réalité à la musique qui se fasse en harmonie. Il y a un énorme besoin de dialogue entre tous ces acteurs.
Franck Ernould : Et c’est toi qui le supervise de bout en bout, ou une fois que les choses sont lancées, ça se passe tout seul ?
Cédric Klapisch : C’est moi le lien. Souvent, j’ai besoin de dire : « Téléphone-lui ! »
Franck Ernould : Tu suis la post-production du son de bout en bout…
Cédric Klapisch : À la fin, tout se catapulte. Souvent, je ne peux pas être tout le temps au bruitage. Mais je sais que c’est différent quand je suis là ou pas. Les sons que j’obtiens sont beaucoup plus précis. Si je dis que dans la cage d’ascenseur, il y a des sons de câbles, si je les demande à un bruiteur, ce sera très différent si je suis présent. Tout ça donne des couleurs de sons, des couleurs de sensations, c’est très technologique, mais tout est lié, au fond, pour provoquer des sensations. Plus c’est technologique, plus on ne parle que de sensations. C’est vrai aussi en musique, où l’on ne parle plus de notes ni de mélodies, mais de sensations ou d’ambiances sonores. C’est assez frappant : plus la technologie avance, plus on est psychologique dans les dialogues.
Franck Ernould : Philippe, tu as mixé Paris avec Cyril Holtz…
Philippe Amouroux — mixeur : Oui, Cyril était le mixeur principal, j’étais co-mixeur. Je voudrais revenir sur quelque chose que disait Cédric et qui est très important : avec lui, tous les acteurs du son : ingénieur du son, monteur son, bruiteur, mixeur, travaillent ensemble. C’est rare, peu de réalisateurs le font. C’est important que Cédric soit là, à chaque fois, partout, qu’il fasse parler tout le monde ensemble. Et au final, ça fait les plus belles bandes son.
Franck Ernould : Cédric, comment Cyril Holtz est-il arrivé sur Paris ? Tu n’avais jamais travaillé avec lui, et son travail est vraiment multiforme…
Cédric Klapisch : Avec Philippe et Cyril, on avait déjà travaillé ensemble, sur Ni pour ni contre. Je ne me souviens plus comment on s’est rencontré, avec Cyril. J’avais pensé à lui pour le côté thriller, sans doute.
Je voudrais évoquer un souvenir très marquant du mixage de Paris. C’était le dernier jour, les dernières heures, on a eu une discussion incroyable… On était évidemment en dépassement, on empiétait, il était deux heures du matin, tous très fatigués, et l’on a abordé ce qui est presque le dernier plan du film. La discussion a commencé à deux heures, on a dû la finir à cinq heures, parce que Philippe Heissler, le monteur son, avait préparé tous les éléments pour accompagner la voiture dans laquelle se trouve Romain Duris, qui passe le périphérique, avec tout un traitement sonore en spatialisation. En référence à un plan que j’ai vu dans Soy Cuba, un film où il n’y a pas beaucoup de son de façon générale, mais où il y a un moment où le son s’arrête complètement. Je me suis dit que ce serait bien d’essayer, sur le passage du périphérique, que le son s’arrête complètement. Soit on utilisait le montage son, avec toute sa sophistication, plan par plan, soit on arrêtait tout. Et l’effet obtenu ainsi était tellement fort que finalement, on a tous eu peur. C’est pour ça qu’on en a parlé pendant trois heures, alors qu’on était en dépassement et que ça revenait cher…
Aujourd’hui, beaucoup de gens me parlent de ce moment très symbolique, où quelqu’un qui est proche de la mort, traverse le périphérique. Le fait de mettre du son ou pas crée une implication très différente. Je vois à quel point on a eu raison de ne pas mettre de son, on a tout coupé pour le passage du périphérique. Il y a une sorte d’arrêt qui met mal à l’aise les spectateurs, c’est précisément le résultat que je cherchais. À ce moment-là du film, il y a une espèce de trou, dans lequel on tombe, une vraie image de la mort qui est le signifiant du film. Quand on utilise toutes les compétences des gens, on parle de sensation, de poésie, de philosophie.
