Filmer la lutte ouvrière
«Si un homme marche sur la pointe des pieds, son poids ne fait aucun bruit» Léonard de Vinci, Carnets.
La douleur et la lutte, ça existe aussi aux U.S.A.
Le film de Barbara Kopple le rappelle crûment, et quand on sait ce que c’est que filmer une grève, admirablement.
C’est que le cinéma militant français n’a pas souvent produit des films de cette qualité. Peu structuré, ou plus exactement en déstructuration continuelle, c’est un cinéma de la bonne cause. Des films parfois au premier degré, sans travail mais non sans dépenses, des cinéastes se perdant en querelles formelles, ou occupés à mendier des bouts de ficelle, des créneaux techniques. Misère de la production.
Et aussi des films assénant depuis le hors-champ un discours plaqué qui signale surtout la pauvreté du tournage, plutôt qu’il ne dicte au public la Vérité : parole obvie qui barre au spectateur la position de supposé savoir, par la monstration de sa supposée ignorance. L’hypostase de la « ligne juste », d’où procède l’unique et adorable sentence sur le peuple souffrant, dispense de tout travail cinématographique (qu’en est-il du trajet effectué par le référent jusqu’à la représentation filmique ?), puisque le film mime déjà la rédemption, un début de délivrance. Certains cinéastes se sont ainsi dessaisis de la simple lucidité de sujet mortel, clamant du haut d’un phare, aux proches poissons qui voulaient bien les entendre, qu’ils étaient en fait à bord des navires, au poste de timonier, et non simples touristes visitant le port.
Triomphe kérygmatique (Kérygme : proclamation par un héraut, annonciation chargée de message) sur la mécréance (sans foi ni loi)1. Mais dépassement de la fonction kérygmatique : le héraut se prend pour un héros, il devient le fils du Père et va « filmer papa, déguisé en phallus prolétaire, envoyé du ciel par maman pour sauver l’Homme, accompagné d’une éducatrice spécialisée, pour jouer le rôle pas-tout, dans la Fiction du tout » (ibidem, J.-P. O.).
Tel était, il n’y a pas si longtemps, le cinéma militant. Hier, l’immaculée conception du code intouchable (le marxisme-léninisme) et aujourd’hui la mécréance (refus de toute doxa). F(e)in(te) de la croyance.
Il en va tout autrement avec Barbara Kopple, qui se dit cinéaste « indépendante ». Entendez par là que les U.S.A. n’ont pas de partis de gauche, de groupuscules où morceler cinquante lignes justes, où vénérer cent fois cent lois.
« La première année, le plus important c’est de collecter de l’argent pour prendre un bon départ ; donc les gens doivent s’atteler à cette tâche ; des communautés religieuses peuvent réunir plus d’argent qu’un cinéaste indépendant…» (B. K., interview Cahiers n° 282.)
D’abord les conditions matérielles de la production (50 heures de pellicule pour Harlan County). Locations, disponibilités, défraiements, labos, etc.
« Pendant la période de filmage de cet épisode du Mouvement des Mineurs pour la Démocratie, j’avais besoin de gens qui puissent me raconter l’histoire des années trente, me parler des difficultés rencontrées à l’époque pour organiser le syndicat, »
Ensuite, l’enquête historique, le problème des racines. Recherche de documents filmés très difficile en France : poids, silence et amnésie des appareils syndicaux, partis ouvriers.
« Faire un travail historique, montrer pourquoi les gens sont prêts à donner leur vie, la corruption des syndicats, les conditions de travail dans la mine : qui sont les gens ? Pourquoi se battent-ils ? Quelle est leur vie ? »
Le film s’ouvre sur les entrailles de la mine, le bruit des machines et la sueur des hommes, se ferme sur la reprise du travail, le retour aux galeries, au charbon noir. Entre temps s’est déroulée la grève, aboutissant à la signature d’une convention collective. Le secteur énergie est la clef de l’économie : il s’agit pour le patronat de faire marcher la machine aux moindres frais. D’où la violence frontale de cette lutte, son succès mitigé.
