Pour nourrir le débat sur la diffusion du documentaire, la Scam publie des entretiens recueillis au cours du Festival Filmer à Tout Prix 2015. L’atelier Scam au sein du festival s’est dérouleré le 9 novembre 2015. Il s’agissait de faire le point sur la diffusion du documentaire, en salle, au musée, sur écran de télévision ou plateforme… Mais aussi d’élaborer ensemble des utopies concrètes.
L’Atelier de la Scam au sein du festival Filmer à tout prix a pour objectif de proposer aux cinéastes et aux praticiens du documentaire des réflexions sur leur métier. En 2015, les auteurs ont choisi de se pencher sur la diffusion du documentaire.
On part des ateliers vidéo…
Paola Stévenne. Bonjour Ronnie. Tu es cinéaste, mais si on résume ton parcours, est-ce qu’on pourrait dire que tu as créé une télévision parce que tu en avais marre de la télé ?
Ronnie Ramirez : Si j’ai créé ZIN TV, je ne l’ai pas fait tout seul parce que c’est impossible. Avant d’être un média, ZIN TV, c’est avant tout la création d’une vitrine audiovisuelle du monde citoyen. Et donc pour y aboutir, évidemment il y a une histoire, comme pour toute histoire humaine, ça ne se résume pas par des statistiques. Il y a plusieurs racines qui s’unissent. Chacune d’elle a son histoire. Je vais vous en raconter deux.
J’appartiens à cette génération de cinéastes des années 90 qui démarrent leurs parcours professionnels par des projets où la RTBF est un partenaire important dans les co-productions. Vers 2002, le plan Magellan est lancé. Il vise à restructurer la RTBF, à assainir les finances et met en place un modèle de communication commercial qui favorise des émissions lucratives et de divertissement.
Nous faisions déjà des films fragiles tant artistiquement qu’économiquement. Nous prenions des risques cinématographiques et financiers… À notre manière, nous poursuivions le travail du cinéma du réel entamé par nos prédécesseurs : un regard d’auteur porté sur le monde, une tradition qui nous caractérisait et faisait la fierté du cinéma belge vis-à-vis de l’étranger. Nous avons très vite compris que le soutien apporté par la télévision de service public à nos productions allait diminuer et qu’à l’avenir, il ne faudrait pas trop compter sur eux. Il fallait inventer autre chose afin de pouvoir poursuivre notre mode de travail.
Beaucoup de chemins s’offraient à nous, certains abandonnés en cours de route. Moi, j’ai choisi celui des ateliers vidéo qu’on faisait dans les quartiers populaires. Moins lucratif que la production traditionnelle, mais un véritable espace de liberté d’expression.
À ce moment-là, un film nous a marqué : c’était Kamel, réalisé par Mourad Boucif et Taylan Barman, l’expérience collective d’une maison de jeunes du Quartier Maritimes à Molenbeek. Ce film nous a vraiment impacté car il restituait une réalité qui était celle des participants de l’atelier ; c’est l’histoire de la descente aux enfers du protagoniste, et plus que ça : il y avait cet élan d’irruption dans le paysage audiovisuel de jeunes qui n’ont pas fait d’écoles de cinéma et qui, culottés, viennent tout simplement prendre place. On s’identifiait très fort à ça. À nos yeux, ils symbolisaient les exclus du système qui se réapproprient leurs images, qui construisent une identité collective avec leurs propres structures et une liberté folle.
On arrive à ZIN TV…
Mais notre activité d’ateliers vidéo dans ce secteur a très vite trouvé sa limite parce qu’on avait l’impression de faire de l’occupationnel. On formait des jeunes qui avaient un désir de cinéma et surtout des choses à raconter, mais après avoir éveillé le cinéaste, et obtenu des résultats très encourageants — certains obtenaient même des prix dans des festivals — il était difficile pour eux de trouver des débouchés. Malheureusement, en Belgique, s’appeler Youssef, Mamadou ou Fatima rend très compliqué ton intégration dans les milieux professionnels. C’est encore le cas aujourd’hui.