Franck Ernould : Des questions dans la salle ?
Public : J’ai beaucoup apprécié le son de L’auberge espagnole et Chacun cherche son chat, notamment pour le travail sur l’ambiance sonore des villes. Pour avoir organisé la Convention de l’AES à Barcelone — exposition professionnelle sur le son au niveau européen — voici quelques années, je suis montée sur le toit de la Sagrada Familia, et j’ai retrouvé exactement la même ambiance que dans le film. Comment avez-vous procédé ? Vous avez fait des samples de son sur place ?
Cédric Klapisch : Au niveau de la mise en scène — et c’est pareil pour les images et pour les sons — je pars de l’observation. Je vois que la Sagrada Familia est en construction depuis 150 ans, il y a des bruits de chantier. Quand je me dis qu’on va faire le portrait de Barcelone, si on va à la Segrada Familia, je choisis que ce son soit audible. De la même façon que dans Chacun cherche son chat, on parle de la destruction du quartier de la Bastille, c’est audible aussi, et j’essaie de jouer avec le bruit des grues et des gravats… ou comme, au tout début du film, on entend la batterie d’un voisin. Et c’est vrai que dans les ambiances parisiennes — je parlais du son du bus tout à l’heure — on entend un son de piano, de flûte… Là il y a un son de batterie, dès le premier plan du film, si je me souviens bien. Et il s’avère que ce son de batterie devient un personnage, plus tard, celui de Romain Duris, le voisin de la jeune fille, sujet principal du film. C’est le son de la ville, pendant un moment, et après c’est le son de quelqu’un. C’est avec ces petites choses-là que l’on joue. Le son de la grue, c’est le son de la grue, puis le son de l’église qu’on détruit à côté de l’immeuble où habite la jeune fille. Il y a une espèce d’évolution de ce qu’est le son dans l’image. J’essaie de faire en sorte qu’il y ait une liaison entre la psychologie du personnage, l’acteur tel qu’il joue son rôle et le son, de la même façon dont je fais attention au décor. Dans Paris, si je filme quelqu’un devant un mur, je mettrai le personnage de Romain Duris plutôt devant du bleu, et le personnage de Fabrice Luchini plutôt devant du jaune. J’essaie de donner une signification à ça, et finalement c’est pareil au niveau du son.
Public : C’est très réussi, ce que je trouve frappant, c’est d’être parvenu à bien mixer le tout. Entre prendre un son direct d’une ambiance de ville et arriver à le retransmettre à l’image, il y a une différence. En bruitage, on sait bien que le « vrai » bruit d’un objet n’est pas forcément bon à l’image. Il faut trouver des astuces pour faire sonner plus vraie une porte qui claque, par exemple… Chapeau !
Dominique Dalmasso : Sur le travail de fabrication de l’ambiance de L’auberge espagnole, je me souviens très bien d’un gros boulot. Pour reconstituer cette atmosphère, on avait énormément d’éléments très disparates, qu’on a beaucoup fait bouger, parce qu’on voulait suivre, à un moment, le vertige de Chloé — jouée par Judith Godrèche. On a fait beaucoup de panoramiques pour accentuer cette impression de vertige.
Stéphane Brunclair : Je voulais dire aussi que c’est une chance pour nous, et je remercie encore Cédric aujourd’hui, de nous avoir donné une semaine pour repartir à Barcelone, pour refaire des sons seuls. C’est très rare de pouvoir se le permettre. Cyril Moisson avait beaucoup de travail sur le plateau, il ne pouvait pas assurer la globalité des sons seuls qu’il y avait à faire. C’était aussi une chance pour nous de retourner sur place, et de prendre le temps d’enregistrer — notamment à la Segrada Familia, où nous étions retournés exprès pour reprendre de la matière et revenir avec un maximum de sons. C’est très important de donner au monteur son la possibilité, sur ce genre de film, d’accumuler des choses originales ; parce que souvent, on se retrouve très juste au commencement du montage. Encore une fois, c’est rare !
