« C’est lorsque les préjugés entrent en conflit ouvert avec la réalité qu’ils commencent à devenir dangereux et que les hommes qui pensent ne se sentent plus protégés par eux, commencent à les dévider et à en faire le fondement de cette sorte de théorie perverse que nous appelons ordinairement les idéologies ou les visions du monde.
Contre ces idéologies qui naissent à partir des préjugés, il est inutile de dresser une vision du monde opposée : il faut simplement tenter de remplacer les préjugés par des jugements.
Pour ce faire, il est inévitable de ramener les préjugés eux-mêmes aux jugements qu ‘ils recèlent en eux, et ces jugements à leur tour doivent être ramenés aux expériences qu ‘ils recèlent et qui leur ont donné le jour. »
Hannah Arendt,
Qu ‘est-ce que la politique ? Seuil, 1995.
On ne filme bien que ce qu’on aime, dit-on. Pourtant, l’esprit de justice ou de révolte, la volonté de s’opposer, de dénoncer voire de régler des comptes n’est pas un moindre aiguillon. Et l’histoire du documentaire regorge autant de bonnes causes que d’indignations et de dénonciations. Reste à savoir qui est l’ennemi ?
Un adversaire, c’est une affaire personnelle ou un affrontement que l’on peut contenir dans certaines règles du jeu. Un ennemi, ça concerne une communauté et ça implique une violence collective, donc un public auquel on désigne justement l’ennemi du doigt. Propagande ou prosélytisme : mes ennemis sont les vôtres. Attention danger !
Certes, on ne se reconnaît pas tous a priori les mêmes ennemis. Et il y a les ennemis déclarés, comme les guerres, et les ennemis du peuple, à l’état latent ou virulent. Mais l’expression « se reconnaître un ennemi » trahit clairement et le degré d’implication personnelle, et la volonté de produire publiquement ledit ennemi pour le faire reconnaître comme celui de nous tous.
Sachez reconnaître votre ennemi : ce titre d’un film de Frank Capra et Joris Ivens contre le Japon (dernier de la série américaine Pourquoi nous combattons), condense un terrible et vaste programme : celui du documentaire de dénonciation. Reste qu’on ne traite pas l’ennemi de la même façon en le montrant vu d’avion comme cible à bombarder ou de plain-pied comme politicien en campagne.
Comment filmer l’ennemi sans le diaboliser, l’exotiser, sans tomber soi-même dans la pire propagande, mais sans pour autant se faire son porte-parole, ni même entrer en pourparlers avec lui, car l’ennemi reste celui avec lequel il n’y a pas de discussion possible ?
Conditionnel
Réussir un film, c’est trouver la bonne distance entre les personnages (ou les personnes) et les rôles qu’ils tiennent, entre les protagonistes et la caméra, entre l’image et le spectateur. Le cinéma moderne innove depuis Hitchcock, Rossellini et le “cinéma-vérité” parce qu’il filme non plus (ou pas seulement) une histoire toute faite, les faits accomplis, mais l’écart ou le passage entre réalité et fiction (Godard), image objective et image mentale (Antonioni), contraintes réelles et jeu des possibles (Kiarostami). Ce qui manque peut-être le plus au cinéma direct d’aujourd’hui contaminé qu’il est par le reality-show télévisuel c’est cette touche de conditionnel, si bien maniée par Marker dans ses montages commentés. Ce conditionnel ironique, pathétique, onirique, critique qui fait que le film est toujours plus et moins que ce que je vois : s’y profilent l’ombre d’un autre film hantant celui que je regarde et la projection d’un film qui reste à faire, dont l’imaginaire du spectateur tout autant que du cinéaste est convié à être l’auteur. Comment filmer l’ennemi ? Cette question met le cinéma direct en demeure d’introduire forcément un écart ou du conditionnel, sous peine d’y perdre son âme ou du moins la face.
