Harlan County, USA : Entretien avec Barbara Kopple & Hart Perry

Harlan County décrit l'histoire d'une communauté du Kentucky au passé légendaire de lutte et de guerre contre les patrons. Le film célèbre l'action collective des mineurs, dont le point de vue est adopté par la caméra. Barbara Kopple n'a aucune prétention de neutralité.

Entretien_avec_Barbara_Kopple_Hart_Perry.pdfHar­lan Coun­ty, USA : Inter­view, réa­li­sé par Alan Rosen­thal (1977)

Tiré de “The docu­men­ta­ry conscience” d’A­lan ROSENTHAL Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Press,1980

Barbara_Kopple_Hart_Perry.pngBar­ba­ra Kopple et Hart Perry


Har­lan Coun­ty a été réa­li­sé entre 1972 et 1976 avec de l’argent pro­ve­nant de fon­da­tions, de cer­tains groupes reli­gieux et de dona­teurs indi­vi­duels. Ce fut le pre­mier film majeur de Bar­ba­ra Kopple en tant que réa­li­sa­trice, et il com­men­ça comme le fil­mage d’un com­bat contre la vieille garde (col­la­bo­ra­tion­niste et cor­rom­pue) au sein des “Uni­ted Mine Wor­kers Union” (Le Syn­di­cat des Mineurs Uni­fiés). Mais lorsque les mineurs de Brook­side, Har­lan Coun­ty, se mirent en grève en juillet 1973 pour la recon­nais­sance et la recon­quête du “Uni­ted Mine Wor­kers Union” comme leur véri­table syn­di­cat, le film com­men­ça à prendre une orien­ta­tion dif­fé­rente. —C’est alors que Kopple s’ins­talle à Brook­side et habite avec les mineurs durant leurs 13 mois de grève.

Har­lan Coun­ty décrit l’his­toire d’une com­mu­nau­té du Ken­tu­cky au pas­sé légen­daire de lutte et de guerre contre les patrons. Dans cette com­mu­nau­té, la ques­tion posée par la chanson:“De quel côté êtes vous, les gars ? » repré­sente la ques­tion essen­tielle de la vie.

Le film célèbre l’ac­tion col­lec­tive des mineurs, dont le point de vue est adop­té par la camé­ra. Bar­ba­ra Kopple n’a aucune pré­ten­tion de neu­tra­li­té. Les mineurs et leurs femmes sont les héros, tan­dis que les patrons et la socié­té Duke Power sont les ennemis.

Les évè­ne­ments sont magni­fi­que­ment pho­to­gra­phiés par Hart Per­ry qui docu­mente les ins­tants silen­cieux et intimes de la com­mu­nau­té aus­si bien que la vio­lence et les conflits. La mise en scène est modeste et il est évident que Bar­ba­ra Kopple est par­ve­nue à éta­blir un rap­port pro­fond avec les mineurs et leurs femmes.

Tan­dis que les évé­ne­ments poli­tiques se déroulent, le spec­ta­teur est entraî­né dans les demeures et à l’in­té­rieur des vies des mineurs, au point de savoir ce que c’est que de man­ger, res­sen­tir et souf­frir avec eux.

Les dan­gers d’un tel film sont nom­breux. Il est facile d’ou­trer les plans simples et esthé­tiques, de “sur-émo­tio­na­li­ser” des situa­tions, et de créer des héros sym­bo­liques. Kopple et Per­ry évitent la plu­part de ces pièges. Bien que le mon­tage soit un peu embrouillé et que cer­tains pro­blèmes res­tent ambi­gus (“unclear”), l’im­pres­sion d’en­semble n’en est pas affec­tée L’es­sen­tiel est que des per­sonnes réelles nous soient pré­sen­tées de façon franche et directe : du chef armé des bri­seurs de grève , au vieil homme mou­rant d’an­thra­cose (“black lung disease”). Et, quand la femme d’un mineur dit, “Même s’ils me tirent des­sus, ils ne pour­ront jamais tuer le syn­di­cat en moi !”, elle incarne une par­tie entière de la vie amé­ri­caine qui n’ap­pa­raît que rare­ment à l’écran.

Le film expose les pro­blèmes prin­ci­paux, mais donne aux spec­ta­teurs quelque chose de plus : un sen­ti­ment d’ad­mi­ra­tion pour les mineurs et pour une com­mu­nau­té dont les membres par­viennent à vivre dans une grande digni­té mal­gré de ter­ribles souffrances.

Pour Bar­ba­ra Kopple, à 33 ans, ce film repré­sente quatre ans d’un inces­sant dévoue­ment. Aupa­ra­vant, elle avait tra­vaillé sur d’autres films comme mon­teuse, pro­duc­trice et tech­ni­cienne du son. Elle avait été très enga­gée dans la réa­li­sa­tion de Hearts and Minds, Win­ter Sol­dier, et Richard the Third.

Le ren­contre enre­gis­trée ci-des­sous eut lieu durant un bref répit entre ses voyages pré­ci­pi­tés à tra­vers le pays et ses dis­cours en faveur des mineurs et d’autres groupes. Quelque part dans l’a­ve­nir, disait-elle, il y avait l’es­poir d’un film “dra­ma­tique” sur la lutte des ouvriers tex­tiles du sud pour syn­di­ca­li­ser les manu­fac­tures de tex­tiles de J.P. Stevens.

L’oc­ca­sion de voir Bar­ba­ra Kopple m’a aus­si per­mis de dis­cu­ter avec Hart Per­ry. Entre eux, il existe un rap­port mani­feste et une com­pré­hen­sion qui semble l’une des rai­sons de la qua­li­té du film. L’ex­pé­rience de Per­ry a consis­té essen­tiel­le­ment dans des films pour la télé­vi­sion. Il a été l’un des came­ra­men de Wood­stock, camé­ra­man de The 51st State, et de Carole King. Il a gagné cinq Emmies pour la pho­to­gra­phie, dont un pour une par­tie de The Great Ame­ri­can Dream Machine. Comme met­teur en scène, il a réa­li­sé entre autres, Vete­rans, Conven­tion, et Ste­phen Sond­heim.