Franck Ernould : Lors des réunions préparatoires de ce colloque, nous avions discuté avec Laure Arto et Nathalie Vidal — les mixeuses qui étaient présentes à la deuxième table ronde de ce matin — sur l’impression qu’elles avaient, souvent, de travailler séparées des autres techniciens et qu’en général, il n’y avait pas de volonté de cohésion. On s’était demandé si la raison ne venait pas du statut d’intermittent du spectacle, avec ses périodes de travail intense, sans répit, où l’on ne peut pas prendre de pause pour aller voir ce que font les autres ; ce qui expliquerait qu’on arrive à cette segmentation des tâches, qui empêche toute communication entre les différents techniciens. Tout le monde trouvait ça dommage…
Stéphane Brunclair : Je ne suis pas certain que ce soit la seule raison… Je pense qu’aujourd’hui on est beaucoup trop dans la spécialisation des métiers, Georges Prat l’a dit très justement tout à l’heure : nos métiers sont artisanaux. Il faut préserver cet aspect. À partir du moment où l’on essaie de trop segmenter les tâches, trop spécialiser les gens, on perd quelque chose. On est là dans une logique financière d’optimisation des coûts — évidemment, c’est important, la finance,il faut bien faire les films, mais on risque alors de s’écarter de l’essentiel. Il faut garder ce côté artisanal.
Dominique Dalmasso : La volonté du réalisateur est un aspect extrêmement important. Il y a souvent des films dont le mixeur n’est pas choisi alors que le tournage est terminé ! Les équipes son ne sont pas forcément constituées avant le tournage, alors que c’est capital…
Franck Ernould : Ce n’est pas la règle ? Je me faisais des illusions alors… Stéphane, tu possèdes ton propre matériel de montage son ? Sous quel statut ?
Stéphane Brunclair : Ça rejoint le problème dont on parle… On a trop tendance encore aujourd’hui à nous imposer des lieux et des outils, je pense que ça représente un certain danger. Les techniciens sont habitués à utiliser certains outils. En règle générale, pour le son, comme c’est assez lourd au montage, on a tendance, pour simplifier, à posséder nos propres outils. C’est vraiment le côté artisanal : on est maître de notre ordinateur, on sait ce qu’il y a dedans, on bricole, au sens noble du terme. Il faut laisser la possibilité aux techniciens de s’exprimer avec leurs outils, mais on a du mal à faire passer ce message dans les productions, c’est un peu dommage.
Pareil, pour les lieux de travail : de plus en plus on nous impose de travailler dans tel endroit, dans telles conditions — pas forcément les meilleures.
Franck Ernould : Dans quelles conditions, justement ?
Stéphane Brunclair : Dans des salles qui ne sont pas faites pour le son ! Souvent, on se retrouve dans un bureau fait pour accueillir un ordinateur et écrire un scénario, pourquoi pas, mais pas pour faire du son. Il n’y a pas de traitement acoustique, pas d’isolation, on ne sait pas ce qu’on entend. Je me suis déjà retrouvé dans des lieux où si je bougeais de 30 cm, je perdais 6 dB sur des voix. Une chute de moitié, c’est énorme ! Je ne savais pas du tout ce que je faisais… Alors dans ce cas, on travaille en aveugle. Je m’étais construit un lieu chez moi pour faire des vérifications — mais tout le monde n’a pas la possibilité de le faire. Je trouve scandaleux, quelque part, de louer aux productions des lieux qui ne sont pas adaptés. Ce sont des lieux récents, qui ont une renommée, mais il y a quand même des problèmes à soulever par rapport à tout ça.