Barbara Kopple montre à la fois la négativité du travail, et la nécessité sociale d’une certaine production ; son actuel enfermement dans l’économie capitaliste. On a souvent tendance à oublier que les travailleurs sont les seuls producteurs de la valeur. Comment ne pas se sentir solidaires d’eux ? Des intellectuels qui font profession d’analyse planétaire ou qui distillent le sujet dans ses méandres, oublieraient-ils que ceux-là les nourrissent, les vêtissent, les confortent ? Au prix justement de cette négativité, de cette répétition mortelle où se ravale la dignité humaine (au sens de : ravale ta salive, robot merdeux, et le voilà, travaillant comme une bête, sans possibilité d’assister à l’érection réjouie de la valeur (phallique) de son travail, sauf justement dans la bourse de son patron).
Tant de déceptions éprouvées sur le terrain de l’amour du peuple ont entraîné un repli sur la psychanalyse pour les uns, sur le spectacle, pour les autres : ne joue-t-on pas maintenant Wagner en bleu de chauffe2 ?
Le film de B. K. vient à point nous rappeler que, si la mode n’est plus au prolo, le prolo, lui, est toujours au boulot. (La mode, la nouveauté, le changement : pour les ouvriers, les paysans, il n’y aurait de nouveauté possible que dans l’ascension sociale ou la mort, l’entrée dans la lutte, ou l’acceptation morbide, le repli sur soi et la petite famille.)
Rater le réel, c’est justement faire un cinéma de rêve, celui dont l’écran se tient entre la souffrance quotidienne et le sommeil réparateur, oublieux de la tristesse.
« Quand nous sommes venues pour la première fois, ils étaient très méfiants… Les femmes aussi… étaient très méfiantes, puis elles se sont ouvertes complètement à nous. »
Ainsi les grévistes ont rapidement oublié qu’ils étaient filmés, s’abandonnant à la confidence émue, indiquant par là la qualité du rapport entre l’équipe de tournage et les sujets de cette lutte.
Par contre, les jaunes, organisés autour du contremaître Collins en milice armée, n’oublient pas la caméra : « Tous les matins, je me demandais si je reverrais mes parents et mes amis : c’était une question de vie et de mort pour moi aussi. Et cela était bien réel. »
C’est ça évidemment qui fascine le plus dans le film : les cinéastes sont au côté des grévistes, en danger de mort. Point d’identification au regard-caméra, car la caméra est actrice, fondue avec l’histoire qu’elle
montre. Aussi est-elle admirée, déléguée à cette place impossible, trop dangereuse pour que le spectateur s’y confonde. C’est ce défi à la mort, à l’adversaire de classe armé, qui fait descendre la caméra du lieu de supposé savoir à celui, plus difficile, de supposé vaincre.
A l’inverse, parce qu’ils sont en danger de mort, par une sorte d’alliance du feu, les cinéastes peuvent filmer l’infilmable : le cadavre du jeune gréviste abattu par les nervis, les funérailles, la douleur des épouses et des amis, sans violer l’espace intime des sujets.
Ce faisant. la caméra n’est pas dissimulée, comme un appareil de fiction. Elle est bousculée, agressée. Le micro est choqué, montré dans le champ3. De la même manière, B. K. ne s’élimine pas du film : « Show me your press card » demande le contremaître, dans une scène futée, qui vient révéler la force de son parti pris, et la manière dont elle se soustrait à l’agression. Et plus loin, le même contremaître : « Eloigne-les de mon camion, Bill ».
Comment est construit le film ?
Sur les voix et les visages : les ouvriers vétérans parlent, de cette voix au grain rauque, rongée par l’anthracose, et on ne peut vraiment pas imaginer qu’ils racontent des fadaises. Les femmes racontent leur passé, les corps séparés, la misère reconduite, et on ne peut imaginer l’ombre d’un mensonge dans leur regard d’émotion.
Aussi bien, il n’y a pas de voix off dans ce film, mais des narrateurs déléguée, grévistes, qui viennent tour à tour constituer la trame du récit. Ces interviews préparées, toujours en situation4, expliquent le déroulement des faits, d’une voix nette et sans emphase, et leur auteur est dévoilé à l’image. À l’opposé, la voix de Boyle, secrétaire général du syndicat patronal : « Je donnerai la lune, si je le pouvais » — « Je resterai à mon poste jusqu’à 180 ans…». Voix bidon dissimulatrice, voix de son maître. Pareillement, la voix des patrons, souvent cynique, en tout cas technocratique, habituée depuis toujours à se boucher la trompe d’eustache pour rétablir la pression ; elle vient rythmer à contre-sens le décours des voix ouvrières : « L’inhalation de poussier n’endommage absolument pas les poumons ». C’est tellement faux qu’à la fin de la tirade, le président se met les mains en poche, pour ne pas avoir à mentir avec le geste. Ou encore : « Nous faisons tout pour reloger nos gens, mes gens, ce sont mes gens ! »5.