Inter­view, par Alan Rosen­thal (1977)

Ce cha­pitre a été enre­gis­tré lors d’une dis­cus­sion ouverte sur le film au Fla­her­ty Inter­na­tio­nal Film Semi­nar, Août, 1977. Quelques ques­tions sont les miennes, mais cer­taines ont été posées par d’autres per­sonnes mal­heu­reu­se­ment, non iden­ti­fiables.

Q : Vous avez pas­sé quelques années enga­gée dans un film qui n’a ces­sé tout ce temps de croitre et de se rami­fier. Com­ment avez vous abor­dé vous le sujet au départ ? Je pré­sume que le film a dû com­men­cer comme un pro­jet plus court, plus spé­ci­fique.

K : L’i­dée d’o­ri­gine consis­tait à fil­mer le mouvement“Miners for Demo­cra­cy”. Après le meurtre de Yablons­ki, un siège s’est déve­lop­pé à l’in­té­rieur du mou­ve­ment des mineurs. Ils en avaient assez de la dic­ta­ture et vou­laient un chan­ge­ment de direc­tion. Des diri­geants qui, disaient-ils, les repré­sen­te­raient vrai­ment. Ils vou­laient ‑entre autres reven­di­ca­tions- obte­nir le droit de rati­fier leurs propres contrats. Le film a com­men­cé comme ça. Nous avons vou­lu enre­gis­trer ce moment, cette agi­ta­tion. J’ai pen­sé que ce serait incroyable d’en­tendre trois hommes, dont l’un avait tra­vaillé 26 ans dans les mines et qui était para­ly­sé par l’an­thra­cose (“black lung”), se pré­sen­tant contre Tony Boyle (le syn­di­ca­liste “bidon”). En plus, il n’y avait jamais eu de vraie élec­tion dans le “Uni­ted Mine Wor­kers Union”.

Q : Où avez-vous trou­vé de l’argent pour le film ?

K : Réunir les fonds fut très dif­fi­cile. On nous a accor­dé un prêt de $9,000 au début avec la pro­messe que cette per­sonne four­ni­rait l’argent pour le film entier. Lorsque je suis reve­nue après le pre­mier tour­nage j’ai fait l’er­reur de mon­trer des rushes. Et puis cet homme char­mant a déci­dé qu’une femme de 26 ans ne pour­rait jamais réa­li­ser un film poli­tique majeur et a choi­si de ne pas le finan­cer. Voi­là où j’en étais, après avoir voya­gé pen­dant un an dans les bas­sins houillers, après avoir ren­con­tré des gens mou­rant de “black lung” et vivant sous oxy­gène ; après avoir connu des veuves de mineurs tués dans les mines ; après avoir écou­té des vieux par­ler des années 30 et s’ex­pri­mer en chan­sons ori­gi­nales… j’ai sim­ple­ment vou­lu conti­nuer. J’a­vais vrai­ment des sen­ti­ments forts à pro­pos de ce que j’a­vais vu et ressenti.

A ce moment là, j’ai com­men­cé à me ren­sei­gner sur les fon­da­tions. J’ai appris qu’il fal­lait être (une asso­cia­tion) à but non lucra­tif et exempt d’im­pôts. Il fal­lait rendre des dos­siers incroyables qui répondent à tout : d’où vous vou­liez le dis­tri­buer à exac­te­ment ce que vous tour­ne­riez. Ils avaient des conseils d’ad­mi­nis­tra­tion avec les esprits les plus incroyables que l’on pour­rait espé­rer ren­con­trer. His­to­riens de tra­vail, éco­no­mistes, et autres. Et je me suis dit, “Si c’est ça qu’ils veulent, mieux vaut essayer de le faire.” Donc, je l’ai fait. J’ai dû pos­tu­ler à des cen­taines de fondations.J’ai été refu­sée par un grand nombre d’entre elles, mais j’ai fait toutes sortes de choses pour conti­nuer à avancer.

Par exemple, j’en­trais dans des banques et je disais, “Hé, vous vou­lez inves­tir dans un film sur le char­bon­nage?” Ils pen­saient que j’é­tais folle. Ensuite je disais, “O.K. Alors, est-ce que je peux uti­li­ser votre pho­to­co­pieuse ? Et votre machine à tim­brer ?” Je res­tais là, je pho­to­co­piais 117 pro­po­si­tions, et puis je les tim­brais toutes. Je fai­sais mes col­lages à même le sol. Ca a conti­nué pen­dant les quatre années de la réa­li­sa­tion du film. A la fin du film, j’a­vais accu­mu­lé une dette de $60,000.

P : Bar­ba­ra a mis au point une tech­nique que j’ai emprun­tée et trou­vée très utile. Elle rece­vait un tas de lettres de refus qui s’a­mon­ce­laient, mais elle rap­pe­lait pour deman­der pour­quoi elle avait été refu­sée. Ensuite elle trou­vait d’autres fon­da­tions aux­quelles pos­tu­ler mais pas avant d’a­voir rap­pro­ché et mis à pro­fit le conte­nu de ces refus.

K : Je pos­tu­lais aus­si année après année à la même fon­da­tion. Cer­taines d’entre-elles, après trois ans, me don­naient enfin une bourse. Pour celles qui conti­nuaient à refu­ser je télé­pho­nais, et deman­dais pour­quoi. Puis je les invi­tais à venir voir le métrage et je leur deman­dais une liste d’autres gens sus­cep­tibles de m’ai­der. En fait j’ai com­men­cé deve­nir une sorte d’ex­perte sur les fondations.

Q : Quelles étaient cer­taines des rai­sons de refus ?

K : J’ai reçu une lettre expli­quant qu’ils ne spon­so­ri­saient que les oiseaux et les arbres parce qu’ils ne répondent pas… La plu­part disaient, “Vous ne cadrez pas avec nos prin­cipes. Nous n’ai­dons que le contrôle des armes,” etc. Les lettres sont for­mi­dables. Je peux en rire main­te­nant, mais à l’é­poque je m’é­ner­vais beaucoup.

Q : Quelles étaient vos impres­sions et quelles étaient les réac­tions des mineurs à votre égard lors de votre arri­vée à Har­lan County ?