Le plateau et le facho
Plateaux équilibrés, reportages dégagés (ainsi l’emploi indifférencié du terme « belligérants » dans le conflit yougoslave), absence de point de vue (revendiquée même par Christophe Otzenberger pour sa chronique sur La Conquête de Clichy par Didier Schuller) : la foi des médias dans l’objectivité se trouve embarrassée face à des personnages dont les propos tendent à l’incitation à l’exclusion et aux crimes (racistes, fascistes, intégristes, terroristes). L’espace public supposé démocratique doit-il être ouvert aux ennemis de la démocratie ? « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », proclamait naguère un slogan communiste. Un tel slogan apparaît aujourd’hui comme un ennemi de la liberté… d’informer.
Doit-on pour autant servir la soupe sur un plateau aux idéologues totalitaires ? La télévision idéal de transparence, vitrine du tout consommable rencontre ici ses propres limites. Car les visions du monde ostracistes et dogmatiques, les plus fortement simplistes et démagogiques, sont celles qui manient le mieux les clichés et doublent le média de masse sur son terrain : celui des fausses évidences et des préjugés. A propos des techniques médiatiques qui court-circuitent les institutions représentatives en rapprochant hommes forts et célébrités du public, Walter Benjamin écrivait déjà en 1935 : « D’où une nouvelle sélection, une sélection devant l’appareil ; ceux qui en sortent vainqueurs sont la vedette et le dictateur. » (L ‘Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique).
Ainsi chaque passage de J.M. Le Pen à la télévision soulève-t-il pratiquement la même polémique : savoir si la démocratie y oblige ou si la télévision devient son obligée ? La télévision se trouve là déstabilisée. Elle qui est le porte-parole de tous les pouvoirs établis, l’étal des représentants d’opinion, le supermarché de l’état des choses, ne sait comment se décoller d’une parole de bonimenteur qui dénonce l’étranger, la corruption des autres représentants et promet le retour au petit commerce bien de chez nous. Appareil d’entretien des ménages, la télévision se voit débordée par ceux qui promettent à l’écran mieux que les spots Omo le nettoyage des foyers français et la grande lessive nationale. La publicité démocratique flatte la ménagère, qu’elle méprise en sous-main, pour lui fourguer sa marchandise. Le démagogue, lui, rend ce mépris manifeste, il clame le mépris des méprisés, il s’en réclame, s’en fait l’agent détergent pour le retourner contre l’autre, contre le corps étranger et contre l’égalitarisme hypocrite, au nom de la différence « vraie ». Les Inconnus ont fort bien appréhendé cette logique du pire dans leur parodie de L’Heure de vérité : au fur et à mesure que le politicien, non sans une certaine coquetterie, avoue ses crimes, sa cote monte. Le prix de la sincérité ! On voit là une parfaite illustration de cette primauté de renonciation (« c’est vrai que je vous parle ») sur l’énoncé (peu importe si ce qui se dit est vrai), dans laquelle Umberto Eco a reconnu la marque de la néo-télévision de compagnie (TV : la transparence perdue, in La Guerre du faux, Essais Grasset, Poche 1985 ). Mais bien avant les médias de masse, prophètes et tribuns connaissaient l’arme charismatique absolue, celle qui fait opiner les foules : la tautologie… grâce à laquelle le plus totalitaire paraît le plus logique.
Mauvaise cause et mauvais effet
Comment filmer le causeur d’une mauvaise cause en évitant l’adhésion. Il faut d’une manière ou d’une autre jouer du second degré : tâche pratiquement interdite à l’actualité TV qui cultive exclusivement le premier degré au nom de l’objectivité, de l’évidence, de l’absence de point de vue. Le journal TV est sans parti-pris, il est le point de vue de personne, c’est à dire de tout le monde, comme le Président est président de tous les Français. Prendre position, ce serait être partisan, donc exclure.