Franck Ernould : Tel que ça fonctionne, tu ne pourrais pas dire « : Le montage son de ce film, je veux le faire chez moi ! » ? Tu ne pourrais pas imposer ça ?
Stéphane Brunclair : Tout dépend de la relation qu’on a avec le réalisateur… Cédric laisse une grande liberté. Il laisse aux gens la possibilité de s’organiser comme ils l’entendent, avec la contrainte de rester dans le budget. Le but est quand même d’être cohérent, en préservant sa liberté. Ce n’est pas uniquement une question d’argent, mais, avant tout, de volonté. D’autres productions pourraient nous laisser plus de liberté, ça ne leur coûterait pas plus cher. Il ne faut pas vouloir trop canaliser les gens dans une certaine direction, je pense que c’est dangereux…
Franck Ernould : Et au mixage, qui choisit les lieux ?
Philippe Amouroux : La production nous demande où l’on veut mixer, mais les lieux sont toujours les mêmes, il n’y en a pas énormément. On se retrouve un peu dans les mêmes auditoriums : le fameux trio SIS/Joinville-Boulogne/Jackson, quand tout va bien.
Franck Ernould : Cédric, te fais-tu parfois l’avocat de l’ingénieur du son, du monteur son ou du mixeur auprès de la production pour lui donner plus de liberté, plus de moyens, comme cette semaine de prise de son supplémentaire à Barcelone, alors que le tournage était terminé ?
Cédric Klapisch : Il y a tout le temps des problèmes de cet ordre-là. En tournage, souvent, avec Cyril Moisson, j’ai besoin d’aller dans son sens. On a parlé de la scène musicale de Paris, au niveau de la mise en place, l’enregistrement préalable du play-back, sa diffusion sur le plateau, la prise de son sur le plateau de tournage, avec plein de micros pour les musiciens et une oreillette pour le chanteur — si on veut que ce soit bien fait, ça coûte cher ! Il y a un coût, dont il faut discuter avec le directeur de production, et bien sûr, il faut que je sois là, et pas juste Cyril qui dise « : J’ai besoin de ça ». Ensuite c’est une discussion avec la production, avec le directeur de production qui choisit, dans la volonté de mise en scène, s’il a le budget ou pas pour le faire. C’est toujours un calcul : entre la volonté artistique et les moyens, on balance entre les deux.
C’est toujours le cas ! Il y a un autre exemple : dans Les poupées russes, quand Romain Duris est dans la boîte de nuit et qu’il y a une espèce de discours sur les enceintes qui diffusent les graves, c’était assez compliqué à filmer. C’est un cas de figure où le compositeur de musique doit être en harmonie avec le bruiteur, la prise de son, ce qui exige de réunir beaucoup de gens pour obtenir la cohérence de l’effet sonore. Et même dans ces conditions — je ne sais pas si tu te souviens, Dominique — le mixage avait été très compliqué. On utilisait beaucoup le caisson des graves, or d’une salle de cinéma à une autre, ça peut très bien passer ou pas du tout. Dans ce cas précis, on est obligé de faire des compromis, sur une métaphore qui est clairement liée aux battements du cœur, en essayant de mettre en rapport les battements du cœur avec les battements de graves des infra basses, de voir comment cette idée peut passer techniquement. Par cette entrée-là, on arrive vraiment aux limites de la technique…
Franck Ernould : Nous arrivons au terme de cette première partie… Merci à Cédric Klapisch et à son équipe.
En guise de transition, nous accueillons maintenant Laurent Zeilig — César du meilleur son 2008 pour La Môme — qui est membre fondateur et Président de l’AFSI – Association Française du Son à l’Image. Il avait appris qu’un colloque se préparait, il nous a envoyé un mail — ce qui m’a permis de découvrir l’existence de cette association. Elle possède un site Web, www.afsi, extrêmement intéressant, où de nombreux professionnels du son s’expriment sur des forums, et pas seulement du son à l’image. Peux-tu nous présenter l’AFSI ?