K : Lorsque je suis arri­vée à Har­lan Coun­ty j’ai eu de la chance, parce que plu­sieurs des orga­ni­sa­teurs avaient com­bat­tu pour le “Miners for Demo­cra­cy Move­ment” (le mou­ve­ment des Mineurs pour la Démo­cra­tie). C’é­tait ce que j’a­vais fait pen­dant un an, alors je connais­sais des gens. Je me sou­viens du pre­mier matin de mon arri­vée à Har­lan Coun­ty. On avait quit­té le Ten­nes­see très tôt et étions arri­vés à Har­lan vers 4h30 ; je suis allée voir un des orga­ni­sa­teurs et j’ai deman­dé “Que s’est-il pas­sé?” Il a dit : “des­cends la route. Tra­verse le pont et tu ver­ras la grève. Les forces de l’ordre (“state troo­pers”) y sont aus­si.” Alors on y est allé.

On a tra­ver­sé le pont et vu les femmes avec des badines et les forces de l’ordre avec des matraques. Et je me voyais mal sor­tir de la voi­ture et dire, “Salut, je suis une réa­li­sa­trice de New York. Je suis venue fil­mer votre his­toire.” Et pen­dant que je réflé­chis­sais, les autres dans la voi­ture disaient, “Pour­quoi est-ce tu ne te reprends pas?” (“Why don’t you get it toge­ther?”) et d’autres choses du genre. Puis j’ai re-tra­ver­sé le pont et j’ai dit à un des orga­ni­sa­teurs, “Pré­sente nous”. Alors, il nous a pré­sen­tés, mais au début les femmes ne nous ont pas fait confiance. Elles nous don­naient des noms ridi­cules — elles disaient qu’elles étaient Mar­tha Washing­ton et Flo­rence Nigh­tin­gale. On a mis une semaine de par­ti­ci­pa­tion conti­nuelle au piquet de grève pour obte­nir une cer­taine acceptation.

Vers le troi­sième jour, on a eu un gros acci­dent de voi­ture. La voi­ture était cabos­sée et notre maté­riel cas­sé, mais nous sommes venus à la grève quand même. Et elles nous ont pris pour des fous, puis elles se sont vrai­ment ouvertes. Nous avons habi­té avec les mineurs, dans leurs mai­sons. Ils nous ont nour­ris. Je leur ai sou­vent appor­té des films comme Salt of the Earth et The Inhe­ri­tance. On a tout fait avec eux, du dépe­çage des porcs à la créa­tion d’un jour­nal, The Har­lan Labor News. Il s’a­gis­sait d’un véri­table enga­ge­ment dans cette vie.

J’ai habi­té là 13 mois et après quelques temps les gens ne nous recon­nais­saient plus sans notre maté­riel. Je me sou­viens de Loïs, la femme forte qui tire le revol­ver de sa robe dans le film, me disant, “D’ac­cord Bar­ba­ra, tu peux venir sur le piquet de grève.” Et je disais, “Chut ! On te filme. Tu ne doit pas dire ça” Et elle disait, “Je sais. Mais je dois te mettre sur la liste. Tu dois abso­lu­ment y être.” Elles oubliaient, tout sim­ple­ment. Je me sou­viens du matin où elle a dit ça parce que c’é­tait vrai­ment effrayant. Tous les mineurs avaient des revol­vers. On savait qu’il y aurait beau­coup de pro­blèmes et on avait été mitraillé le jour pré­cé­dent. Donc, tout le monde était très ner­veux, moi compris.

Q : N’a­vez-vous jamais réel­le­ment craint pour vos vies ?

K : Oui. Les bri­seurs de grève (“scabs”) et leurs hommes de main nous ont dit que s’ils nous voyaient seuls, ils nous tue­raient et pen­dant les der­nières semaines de grève la vio­lence s’est inten­si­fiée et nous por­tions des armes. Mais seule­ment la nuit parce que nous ne vou­lions pas être attra­pés armés pen­dant la jour­née, ça aurait été une excuse pour nous tuer. C’é­tait facile à ima­gi­ner. “Equipe de film de New York trou­vée morte. La femme por­tait un pis­to­let 45”. Quelque chose de ce genre. Une nuit, ils tiraient sur les mai­sons des mineurs en contre bas. J’é­tais dans la mai­son et je devais aller aux toi­lettes, mais comme ils n’a­vaient pas de plom­be­rie à l’in­té­rieur, nous allions tou­jours dehors avec “un ange gar­dien”. Hart a eu la gen­tillesse de m’ac­com­pa­gner. Hart por­tait un M‑l. J’a­vait un 357 Mag­num. Tout ça juste pour aller aux toilettes.

P : Ils étaient en train de tirer sur la mai­son du bas.

K : Alors, je res­tais là à écou­ter les coups de feu et on était dans un endroit qui avait l’air assez sûr. Puis on a enten­du un bruis­se­ment dans les buis­sons, on a dégai­né nos armes et un chien est appa­ru. C’est dire com­bien on avait peur. Il était envi­ron 4 à 5h du matin et il y avait essen­tiel­le­ment des femmes et l’é­quipe du film sur le piquet de grève. Des coups de feu et des balles tra­çantes sont sor­tis de nulle part. On ne savait pas d’où ils venaient. Si le but était de nous tuer. S’ils visaient à mi-corps ou au-des­sus de nos têtes. On ne com­pre­nait pas ce qui se passait.

Ensuite les bri­seurs de grève sont arri­vés et leur chef nous a mis en joue. Il n’a­vait qu’à bou­ger le doigt, et l’un d’entre nous dis­pa­rais­sait. C’est nous qu’il visait, plus par­ti­cu­liè­re­ment Hart. Ils ont tra­ver­sé le pont et sont reve­nus. Je les ai sen­tis reve­nir et je savais que l’é­quipe du film serait leur pre­mière cible. Hart était devant et la per­sonne qui s’oc­cu­pait de la lumière un peu plus loin. Je m’oc­cu­pais du son et j’ai bête­ment pen­sé, “Bon, ils hési­te­ront plus à bles­ser une femme qu’un homme.” Ils ont mar­ché sur Hart, et ils m’ont prise, ont pris Hart, ont pris Ann. Nous ont pris cha­cun indi­vi­duel­le­ment et nous ont bat­tus. J’ai eu de la chance parce que j’é­tais en par­tie pro­té­gée par le magné­to­phone ; j’a­vais une longue perche d’a­lu­mi­nium avec un micro au bout et j’ai com­men­cé à les frap­per en retour…

P : Dans un jour­nal de John Birch un des hommes armés a décrit l’in­ci­dent. Il a dit avoir été frap­pé par une tech­ni­cienne du son qui était mieux armée que lui. C’é­tait une scène très confuse. Cer­tai­ne­ment étrange et ter­ri­fiante. On n’est pas mitraillé tous les jours. Mais on conti­nuait à fil­mer. La camé­ra était cabos­sée mais elle mar­chait quand même. C’est pro­ba­ble­ment une des scènes les plus dra­ma­tiques du film mais elle est sous expo­sée puisque l’in­ci­dent a eu lieu à 4h30 du matin.