Cette neutralité bienveillante repose sur une fiction égalitaire : à savoir que toutes les opinions autorisées se valent (et quand elles ne sont plus autorisées, elle ne valent tout simplement plus rien). L’autorité tient lieu de légitimité. Comme l’écrivait Serge Daney : « La télévision dit vrai et elle informe absolument. A un détail près : le seul monde dont elle ne cesse de nous donner des nouvelles, c’est le monde vu du pouvoir (comme on dit “la terre vue de la lune”). C’est là son seul réel. Comment saurions-nous sans elle qui a du pouvoir et qui ne vaut rien ? Elle est une cotation en bourse généralisée, devenue liturgie. » (Montage obligé, Cahiers du cinéma n°442). Seuls les dirigeants déchus seront éventuellement reconnus comme ennemis du peuple. C’est cette logique binaire qui fait que le Président Ceaucescu par exemple n’est reconnu dictateur qu’après sa chute.
Mais voici qu’une bande vidéo, d’aspect amateur, vient nous exhiber le tyran et son épouse jugés par un tribunal militaire et sommairement exécutés. Mais sont-ce bien leurs corps ? Vidéo trouble, juges anonymes, jugement clandestin, sentence expéditive, tout contribue au malaise du spectateur. Au lieu de voir la justice rendue solennellement en place publique, nous la voyons administrée à huis-clos, au fond d’une salle de classe anonyme comme un complot. Cette sinistre parodie semble s’apparenter davantage aux pratiques du tyran déchu qu’à l’ouverture démocratique que laissait espérer sa chute. La distribution des rôles de bourreau et victime s’est inversée mais la mise en scène de ce pitoyable reality-show reste du genre propagande totalitaire. Ce procès à la sauvette n’est pas le premier acte d’une démocratie nouvelle, mais le dernier acte de la tyrannie. La manipulation est telle que l’ancien dictateur finit par apparaître comme la victime ! Traiter l’ennemi comme il a pu traiter ses propres victimes paraît ajouter davantage à l’injustice qu’à la justice.
Sachez reconnaître votre ennemi
La solution apparemment la plus radicale pour se défaire de l’ennemi, le tenir à distance, le vouer à la haine et à la destruction, c’est de le déshumaniser, le diaboliser, en dégradant son image, en caricaturant son discours : tout ce qui est humain lui est étranger, sa survie signifierait notre mort. La propagande des différents camps au cours de la dernière guerre mondiale en offre cent exemples. Si les idéologies diffèrent évidemment, la méthode est étrangement similaire.
A l’aide d’un montage commenté bien asséné, utilisant l’amalgame, retournant les images de la propagande ennemie contre elles-mêmes, leur opposant son propre et salutaire idéal,
— 1. on présente l’autre (le juif, le nazi, le trotsko-fasciste, le nippon, suivant les cas) comme monstrueux, inhumain = répulsion du spectateur ;
— 2 ; on le montre comme dangereux, fanatique — peur panique du spec-
tateur ;
— 3. on justifie la nécessité de l’exterminer = soulagement exalté du spectateur.
Le film
Sachez reconnaître votre ennemi, réalisé conjointement par le roi de la comédie libérale américaine Capra et le communiste prochinois Ivens, est un exemple canonique de cette méthode xénophobe et cathartique. Le Japon est d’abord présenté comme exotique et pas chrétien, cultivant depuis toujours la négation de l’individu au profit de la domination despotique : sacrifice à l’intérieur, expansion à l’extérieur, seigneurs de guerre sanguinaires. Puis montage crescendo en trois temps :
1 ; Plans d’usines et de pauvres artisanats, tirés aussi bien de films industriels que de fictions, traduisent la surexploitation intérieure. (Ils sont sans pitié !).
2. Martelé par des coups de canon, avec ces mots : « sweat for guns, sweat for ships, sweat for planes » (la sueur pour des canons, la sueur pour des croiseurs, la sueur pour des chasseurs), un montage alterné de plans d’armements montre cette surexploitation nationale toute tendue vers l’effort de guerre. (La pitié cède à la frayeur).