Laurent Zeilig — AFSI : Nous avons monté l’Association Française du Son à l’Image voici deux mois, en octobre 2008. On regroupe et on fédère tous les intervenants du son à l’image, de la prise de son au mixage, en passant par le montage son. Nous accueillons aussi des gens du broadcast et de l’ENG – reportage, actualités. Je reconnais d’ailleurs certains membres présents dans la salle…
Nous commençons des ateliers, des conférences, des débats. Par exemple, la semaine prochaine — grâce à Gérard Lamps et Jean-Paul Loublier qui étaient là ce matin — nous avons un atelier sur le traitement des paroles, qui est ouvert à tous les membres de l’AFSI. Le mois suivant, on a prévu des ateliers sur la technologie des HF et le multicanal.
Beaucoup de choses sont à faire, beaucoup de discussions à avoir ensemble. C’est, à l’origine, le but de l’Association : que tout le monde puisse discuter, transmettre des savoirs, dans l’idée que les gens du direct discutent et échangent leurs connaissances avec ceux du montage son et du mixage.
Nous avons déjà dépassé la centaine de membres, nous recevons tous les jours de nouvelles adhésions, et nous vous attendons tous, les bras ouverts, pour grossir le nombre des adhérents. Nous accueillons aussi des partenaires, nous allons travailler avec les entreprises du milieu, et nous accueillons donc aussi toutes les entreprises qui voudraient participer à cette aventure…
Franck Ernould : Et sur les forums du site Web de l’AFSI, on lit des contributions signées William Flageollet, Steven Ghouti, François Groult… dans beaucoup de domaines, de l’état des lieux des auditoriums au montage son, on apprend plein de choses. Merci Laurent !
Deuxième partie
Autour de Philippe Grandrieux et de son équipe sur La Vie nouvelle
INTERVENANTS : Philippe Grandrieux, Réalisateur, Catherine Jacques, Productrice, Mandrake Films Jean-Paul Mugel, ingénieur du son.
Franck Ernould : L’idée de cette deuxième partie est de parler du film : de sa conception, de la place du son et de la façon de le concrétiser ; en somme de créer le film tel qu’il nous arrive en salle, tel qu’on le désire et qu’on l’apprécie. Le cinéma de Philippe Grandrieux est exceptionnel. « La vie nouvelle » est présentée comme « une expérience sensorielle » : j’aime beaucoup cette idée, de s’évader d’un cinéma d’approche traditionnelle, d’aller s’immerger dans un autre monde, où les lois habituelles n’ont plus cours. Même s’il reste des sons directs dans le film, des bruits, qui prennent parfois une importance incroyable, il y a des séquences où on s’évade dans un autre monde sonore. Pour ceux qui n’ont pas vu le film, l’image est très élaborée, déformée, extraordinaire. Au son, c’est pareil, on est sans cesse désorienté, il faut se laisser faire. Philippe, comment ça se passe, quand tu pars dans un film comme La vie nouvelle ? L’histoire existe, mais le traitement que tu en fais est très personnel.
Philippe Grandrieux — réalisateur : J’ai l’impression que rien n’est séparé… Le son et l’image, qu’il n’y a pas, comme ça, des étapes… C’est un seul geste. Il s’agit de le porter. Le cinéma est l’accomplissement de ce geste. Ensuite, qu’il y ait du son, de l’image, de la lumière, des cadres, des acteurs, des décors, une histoire, un scénario, des producteurs… Cette place-là, surtout, est décisive, parce qu’elle permet au geste d’être joué, entendu. Je crois que rien n’est séparé, pas découpé. Il n’y a pas de corporatisme, dans le cinéma, ou s’il y en a un, c’est que le cinéma est affaibli. Quand Artaud parle du cinéma, il ne parle pas d’un cinéma, qui s’organise dans des savoir-faire… Il est difficile de remonter la pente vers quelque chose qui nous fera entendre où est, précisément, la question du son.