Le chef des mer­ce­naires a enfon­cé son arme dans le ventre d’un mineur. J’ai enten­du un pis­to­let tom­ber. Le mineur avait des pis­to­lets dans sa poche arrière. Un était tom­bé mais il a appuyé l’autre sur le ventre du sbire. Ensuite un autre bri­seur de grève s’est appro­ché et a visé la tête du mineur. J’é­tais à trois mètres de la scène et je l’ai fil­mé Je sup­pose que c’est sim­ple­ment une des réa­li­tés de la réa­li­sa­tion de docu­men­taires. C’é­tait une situa­tion étrange. En la fil­mant, j’hé­si­tais entre uti­li­ser la camé­ra pour bri­ser la tête du mec ou pour enre­gis­trer. C’é­tait une expé­rience très troublante.

Q : Dans le film vous dites à un des bri­seurs de grève que vous avez une carte de presse. En aviez-vous ? C’é­tait évi­dem­ment pour le faire reculer.

K : Oui. On en avait plu­sieurs. Mais on a fait ça en se disant que ça les dis­sua­de­rait peut-être de nous tuer, s’ils pen­saient que leur image en souf­fri­rait. En fait, on était trois per­sonnes sans le sou et sans aucun sou­tien, alors on a essayé quelque chose qui pour­rait nous rendre un peu plus crédibles.

Q : La police vous a‑t-elle posé des problèmes ?

K : Non. Le jour de mon arri­vée à Har­lan Coun­ty j’ai été pré­sen­tée au chef de la police locale et on a eu des entre­tiens plu­tôt inté­res­sants. Il pen­sait qu’à Har­lan Coun­ty le meurtre n’é­tait pas un crime. C’é­tait un crime pas­sion­nel Les vrais cri­mi­nels étaient les cam­brio­leurs et les voleurs.

Q : En quoi le temps pas­sé sur ce film a‑t-il influen­cé la qua­li­té de ce que vous avez tour­né ? Une durée aus­si longue a dû être à la fois utile et frustrante?.

P : La durée du tour­nage s’est avé­rée très impor­tante. On a pu tour­ner des prises de vues par­ti­cu­lières. On a vu les évé­ne­ments se dérou­ler en temps réel. Ca nous a per­mis de déve­lop­per un éclai­rage par­ti­cu­lier. De décou­vrir ce qu’on était en train de faire. D’é­ta­blir des rela­tions véri­tables avec les gens. Le temps n’a jamais repré­sen­té une prime. Il n’y avait ni pro­duc­teur, ni bud­get. Et cela engendre une cer­taine liberté.

Q : Vous avez dû abor­der la situa­tion avec des pré­ju­gés humains sur la façon dont les mineurs vivent, tra­vaillent, agissent et pensent. Des a prio­ri issus des médias et de votre édu­ca­tion — com­ment marchent les syn­di­cats, les gérances. Les­quels de ces pré­ju­gés ont du être rectifiés ?

K : En me pro­me­nant dans les bas­sins houillers, j’ai com­men­cé à apprendre les choses avec un point de vue très dif­fé­rent. Dans une situa­tion sur laquelle je sais peu, j’ai ten­dance à me lais­ser aller à ce qui se passe, à n’être cho­quée par rien et juste conti­nuer. Je prends tout ce qu’on veut me don­ner comme expé­rience, bon ou pas, sim­ple­ment pour com­prendre. On a fait des choses assez folles pen­dant notre séjour et je crois que tout ce que j’a­bor­dais de façon aca­dé­mique sur les syn­di­cats n’a­vait rien à voir avec ce que j’ai vu et res­sen­ti. Je suis deve­nue beau­coup plus poli­tique. J’ai com­men­cé à apprendre qui était l’en­ne­mi. Com­ment le com­battre. J’ai appris beau­coup de choses dont je n’a­vais aucune idée avant.

Q : L’é­quipe appa­raît dans le film, pose des ques­tions et on sent qu’elle est très concer­née. Avez-vous hési­té à les impliquer ?

K : J’ai ten­té d’ex­traire du film les sen­ti­ments de l’é­quipe, parce que quelques fois les spec­ta­teurs ont ten­dance à s’i­den­ti­fier aux per­sonnes qui ont fait le film plu­tôt que de faire face aux pro­blèmes de fond. Et j’ai vrai­ment vou­lu mini­mi­ser autant que pos­sible la pré­sence de l’équipe.
P : On a essayé de lais­ser les gens se déployer comme des per­son­nages. Ce n’é­tait pas le genre de docu­men­taire où il y a un entre­tien for­mel. Nous avons obser­vé des com­por­te­ments, des nuances de com­por­te­ment, et nous avons essayé d’être conscients des scènes pen­dant qu’elles se développaient.

Q : D’où venaient les mer­ce­naires et les bri­seurs de grève ?

K : Quelques-uns venaient de la popu­la­tion locale. D’autres étaient impor­tés de la pri­son locale. L’en­tre­prise les en a fait sor­tir en disant qu’ils seraient réha­bi­li­tés. Par­mi eux, cer­tains avaient été jugés pour assas­si­nat. Quelques-uns des bri­seurs de grève habi­taient la porte à côté de celle des mineurs et je me deman­dais tou­jours com­ment c’é­tait pos­sible. Puis un mineur m’a racon­té que dans les années trente quand il y avait toutes ces luttes, si votre grand-père était un homme de syn­di­cat, toute la famille était syn­di­quée. Si votre grand-père était un “scab” (bri­seur de grève), toute la famille était “scab”.