3. Scandés par un marteau-pilon sidérurgique, des plans d’écoliers enrégimentés, d’entraînements aux arts martiaux, de manœuvres militaires démontrent le conditionnement et la fanatisation belliqueuse au travail. (La frayeur tourne à la panique).
La séquence culmine dans un travelling fascinant et terrifiant sur une bataille de bâtons : se refermant sur la caméra comme une fermeture éclair, une déferlante d’escrimeurs nippons vêtus de masques et de cuirasses évoque irrésistiblement des sauterelles ou des termites ; le cliquetis des bâtons produit un bruit de mandibules et le Vol du bourdon vient renforcer la phobie provoquée chez le spectateur. (Angoisse… comment s’en débarrasser ?). La bombe insecticide sera celle d’Hiroshima.
Evidemment, ces documentaires de guerre totale montrent toujours l’ennemi vu d’avion, l’Alien anonyme, corps étranger grouillant dans l’extériorité, la monstruosité (dénué d’intimité humaine), prêt donc à être bombardé. Le terme « reconnaître l’ennemi » s’entend au sens de reconnaissance aérienne, le contraire de « connaître ». Une vue de l’intérieur risquerait en effet de faire connaissance avec l’ennemi de l’humaniser.
Un contrechamp sous les bombes qu’on lui envoie pourrait le « victimiser ».
Pour neutraliser tout effet indésirable de ce type (que les techniques du direct risqueraient de dramatiser encore), la propagande militaire occidentale moderne au cours d’une guerre se voulant certes plus circonscrite, moins diabolique, plus « clinique » a eu l’heureuse initiative de carrément faire disparaître l’ennemi. Dans le jeu vidéo Tempête du désert, l’ennemi n’existe plus que comme cible virtuel (dans le collimateur laser) et dégât matériel (estimations et bilans chiffrés). La croisade au nom du bon Dieu — encore appelé à la rescousse par les belligérants de 1940 a fait long feu. La diabolisation de l’ennemi et la glorification du corps à corps ne sont plus d’actualité, ils produisent désormais un effet négatif ; les militaires l’ont compris à leurs dépens avec les reportages sur le Vietnam. Place donc à la guerre objective, à la guerre « clinique » où l’ennemi désigné n’a plus de corps, il est une image virtuelle comme dans les simulations de vol ou les kriegspiel.
Et les morts (on s’étonne qu’il y en ait encore) ne sont que des chiffres invisibles, guère différents des statistiques des week-ends meurtriers sur les routes. Si bien que plusieurs observateurs ont fini par se demander, comme Jean Baudrillard, si la guerre du Golfe avait vraiment eu lieu ?
L’ennemi de l’intérieur
Mais la haine, stérilisée là, dans le cadre d’une guerre internationale télévisée, semble ressortir ici, à l’intérieur, dans la guerre civile, déclarée ou larvée. Autant d’intégrismes, autant d’exclusives, autant d’ennemis
de l’intérieur !
De ces crises d’identité explosives, le conflit yougoslave illustre la version déclarée ; l’Algérie la version larvée. En tout cas, l’ennemi n’est plus là-bas, en pays voisin, il est de plain-pied avec moi, c’est mon voisin. L’intégrisme intériorise les notions d’appartenance et de patrie. Il reporte à l’intérieur la frontière qui fit les guerres nationales. Il l’inscrit d’emblée en terme de ségrégation et de déportation, ancrages des systèmes totalitaires modernes. La vérité de l’intégrisme, c’est le ghetto et le camp. C’est pourquoi les nazis (Le Ghetto de Varsovie) comme les staliniens (archives du NKVD dans Le Pouvoir de Solovki de Marina Goldovskaia) se sont fait un devoir moral de filmer leur premier ghetto ou leur premier camp, non bien sûr comme une antichambre de la mort, mais comme une enclave exemplaire dans la perspective de l’édification de l’ordre nouveau.