Brigitte Aknin — Chargée de mission colloque : Je voulais préciser que votre venue est moins due au hasard que celle de Cédric Klapisch. Pourquoi ? Parce que lors de la préparation de ce colloque, plusieurs personnes, du CNC aux ingénieurs du son, nous ont parlé de vous, comme de quelqu’un qui mettait en avant le son. Tous les réalisateurs de cinéma s’intéressent au son, travaillent avec le son. Bien sûr, comme vous le précisez, c’est un geste. Quand on voit vos films, comme dit justement Franck : c’est une expérience sensorielle, mais c’est d’abord et avant tout le son. Dès le scénario ! C’est pour ça que Catherine Jacques, votre productrice, est à côté de vous : on s’est dit qu’aujourd’hui, en France, quelqu’un qui va accorder plus d’importance au son dans l’écriture dans la manière de le penser, a beaucoup plus de difficulté pour trouver de l’argent, parce qu’on ne peut pas lire le son, on n’a pas cette culture en France. Voilà une autre façon de vous parler du son…
Philippe Grandrieux : Ce que j’essaie de vous dire, peut-être maladroitement, c’est que le film commence dès qu’il est pensé. Le cinéma ne s’exécute pas, ne se réalise pas. Il n’y a pas de phase distincte où on le ferait, on le penserait, on l’écrirait, on le produirait. Il est là, le film. La question du son, elle est décisive, mais comme celle du rythme de l’écriture, de la façon dont les scènes arrivent, de la manière dont le film se met, petit à petit, à être à l’intérieur de vous-même, pour qu’après on puisse juste l’entendre. C’est ça que j’essaie de vous dire… Bien sûr que le son, c’est décisif à plein d’égards, par le travail avec Jean-Paul Mugel ou d’autres ingénieurs du son. Mais je pense qu’il faudrait qu’on l’entende dans un processus plus large, dans un chemin plus large.
Si dès le début de l’écriture du film, on écrit « : 1 — extérieur jour, cuisine de Paul » — je fuis. Le cinéma ne me paraît plus possible, quand j’entends ça. Il y a un écœurement absolu dans cette manière de penser la façon d’écrire le film, de se saisir du film. C’est abject, l’intérieur cuisine de Gérard. Alors on voit tout le bazar, l’intérieur cuisine, le décorateur qui va vous dire « : Mais alors, comment on fait pour que ça ait du sens, cette cuisine ? », on mettra la petite pendule… Tout va avec ! Après, on a un cinéma affaibli, à genoux : sans puissance poétique, sans désir, sans énergie, sans vitalité, sans brutalité, sans sauvagerie. Un cinéma qui n’existe pas, qui accomplit sa petite besogne régulière de raconter la petite histoire, avec le minimum d’émotions garanti. C’est inadmissible.
C’est difficile pour moi de venir parler comme ça, parce que le cinéma demande autre chose, un autre geste. Je n’ai pas la prétention de l’accomplir, mais je pense que c’est juste plus grand. C’est plus grand quand on travaille avec Jean-Paul ou avec Catherine. Je vais vous laisser parler…
Franck Ernould : Jean-Paul, tu interviens à quel moment du film ?