Q : Com­ment avez-vous obte­nu l’au­to­ri­sa­tion de fil­mer la pri­son, l’as­sem­blée des action­naires et la salle d’au­dience du tribunal ?

K : Dans la salle d’au­dience ? Eh bien, j’a­vais l’ha­bi­tude d’u­ti­li­ser un micro H.F. quand je ne pou­vais accé­der là où je vou­lais enre­gis­trer et savoir ce qui se pas­sait. Alors j’ai posé un micro sans fil sur un accu­sé dans la salle d’au­dience. Il y avait une agi­ta­tion et une confu­sion ter­ribles dans la salle. Tout le monde se levait et don­nait des ver­sions dif­fé­rentes au juge. Hart a vu tout ce désordre, a ouvert la porte du fond de la salle d’au­dience (n’é­tant pas à l’in­té­rieur), et a fil­mé. Autre­ment dit, il a fil­mé de l’extérieur.

Pour la pri­son, on est sim­ple­ment entrés. On a sui­vi les condam­nés en sou­riant aima­ble­ment au gar­dien, on a avan­cé et on a fil­mé. A l’as­sem­blée des action­naires ils ne lais­saient entrer qu’un d’entre nous. Comme je me dou­tais qu’ils ne lais­se­raient entrer ni Hart, ni moi, j’a­vait déjà pla­cé un micro sur un mineur. Alors nous avons pris un air déso­lé et dit, “Bon, d’ac­cord, on fera entrer seule­ment la camé­ra.” Je suis res­tée dehors, Hart est entré, et c’est grâce au mineur qu’on a eu le son.

P : Nous étions inquiets pen­dant le tour­nage au tri­bu­nal parce que le micro était sur un des accu­sés et on avait peur, s’il était condam­né, de ne plus pou­voir récu­pé­rer le micro.

Q : Pou­vez-vous nous par­ler un peu du montage ?

K : L’é­tape du mon­tage a été l’un des moments les plus soli­daires du film. Cinq ou six per­sonnes ont col­la­bo­ré au mon­tage. Nan­cy Baker était la mon­teuse chef ; elle tra­vaillait avec une grande rigueur et était vrai­ment dévouée au projet.

On vision­nait envi­ron dix heures et demi de rushes (“rough-cut mate­rial”) et puis on s’as­seyait autour d’une table pour en dis­cu­ter. Et on ne pou­vait pas dire, “O.K, ça ne marche pas parce que c’est ennuyeux,” ou “Ca ne coule pas, ça n’a pas de rythme…” On ne pou­vait pas dire ça. En fait les gens devaient vrai­ment com­prendre et réflé­chir poli­ti­que­ment sur ce qui était pré­sen­té. Quand ils avaient des cri­tiques, ils le disaient. Ils ont essayé de faire des rap­pro­che­ments et aus­si d’of­frir des alter­na­tives de mon­tage. Cer­tains n’a­vaient jamais tra­vaillé sur un film et vou­laient apprendre et étaient très impli­qués politiquement.

Au mon­tage, le film était vrai­ment mons­trueux à construire puis­qu’il fal­lait y inté­grer toutes sortes d’élé­ments. Il y avait le métrage concer­nant les réserves, le métrage sur l’an­thra­cose (“black lung”), ceux sur la sécu­ri­té des mines, le tra­vail dans les mines, la sécu­ri­té natio­nale, le contrat natio­nal de char­bon­nage, celui sur la pro­duc­tion du char­bon. Plus l’his­toire entière de Har­lan. Plus la musique. Mettre tous ces ingré­dients ensemble pour obte­nir quelque chose de cohé­rent, avec une forme claire, c’é­tait un bou­lot mons­trueux. On a réus­si à inté­grer presque tout ce qui avait été tour­né, sauf l’ex­ploi­ta­tion minière à ciel ouvert. Ça, c’é­tait un tout autre pro­blème et il ne res­tait plus de place pour l’inclure.

P : Pen­dant qu’on tour­nait le film on gar­dait à l’es­prit une struc­ture géné­rale. On était en train de racon­ter l’his­toire de Har­lan et de déve­lop­per des per­son­nages. Puis on a trai­té les autres pro­blèmes comme des actions parallèles.

K : Dit comme ça, ça semble trop facile. On avait une ébauche d’i­dée mais sans savoir si l’his­toire géné­rale pré­cé­de­rait l’his­toire de Har­lan ou l’in­verse. Tout cela s’est mis en place au mon­tage. Et, bien sur, cer­taines choses qu’on avait tour­nées en pen­sant que ça mar­che­rait très bien ne s’in­té­graient pas du tout au montage.

Q : Vous avez dis­cu­té de la coopé­ra­tion au mon­tage. Et pour la réa­li­sa­tion, quel était le degré de coopération ?

K : J’ai com­men­cé le film en 1972 et d’un bout à l’autre du pro­jet beau­coup de per­sonnes y ont contri­bué parce qu’il est dif­fi­cile de deman­der à un même groupe de gens de s’ab­sen­ter pour une longue durée. Mon rôle consis­tait à trou­ver les fonds, déci­der qui fil­mer et à quel endroit, com­ment fil­mer tout en sui­vant la situa­tion. Je suis allée à la direc­tion pour com­prendre ce qui arri­vait aux orga­ni­sa­teurs. Nombre de gens ont par­ti­ci­pé, mais je suis la seule à être res­tée du pre­mier jour au der­nier. D’autres gens sont venus aider, ont appor­té une éner­gie et un sou­tien énormes et ont tra­vaillé dur pour faire du film ce qu’il est aujourd’hui.

P : Bar­ba­ra avait la vision du pro­jet dans son ensemble, ce qui était essen­tiel à tous ceux qui ont tra­vaillé sur le film.

Q : Et vous avez réus­si à trans­mettre cette vision à toutes les dif­fé­rentes per­sonnes avec les­quelles vous avez travaillé ?