Pour l’intégriste (de la race pure, de la religion pure, de la nation totale), c’est par définition (et par tradition) dans les vieux pots qu’on fait la meilleurs soupe. Pour filmer l’ennemi, tous ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi, les bonnes vieilles recettes du montage de propagande fasciste et xénophobe restent donc indépassables. Inutile de s’y attarder. En revanche, pour qui n’est pas soi-même intégriste, filmer l’ennemi politique, l’ennemi non officiellement déclaré, soulève des difficultés.
Comment filmer quelqu’un, l’interroger, étant entendu tout de même qu’on ne saurait s’entendre ? De plain-pied avec l’ennemi, la voie du cinéma direct est étroite, entre la caricature facile et la compréhension coupable, entre l’indignation et la valorisation, entre les écueils de la diabolisation et de la victimisation. Voyons quelques figures de ce slalom risqué.
Autoportraits en uniforme
José-Maria Berzosa prend l’ennemi et son image à contre-pied. Loin de chercher à s’opposer à l’image du dictateur Pinochet, dans Chili Impressions, il la théâtralise, en enflant le décorum, le protocole et les décorations, la surcharge baroque militaire, sur laquelle vient trancher la platitude des phrases toutes faites, balourdes d’être anodines.
Pas question de dialogue, c’est son impossibilité même qui est scénographiée. Abandonnant toute idée d’informer (le cinéaste suppose le spectateur averti), toute vaine prétention journalistique à poser des questions démocratiques à un tyran, Berzosa laisse s’épanouir sa langue et sa gueule de bois, et l’eau de rose des bons sentiments hypocrites. Disciple de Buñuel, Berzosa provoque un bienheureux effet de kitsch ridicule, de rigidité grotesque : rance dignité feinte comme une toile peinte qui ne semble dissimuler les sinistres coulisses qu’aux seuls yeux du Prince, incarnant à lui seul l’ordre national. L’ennemi, le cinéaste se l’encadre, au sens le plus doré du mot. Dans son portrait d’Idi Amin Dada, Barbet Schroeder pousse plus loin le bouchon et joue un jeu plus risqué. Il tend au despote le miroir flatteur de sa caméra pour que celui-ci y mire sa grandeur et ses exploits. Le film joue cyniquement sur le narcissisme naïf du tyran et l’auto-dénonciation dont il se fait l’acteur et la victime.
Il y a du La Fontaine dans cette fable immorale, d’autant que le général se croit le roi des animaux alors même qu’il devient la fable des hommes. Le film fonctionne sur l’écart, maquillé à la prise de vue et creusé au montage, entre la vision de « son » monde que croit imposer le héros, et la vision ironique qu’en prend le spectateur averti de tant de crimes. Certains ont cru voir l’ombre du racisme dans ce portrait ubuesque d’un despote africain. Mais le malaise ne vient-il pas plutôt de la caricature du pouvoir colonial que nous renvoie, à son corps défendant, l’ancien colonisé chaussé des bottes du général en chef et conspirant avec entrain à sa propre perte et à celle de son peuple ? L’envers complémentaire du film de Schroeder, ce serait la transe de vérité des Maîtres fous, filmés par Jean Rouch à Accra : possédés par l’esprit colonial du colonel, de sa femme, de son chien ou de la locomotive, les sectataires Haouka nous prouvent bien que ce sont les maîtres qui sont fous « quelque part », et que l’ennemi est quelque part en nous aussi.
Reconstituer l’ennemi pour le défaire
Et que faire avec les ennemis passés ? Certains, heureusement, ont disparu, absous ou dissous. Mais comment régler nos comptes avec ces spectres dont les crimes continuent de hanter notre histoire et reviennent tenter de nouvelles générations de vivants ? Il faut bien les ressusciter, du moins les rappeler, ces spectres, pour s’efforcer de les exorciser. On peut effectivement les ressusciter par montage (L’Œil de Vichy, de Claude Chabrol, par exemple), ou les reconstituer en faisant tenir leur rôle et leurs propos par des comédiens (ainsi Hôtel du Parc, de Pierre Beuchot), ou encore les rappeler par témoins interposés (voir les films de Marcel Ophuls).