Jean-Paul Mugel — ingénieur du son direct : J’interviens pendant le tournage. Je peux passer lors du montage, je me tiens au courant, mais souvent je suis sur un autre tournage, je ne suis pas libre au moment du mixage. Avec Philippe, je vais raconter un peu comment ça se passe… Il est très spécial en tournage. D’abord, il fait lui-même le cadre de ses films. Il a besoin de se mettre en situation. La musique de la Vie Nouvelle avait été écrite avant, par le groupe Étant Donnés ; il fallait lui mettre la musique super fort sur le plateau. Il tournait comme un lion en cage sur le décor, et puis d’un coup, il disait « : On y va ! » Il prenait la caméra et il tournait. Moi, je ne pouvais pas faire le son, je n’aurais enregistré que la musique ! Donc j’attendais, je le laissais faire trois, quatre prises qui ne pouvaient pas être dans le film, mais la tension montait, le jeu des comédiens évoluait, et à un certain moment, je lui disais « : Ça y est, Philippe, je crois qu’on peut y aller, on peut faire une prise en coupant la musique ». Et là, on arrivait à faire du son. Lui me faisait confiance pour arriver à ce que je voulais avoir au niveau du son. C’est une méthode de travail très spéciale. Je sais que d’autres ingénieurs du son ont été complètement perdus à l’idée de ne pas pouvoir travailler comme d’habitude, ils prenaient cette exigence comme une attaque personnelle. Alors que je voyais que c’était la manière dont Philippe voulait approcher son travail.
Catherine Jacques — productrice : C’est effectivement très spécial, par rapport à la norme. On se dit qu’on doit faire du son « : Chut, silence, moteur, ça tourne ! », c’est ça le cinéma, apparemment. Avec Philippe, ça ne se passe pas ainsi, et pourtant il y a de l’image, du son, chacun fait son travail, Jean-Paul Mugel fait le sien, comme ingénieur du son. La différence, c’est qu’avant de partir dans la grande aventure, quand Philippe parle du geste, il s’agit d’un geste unique, tout le monde ensemble. Et ça, on l’a bien compris, on est tous d’accord — que ce soit moi, la productrice ou le stagiaire régie. Quand on va sur le film, le premier jour, à la première minute de tournage, on fait tous le même geste, et si on réussit ce geste, on réussit le film.
Ce que disait Jean-Paul, c’est qu’il n’attend pas que Philippe fasse sa musique, son cirque, tout ce qu’on veut, on s’en fout, ça n’a aucune importance. Moi, je mange des M&Ms quand je fais des devis, ça m’aide. Philippe, lui, a besoin d’écouter de la musique quand il tourne ! Peu importe… Seulement, Jean-Paul fait son son, et Philippe sait que Jean-Paul fait son son, comme il sait que son opérateur fait son image, sa scripte fait son boulot, bref que tout le monde fait ce qu’il a à faire. Et le soir, on sait qu’on a tourné ce qu’on avait à tourner, on reprend le lendemain, et c’est comme ça qu’on filme. C’est une danse, on est joyeux, on est heureux, on vit pleinement ; on n’est jamais autant vivant que quand on est en tournage avec Philippe Grandrieux. Ce n’est pas spectaculaire, dans l’idée qu’on a de faire un film. Si quelqu’un arrive sur le tournage, il verra qu’on court beaucoup, que ça bouge, mais on travaille ; il n’y a rien d’extraordinaire.
Et pour répondre à la question soulevée tout à l’heure, je ne suis pas une productrice de bande sonore. Du tout ! Je produis plusieurs films, plusieurs types de réalisateurs. Avec Philippe, c’est comme ça que ça se passe. Quand je lis son scénario, quand il me raconte une histoire, je vois et j’entends déjà tout. C’est indissociable. Je ne suis pas en train de me dire « : Oh là là, il va falloir que je produise la bande son, que je trouve plus d’argent pour ça ». Ce n’est pas ainsi que ça marche. Il me raconte une histoire, après il fait tout pour être à peu près prêt, à avoir envie de faire son film, et quand il est vraiment au point, je transcris avec des chiffres, je l’appelle, il vient s’asseoir à côté de moi, on regarde ça ensemble, on se regarde dans les yeux, on tape et on fait. C’est aussi simple que ça. Il n’y a pas de questionnement sur l’importance relative du son, de l’image, des costumes, du maquillage, du décor, du champagne qu’on va boire le soir si on en a envie… Tout est aussi important, et ça ne fait qu’un.
Brigtitte Aknin : Drôle de façon de parler du son !