K : Ce n’é­tait pas vrai­ment néces­saire. Les per­sonnes qui m’en­tou­raient étaient des gens que je connais­sais depuis des années et avec les­quels j’a­vais déjà tra­vaillé. Hart et moi avions col­la­bo­ré à plu­sieurs pro­jets, et ceci s’ap­plique à toute l’é­quipe. Chaque per­sonne devait être très sin­cère pour accep­ter de venir et tra­vailler dans une telle situa­tion. Il était aus­si très impor­tant que les gens qui par­ti­ci­paient au film soient enga­gés poli­ti­que­ment et sachent réagir face au dan­ger. Sur place il n’y avait que des gens que je connais­sais et avec les­quels j’a­vais long­temps travaillé

Q Donc la réa­li­sa­tion a été un tra­vail d’é­quipe plu­tôt qu’une oeuvre individuelle.

P : Il me semble, oui.

Q : Vous avez dit que lorsque vous êtes arri­vés, la grève était com­men­cée et les forces de l’ordre étaient pré­sentes. Or, vous ouvrez le film sur ces plans gra­cieux, ces plans incroyables des mineurs sau­tant sur la bande trans­por­teuse, filant le long de la col­line et s’en­gouf­frant dans les mines. Suivent des prises de vue à l’in­té­rieur des mines. Quand les avez-vous tour­nées ? Et com­ment avez-vous obte­nu l’au­to­ri­sa­tion de l’en­tre­prise alors que vous aviez été sur le piquet de grève ?

K : Cette scène a été tour­née dans une autre mine de Har­lan Coun­ty. Ce n’é­tait pas la “Eas­to­ver Mining Co.” On essaye d’y mon­trer l’ex­trac­tion de houille basse. Pour cette mine là, Hart a ren­con­tré le contre­maître dans un maga­sin et a enga­gé la conver­sa­tion. Nous lui avons dit que nous vou­lions fil­mer et avons pu ren­con­trer le pro­prié­taire de la mine qui était plu­tôt jeune et suf­fi­sant. On l’a per­sua­dé de nous lais­ser tour­ner dans cette mine afin qu’il puisse mon­trer à ses petits enfants com­bien les mineurs étaient heu­reux, comme les condi­tions de tra­vail étaient bonnes et ce qu’il fai­sait, etc.

La der­nière mine qu’on voit dans le film est “Conso­li­da­ted Coal”. J’ai écrit une lettre type deman­dant une auto­ri­sa­tion et, bien enten­du, ils ont refu­sé. A cette époque, le contrat natio­nal de houille allait com­men­cer et j’a­vais de très bons amis au syn­di­cat local. Je les connais­sais depuis 1972 et ils m’ont sou­te­nue. Ils ont dit, vous savez, la période de grève sera beau­coup plus facile si vous lais­sez entrer ces étu­diants dans la mine, ils veulent fil­mer un peu. Ils viennent de New York, et il n’y a pas de grande indus­trie à New York. Des choses du genre. On a donc pu des­cendre et filmer.

Or j’a­vais par­lé avec un type au télé­phone et ma voix doit être très recon­nais­sable parce que Phil a fait cette par­tie du film, et il a lais­sé échap­per mon pré­nom plu­sieurs fois, alors qu’on avait divers pseu­do­nymes. Tan­dis qu’il par­lait avec un fonc­tion­naire des mines, il a oublié de m’ap­pe­ler Suzy, et m’a appe­lée Bar­ba­ra. A la fin de la jour­née ce type a dit, “Vous n’êtes tout de même pas la Bar­ba­ra Kopple qui fait un film sur les mineurs?” Puis il a com­men­cé à s’a­gi­ter et ses sbires ont essayé de nous reprendre le film. Alors, je leur ai don­né envi­ron dix pel­li­cules de film non expo­sé et on a fichu le camp.

Q : Qu’ont obte­nu les mineurs dans ce contrat ? Après une grève de trente mois, qu’ont-ils acquis ?

K : Les salaires ont été por­tés à $57 par jour. Les vacances sont pas­sées de cinq à dix jours. Les pen­sions sont pas­sées de $150 à $250 par mois. Ils ont per­du le droit de faire la grève, mais pro­ba­ble­ment ils étaient enga­gés dans un pro­ces­sus de doléances.

Q : Avez-vous son­gé à inclure cette infor­ma­tion dans le film ?

K : Eh bien, je pen­sais que les mineurs de la grève en avaient un peu par­lé. Ils se deman­daient si dix jours seraient suf­fi­sants pour vider leurs pou­mons de la pous­sière de char­bon. Et ils com­pa­raient leur trai­te­ment à celui des ouvriers des acié­ries, qui ont 13 semaines. Alors, j’ai pen­sé que les gens sai­si­raient les grandes lignes du contrat.

Q : Lorsque vous avez fait ce film avez-vous pris en compte le fait que beau­coup de spec­ta­teurs n’au­raient ni la connais­sance, ni l’ex­pé­rience, ni le sens de l’his­toire de tous ces inci­dents et ces motifs. Que pour beau­coup d’entre eux Har­lan Coun­ty et les pro­blèmes des mineurs venaient d’une autre pla­nète ? Avez-vous pen­sé au public en fai­sant le film, et cela a‑t-il influen­cé votre approche ?

K : Cela va avoir l’air ter­rible, mais je n’y avais jamais vrai­ment pen­sé. Pen­dant que je fil­mais à Har­lan ça m’é­tait égal que le film abou­tisse. Je crois que j’é­tais plus enga­gée dans le conflit et que j’ai uti­li­sé le film comme un moyen pour m’en sor­tir. C’é­tait juste quelque chose que je fai­sais. Je tra­vaillais et je n’ai pas eu peur quand les évè­ne­ments ont com­men­cé à affluer parce que par­fois on est der­rière une camé­ra ou un magné­to­phone comme un ani­mal stu­pide. On est là mais sans être tota­le­ment enga­gé, et on est occu­pé par le travail.

En ce qui me concerne, je crois que la lutte consis­tait à aller de l’a­vant jour après jour, à res­ter en vie, à trou­ver de l’argent — et c’est tout. Je ne pen­sais sim­ple­ment pas que le film serait un jour pro­je­té quelque part. Je ne pen­sais pas à grande échelle. Je me suis dit, “D’ac­cord. Peut-être que mes amis le ver­ront. Peut-être que le Musée Whit­ney le mon­tre­ra. Peut-être que les syn­di­ca­listes et les gens de Har­lan le ver­ront.” Je ne soup­çon­nais jamais qu’il irait beau­coup plus loin et je suis encore stu­pé­faite de l’ac­cueil qu’il reçoit…

Q : Vous avez enre­gis­tré de nom­breux rushes ?