La dispute qui entoura la sortie de L’Œil de Vichy est la preuve symbolique que ces fantômes peuvent encore faire des remous et que des comités de salut public trouvent toujours dangereux d’y exposer des spectateurs (« sans défense »). Pour faire comprendre ou plutôt sentir au spectateur d’aujourd’hui l’esprit « national » de Vichy, Chabrol a simplement choisi de réaliser un montage d’actualités de l’époque, auquel la voix sobre et grave de Michel Bouquet apporte avec parcimonie les quelques contre-informations nécessaires. Chabrol a misé sur le recul historique, le travail du négatif qui fait apparaître la propagande non pour ce qu’elle voulait être mais pour ce qu’elle était. Quelques belles âmes se sont inquiétées de ce dispositif minimaliste, sans garde-fou, craignant sans doute que le public « non averti » ou nostalgique s’abandonne aux charmes faisandés du Maréchal et ne partage le « gros bon sens » fasciste et antisémite de Vichy. Les temps sont durs ! Face à l’ennemi, il y aurait toujours danger, selon nos directeurs de conscience, à faire fond sur l’intelligence et la conscience du public. La séduction du mal étant fatale, il vaudrait mieux, comme à la télévision, interposer l’hygiaphone, prévenir les images, les faire taire par commentaire : « Dites nous Thierry ce qu’il faut en penser, à vous les studios ». Mais comme Chabrol n’est pas un propagandiste, il n’a pas cru bon de devoir réécrire l’histoire d’hier à la lumière de la bonne conscience d’aujourd’hui. Il nous met face au soleil noir. Chabrol croit à la vaccination cinéphilique plutôt qu’à la prophylaxie médiatique. Les spectres de Vichy, Pierre Beuchot, lui, s’est employé à les reconstituer dans Hôtel du Parc.
Rappelons le dispositif de ce faux documentaire en noir et blanc : peu après la guerre, deux journalistes de la RTF retrouvent et interrogent d’anciens responsables du gouvernement pétainiste (joués par des comédiens façon Buttes-Chaumont). Vraies et fausses archives d’époque restituent l’esprit du temps de la collaboration. Dans cette reconstitution pesante et malaisante, certains ont cru lire un plaidoyer pro domo des collaborateurs. Comme quoi il n’est pas si facile de trouver la bonne distance quand on se frotte à l’ennemi, même si l’on est aussi insoupçonnable de sympathie vichyste que Pierre Beuchot.
C’est que, par fidélité historique aux textes de ces messieurs, le scénario laisse fort peu de répliques au couple d’interviewers, qui s’efface en prétexte narratif et faire-valoir. Ajoute à la lourdeur théâtrale, à cet aspect pernicieux de monologues, le fait que les discours récités par les comédiens sont tirés non pas d’interpellations sur le vif mais de justifications écrites a posteriori par les collaborateurs qu’ils incarnent. Ainsi, au lieu de s’inscrire dans une dialectique où le présent interroge le passé et ses clichés, le spectateur a l’impression de sombrer dans des mémoires d’outre-tombe. Ce manque de jeu, d’écart, de va et vient, bloque l’effet d’auto-dénonciation certainement voulu par les auteurs du film. L’effet Amin Dada est ici d’autant plus incertain qu’il ne s’agit pas de cinéma direct montrant les véritables protagonistes, mais d’une transposition avec des acteurs.
Loin de compenser cela, le mélange de vraies et fausses archives au point de vue indécidable (qui filme ? d’où ça nous regarde ?) ne fait qu’ajouter à la confusion. Il aurait été plus rigoureux et productif de s’en tenir au premier parti-pris : de faux films d’amateur censés être tournés par un quelconque secrétaire dans les coulisses de l’Hôtel du Parc. Si ce film a eu le mérite de tenter une approche autre que la dénonciation dramatique sous forme de téléfilm ou de montage d’archives commenté, force est de reconnaître qu’il a échoué à trouver la bonne distance entre eux et nous, sauf peut-être pour le dernier entretien, avec Jardin, figure cynique du grand commis d’Etat perdurant à travers tous les régimes.