Cependant B. K. ne s’est pas contentée d’exposer par des interviews les conditions de travail, les plates-formes minimalistes (nous sommes des citoyens américains et réclamons nos droits), les leçons politiques du passé (les grèves sanglantes des années 30), les actions à décider (s’unir, se regrouper sur le piquet de grève) ou des récits saupoudrés. Elle montre aussi le déroulement de la grève en y entrelaçant son reportage monté comme une histoire, fictionnalisée (ubiquité de la caméra, progression dramatique vers un meurtre, temporalité). Qu’on se rappelle la scène du train surgissant.dans la brume à 5 heures du matin, scène d’embrayage fictionnel annoncée par le klaxon.
Et dans ce reportage, la caméra va relativement partout, comme dans une fiction. Infilmables (en France) la prison, le tribunal, le conseil d’administration, les tueurs des milices (qui pense pouvoir filmer un commando CFT abattant un gréviste à Reims ?), les hostos, le patronat. Elle va partout, sauf justement dans la vie privée des mineurs et des femmes ouvrières : « On dit que tu couches avec tout le monde ! — Et toi, on dit que tu es alcoolique ! — Assez, nous sommes là pour un contrat — Si on mélange tout ça avec nos histoires personnelles, on n’avance pas. » Mais qu’est-ce que l’histoire personnelle une fois que la grève est finie ? Qui peut se risquer, par ailleurs, en reportage. à traiter un tel problème, sans entamer la vie privée des gens, sans la spectaculariser ?
Au total, ce qui apparaît clairement dans ce film, c’est l’équilibre entre le reportage (fictionnalisé, embrayeur de spectacle) et l’enquête, l’exposé historique. et les voix explicatives, qui ne prennent jamais le spectateur de haut, lui laissant parfois même de la place pour une gratification narcissique ; dans la scène de popularisation à la bourse de New York, l’homme en uniforme finit par dire : « Depuis neuf mois, cette grève ? Je croyais que vous aviez commencé hier ! » De cette méprise, et de cette fraîcheur de ton, on a plutôt envie de rire, mais d’un rire sympa.
Enfin, en plus de cet équilibre, il y a une poétisation, quelque chose qui touche. Harlan County U.S.A. est un film lyrique : 14 chansons, toutes très belles égrènent le film, et dégagent le spectateur d’une trop stricte dévoration des images. Jamais en trop, elle viennent scander de leur justesse les émotions du film, comme des récits poétisés. Exemple : ce duo (filmé) d’une femme et d’un vieillard chantant « O toi la mort, attends, épargne-moi un an encore ».
Ainsi, tout au long de l’ouvrage se glisse vers les spectateurs l’appel initial destiné aux gens de la contrée « Which side ? », « de quel côté êtes-vous ? » Porté par la chanson, le leitmotiv prend tout son sens, quand on comprend son identification à la cause du film, au moins pendant la durée du spectacle.
« Souvent les gens commencent comme radicaux, ils font un film engagé politiquement, deviennent célèbres et oublient qu’ils ont été radicaux, » (B. K., interview Cahiers n° 282.)
Ce qui dévoile l’énergétique propre du cinéaste, et la force de récupération (narcissique) du socius, et symétriquement, son énergie disloquante.
Barbara Kopple et son équipe se sont mis en lice avec la mort, les grévistes ont risqué leur vie dans la lutte, et Lawrence Jones est mort. Pourquoi les gens sont-ils prêts à donner de leur vie ? (Est-elle déjà perdue, basculée dans l’horizon funèbre du capital, ou prise dans un réseau secret d’échanges inconscients ?).
Certains, voyant une bouteille vide, persistent à croire qu’elle est pleine et ne veulent la dépenser. D’autres la jettent à la mer, avec un message dedans. Trouvera-telle un destinataire ?
- Voir article de Jean-Pierre Oudart. Cahiers du Cinéma n°281
- Cf. « Fleurs intempestives », par Jacques Rancière, Cahiers n°278
- Le son est remarquable, pris au micro canon, par B. K. elle-même
- L’expression est de Thérèse Giraud, Cahiers n°278
- Le côté patronal fut sans doute filmé par une autre équipe discrète.