K : On a tour­né 50 heures de film sur une période de trois ans. On en a sans doute trop fait. On pour­rait faire des film entiers sur l’an­thra­cose (“black lung”), la sécu­ri­té dans les mines, etc. Mais en fin de compte, ça n’est pas mal.

Q : Êtes-vous satis­faite de votre film paral­lèle, qui concerne plu­tôt la situa­tion poli­tique des mineurs ? Cer­tains disent qu’il est dif­fi­cile d’en suivre les méandres sans connaître la poli­tique des mines.

K : Non, je pense que ce n’est pas vrai. Je crois que la poli­tique des mines est bien cou­verte et expli­quée dans le film. Pour­tant, la conclu­sion du film signi­fie que l’on ne peut pas faire confiance à la direc­tion, quelle qu’elle soit. On ne peut pas faire confiance au gou­ver­ne­ment. On ne peut pas faire confiance aux exploi­tants des mines. Il faut conti­nuer à lut­ter et avoir des bases vrai­ment stables sur les­quelles s’ap­puyer pour avan­cer. Avoir rem­por­té un conflit ne veut pas dire qu’on peut se lais­ser aller. On doit conti­nuer jus­qu’à la lutte sui­vante. Le film essayait de mon­trer le point de vue d’en bas. Il s’a­gis­sait du gros des troupes plu­tôt que de la direction.

Q : Les syn­di­cats vous distribuent-ils ?

K : De nom­breux syn­di­cats uti­lisent le film lors de fêtes de cha­ri­té. Et il est pro­je­té aux conven­tions. Il est mon­tré aux syn­di­cats locaux pour col­lec­ter des fonds. Il est très employé dans les régions minières. Les mineurs ont leurs propres exemplaires.

Q : Com­ment le film a‑t-il été reçu par la direc­tion des syndicats ?

K : Les bureau­crates syn­di­caux ne l’ap­pré­cient pas parce qu’il n’est pas très favo­rable aux diri­geants. Donc, ils ne le pro­jettent pas. Leurs employés sont ceux qui le demandent et l’utilisent.

Q : Je crois que vous avez enfin un dis­tri­bu­teur com­mer­cial. Quelle est la base de votre accord avec lui ? N’y a‑t-il pas un conflit entre les objec­tifs sociaux et poli­tiques du film, et les visées hau­te­ment com­mer­ciales du distributeur ?

K : J’ai eu du mal à déci­der si je devais le dis­tri­buer moi-même ou le confier à quel­qu’un d’autre. Grâce à l’aide de beau­coup d’a­mis, nous avons réuni envi­rons $170,000 pour le dis­tri­buer nous-mêmes. Cepen­dant, après avoir lut­té dans cette direc­tion, nous avons chan­gé d’a­vis, car il ne se pas­sait plus rien. J’a­vais très peur de devoir rendre l’argent avec un inté­rêt de 5,5%, et si après un an ou deux le film ne mar­chait pas, je pou­vais être débi­trice de 200.000 $. De plus, ça ferait de moi une femme d’af­faires, ce pour­quoi je ne suis pas très douée et ce que je ne sou­haite pas devenir.

Les ciné­mas ont ten­dance à arna­quer les indé­pen­dants parce qu’ils n’ont pas d’autre pro­duit à venir, et lors­qu’on veut tou­cher notre argent ils disent sim­ple­ment, “Faites nous un pro­cès!” Pour de mul­tiples rai­sons j’ai donc opté contre l’auto-distribution du film. Pour­tant, au lieu de pas­ser un contrat finan­cier avec le dis­tri­bu­teur j’ai pas­sé un contrat poli­tique avec lui. Ceci me per­met de choi­sir dix pré­sen­ta­tions poli­tiques par an à ses frais. Des groupes en Appa­la­chie obtiennent le film gra­tui­te­ment et des foyers socio­cul­tu­rels (hors du cir­cuit ciné­ma­to­gra­phique) l’ob­tiennent à 50% s’ils ne peuvent pas payer la loca­tion. Les gens qui pos­sèdent une carte de syn­di­cat béné­fi­cient d’une réduc­tion de $1.00 ou $1.50 sur le prix du billet. J’ai réus­si à négo­cier tous ces avantages.

Q : Qu’en­ten­dez-vous par “contrat poli­tique”? Qu’est-ce ça veut dire financièrement ?

K : Ca veut dire que je ne me suis pas bat­tue avec le dis­tri­bu­teur sur la somme d’argent à inves­tir dans la dis­tri­bu­tion, les lieux de pro­jec­tion, etc. J’ai pen­sé qu’en bon capi­ta­liste il ferait tout le pos­sible pour ren­ta­bi­li­ser le film. Alors, au lieu d’er­go­ter, j’ai dit, “Faites ce que vous vou­lez. Que vous inves­tis­siez $20,000 ou $200,000 dans le film m’est égal. Je ne me sens pas concer­née. Voi­ci ce que je veux.” Puis j’ai décrit les fêtes de cha­ri­té et ce dont je viens de vous parler.

En ce qui concerne l’argent : il touche 70% de tous les pro­fits du film sur les écrans de ciné­ma et ailleurs pen­dant 15 ans. Il se rat­trape aus­si sur la publi­ci­té, les copies, et les mil­liers des frais qu’on invente. Puis, Cabin Creek Cen­ter (la pro­duc­tion) obtient 30% dont nous n’a­vons tou­jours pas vu d’ailleurs un centime.

Q : Que savez-vous de la situa­tion, des bons et mau­vais moments depuis que vous avez ter­mi­né le film ?

K : Eh bien, le Klu Klux Klan est arri­vé à Har­lan Coun­ty après la fin de grève et les anciens bri­seurs de grève sont deve­nus des membres du Klan. Les exploi­tants des mines sont deve­nus membres du Klan. Les forces de l’ordre aus­si. Alors, le com­bat a tou­jours lieu. Je pour­rais vous racon­ter beau­coup d’his­toires sur les gens du film qui sont deve­nus des vrais chefs et sur ce que le Klan a essayé de leur faire.