L’ennemi de l’homme, c’est l’homme
Je ne reviens pas sur la méthode de Marcel Ophuls, récemment analysée dans cette revue. Sinon pour pointer ceci. Ophuls cerne l’ennemi, plus particulièrement dans Hôtel Terminus : Klaus Barbie, sa vie et son temps, en le confrontant aux conséquences criminelles de ses actes, avérées par des faits historiques et des témoignages croisés.
Claude Lanzmann fait de même dans Shoah, allant jusqu’à utiliser une caméra cachée pour enregistrer la description « technique » du fonctionnement d’un camp d’extermination par son ancien tenancier. Traitant d’ennemis passés, même s’il ont des adhérences contemporaines, le film peut travailler sur l’écart monstrueux entre la « banalité » des assassins ou de leurs suppôts, l’euphémisme de leurs explications et l’horreur de crimes que personne ne peut méconnaître (hormis une poignée de négationnistes). Les * bonnes raisons » avancées (en tête desquelles l’obéissance et le conformisme aveugle) deviennent le temps jouant contre elles presque pires que l’impossible aveu de complicité.
La difficulté est différente lorsqu’il s’agit de filmer un ennemi politique actuel, qui n’est officiellement ni déclaré, ni avéré criminel et qui a pignon sur rue. Le cinéaste se trouve en charge de le faire reconnaître par les spectateurs comme pousse au crime virtuel et virulent, ennemi de l’humain pourtant soutenu par bien des hommes présents. La difficulté est double : faire tomber le masque n’est déjà pas facile, mais il faut en outre déjouer les adhésions revanchardes qu’il suscite, la propension du ressentiment à la servitude volontaire. Il ne suffit donc pas d’opposer à la violence verbale et potentiellement physique de l’ennemi, la violence d’une dénonciation cinématographique. Non pas par charité ou tolérance mal placée, mais pour ne pas tomber soi-même dans le jeu du mépris de l’humain sur lequel reposent toutes les propagandes. Dans toute violence propagandiste, le mépris rebondit : le mépris de l’étranger qu’on voue aux gémonies se double du mépris du spectateur qu’on prend en otage, complice de la haine qu’on lui impose en partage[[Ainsi lavés de toute pensée humanitaire », beugle à propos des écoliers japonais le commentaire décervelant de Sachez reconnaître votre
ennemi]]. Force est donc de trouver la distance salutaire de la caméra à l’ennemi, de sa représentation au spectateur.
Johan Van der Keuken est assez heureusement parvenu à ce difficile mélange non pas détonant mais déminant l’ennemi, dans la séquence de Face Value sur le meeting champêtre et la messe patriotique du Front National. Peut-être parce que sa caméra a su s’approcher, dévisager sans caricature mais sans complaisance, nous faire partager sa curiosité vigilante et sa sincère angoisse. Mélange de tons émouvant, inquiétant, éprouvant tout aussi réussi dans la séquence de Route One, USA, où Robert Kramer filme une petite communauté puritaine d’extrême-droite, avec une douceur et une finesse paradoxales, abandonnant la violence à l’ennemi (les prêches du pasteur) et le jugement au spectateur.
On ne saurait cependant s’illusionner sur la capacité du cinéma à faire prendre conscience, surtout à ceux-là qui projettent le mépris de soi dans l’autre au point de ne trouver de raison de vivre que dans l’appel au meurtre.
François Niney
Docteur en philosophie. Réalisateur et critique de cinéma, professeur associé à l’École normale supérieure de Saint-Cloud.
Source de l’article : Images documentaires n°23, 6ème trimestre, 1995