La femme qui a dit dans la salle d’au­dience “les lois ne sont pas faites pour les ouvriers dans ce pays” est deve­nue une vrai diri­geante et tra­vaille avec une des com­mu­nau­tés de Har­lan expul­sées de leurs mai­sons. Elle a été mise en pri­son pour avoir soi-disant kid­nap­pé la femme d’un membre du Klan. Pen­dant son empri­son­ne­ment, le Klan tenait des réunions para­mi­li­taires et le direc­teur du lycée local fai­sait fabri­quer les robes et les cagoules du Klan par les filles du cours d’é­co­no­mie domestique.

Les his­toires ne s’ar­rêtent pas là. Une semaine après avoir ter­mi­né le film, je l’ai appor­té à Har­lan Coun­ty pour le mon­trer aux habi­tants et le Klan a pen­du un chèvre avec les ini­tiales KKK sur le ventre à l’en­droit où j’al­lais le mon­trer. La pro­jec­tion a donc dû être pro­té­gée par les armes. Des mineurs mon­taient la garde avec des fusils pour être surs que rien n’arriverait.

Avant cela ils m’a­vaient télé­pho­né pour me racon­ter ce qui se pas­sait, alors j’ai appor­té un film dénom­mé “The Klu Klux Klan : The Invi­sible Empire” réa­li­sé en 1965. J’ai aus­si appor­té “Native Land” de Leo Hur­witz, et nous avons pro­je­té ces films de mai­son en mai­son dans tout Har­lan Coun­ty. Pen­dant qu’on les mon­trait à Geor­ge­town, deux sol­dats d’é­tat se sont appro­chés et ont deman­dé, “Qu’est ce que c’est que ces films?” et j’ai répon­du, “Edu­ca­tifs, mon­sieur.” Et ils ont décla­ré qu’ils les vou­laient, sur le champ. 

A ce moment là, la com­mu­nau­té noire nous a encer­clés et nous a emme­nés à l’in­té­rieur avec les films. Nous allions orga­ni­ser une réunion de moti­va­tion (“revi­val mee­ting”) pour le len­de­main quand le Klan a dit au res­pon­sable du centre que si la réunion avait lieu, le bâti­ment serait bom­bar­dé de gre­nades incen­diaires et réduit en cendres. On a pré­ve­nu tout le monde de ne pas venir. Et quelques Cadillac noires sont arri­vées avec des fusils auto­ma­tiques et sont res­tées garés à l’ex­té­rieur du centre tout le temps. Vous voyez, la bataille continue.

Q : Quels étaient vos sen­ti­ments per­son­nels, en étant par­mi les mineurs ?

K : Pour moi, comme sans doute pour tous ceux qui ont tra­vaillé sur le film, c’é­tait un hon­neur d’être là. Ces gens nous ont lais­sés par­ta­ger leur lutte et cette expé­rience m’a tant appor­té. J’ai appris que la réa­li­sa­tion d’un film n’est jamais une acti­vi­té indi­vi­duelle. Il faut beau­coup de per­sonnes enga­gées qui donnent en per­ma­nence leur temps, leur éner­gie et leur sou­tien. Pen­dant la grève, tous ces gens sont venus sur le piquet de grève chaque jour même quand leur vie était mena­cée. Ces gens ne sont pas les vic­times. Ce sont des per­sonnes cou­ra­geuses qui n’hé­sitent pas à se battre à un moment où, dans ce pays, cer­tains ont peur de le faire.

Quand j’ai voya­gé à tra­vers les Etats-Unis avec le film, j’ai consta­té que le public s’ou­vrait vrai­ment après l’a­voir vu. Ils com­mencent à faire face à leurs propres pro­blèmes. Par exemple, une femme à Dal­las (Texas) s’est levée et a dit “J’ai été une répu­bli­caine toute ma vie. Je détes­tais les syn­di­cats, mais après avoir vu ceci je dois révi­ser ma posi­tion.” Une autre femme à San Fran­cis­co s’est levée et a racon­té com­ment elle s’é­tait oppo­sée au Par­ti Nazi Amé­ri­cain. Le film encou­rage les gens à vrai­ment res­sen­tir et regar­der les choses en face.

Q : Le film a‑t-il été très deman­dé après avoir été récom­pen­sé à Hol­ly­wood ?

K : Non. C’est plu­tôt le Fes­ti­val du Film de New York qui a révé­lé au public l’exis­tence du film. Les trois jours du Fes­ti­val ont été les trois plus beaux jours de ma vie. Enfin… Tra­vailler quatre ans, et être accep­tée au fes­ti­val. Et je pen­sais, bon, il y aura une audience de 1100 per­sonnes. Plus les mineurs et aus­si leurs femmes. Mais j’a­vais vrai­ment très peur. Je me sou­viens d’être allée cher­cher le film et d’a­voir pen­sé que j’a­vais pas­sé quatre années de ma vie des­sus. Je me rap­pelle l’a­voir appor­té au Centre Lin­coln, ter­ri­fiée. Et si les mineurs pen­saient que je les avais exploi­tés ? Ou que ceci ou cela n’é­tait pas vrai ? Ils allaient faire par­tie du débat. Ou que faire si tout le monde détes­tait le film ? Je res­sas­sais tout cela, mais les gens ont vrai­ment dit de bonnes choses et ont réagi très chaleureusement.

Q : Trou­vez-vous tou­jours dan­ge­reux de voya­ger dans Har­lan County ?

K : Oui. Parce que le Klan est dans Har­lan Coun­ty. Cepen­dant je pense que l’un des résul­tats du film est qu’il a appor­té bizar­re­ment une cer­taine pro­tec­tion aux gens de Har­lan Coun­ty. Main­te­nant, quand des évé­ne­ments s’y pro­dui­ront, ce sera bien plus facile d’a­voir une grande com­pagne de presse qui fera beau­coup de bruit… On a réuni beau­coup d’argent lors de la grande inon­da­tion. On a beau­coup fait pour Bes­sie Lou quand elle a été jetée en pri­son. Des télé­grammes sont arri­vés de par­tout. Le garde de la pri­son n’a­vait jamais vu ça. Je crois que le film a peut-être ser­vi à faci­li­ter la vie de beau­coup de ces gens.