Donc plutôt que de stimuler des cinéastes, on les stérilisait en fait. Car après la formation, ils revenaient à la case de départ. Difficile d’entrer à la RTBF, sauf comme femme de ménage ou homme à tout faire. On s’est vraiment posé la question du sens que pouvaient avoir les ateliers vidéo dans ces quartiers.
Ceci en guise de préambule de l’apparition ZIN TV : il fallait qu’on réfléchisse à quelque chose qui permette la poursuite de cet élan, car on le sait, faire du cinéma exige un moteur allumé en permanence pour un chemin semé d’embuches. Et si on est né du mauvais côté, avec la mauvaise culture, la mauvaise langue et la mauvaise religion on se fatigue plus vite.
On passe par la révolution bolivarienne…
Entretemps, en 2003, j’ai été invité au Venezuela par l’école populaire Latino-Américaine de cinéma, qui formait le personnel des nouvelles télévisions communautaires que la révolution bolivarienne mettait en place avec un président flamboyant « Hugo Chavez », qui avait refondé son pays à l’aide d’une nouvelle constitution. Cette Constitution notifie entre autres que la démocratie participative est l’instrument d’organisation politique du pays et stipule aussi la communication comme un droit de l’homme. Elle a constitué un cadre législatif qui a permis de refonder le pays et ses institutions. Soit dit en passant cette législation s’est fortement inspirée du décret d’éducation permanente unique en Belgique. Hommage aux belges sur place, qui ont contribué anonymement !
Durant cinq ans, de 2003 à 2008, j’ai participé à la construction d’une télévision de service public qui se réinventait. L’inverse de ce qui se passait en Belgique ! J’ai fait huit allers-retours, passé chaque fois cinq semaines sur place, tout en continuant mes activités professionnelles en Belgique. Personnellement, ce fut une expérience humaine, politique, intellectuelle, artistique et professionnelle très importante pour moi. De retour en Belgique, j’ai communiqué mon enthousiasme de rendre possible l’impossible, et ma foi, certains profils-type se sont approchés avec chacun leurs qualités et nous avons créé un bien commun.
On en vient au média/projet de pédagogie…
Paola Stévenne : Et aujourd’hui ZIN TV c’est quoi ? Tu peux en parler un peu ? Ça naît comment, ça naît par qui ? Quelle est son espèce ?
Ronnie Ramirez : ZIN TV est aujourd’hui un double projet, la construction d’un média et un projet de pédagogie audiovisuelle. Nous aspirons à un modèle de communication de participation citoyenne, c‘est à dire que ZIN TV est fait par les gens et avec les gens, en premier lieu les citoyens organisés en associations. C’est pour ça que souvent, on a la tentation d’y coller l’adjectif « associative ». Mais, l’enjeu que nous portons est celui d’une dynamique collective qui se dote d’une infrastructure et qui, maintenant, se professionnalise pour devenir une institution. À partir du moment où nous avons toute la chaîne garantie : formation, production et diffusion, nous attirons un public qui a des choses à dire et à qui nous proposons un accompagnement dans un processus de création, un véritable espace de liberté d’expression. Tout cela, bien loin du système de l’audimat.
On questionne cette télé : génère-t-elle des liens sociaux ???
Paola Stévenne : Et donc, vous diffusez des films…
Ronnie Ramirez : Concernant la diffusion, nous avons notre site internet et le relais sur les réseaux sociaux. Mais nous ne nous limitons surtout pas qu’à cela, les participants doivent défendre leurs films face à un public et les associations s’en emparent comme des outils pour leurs combats.
L’idée, c’est surtout de questionner le rôle de la télévision comme génératrice de liens sociaux. Il s’agit de relier à nouveau entre eux toute une série de réseaux qui ne se croisent pas nécessairement et de retravailler la question de la cohésion sociale. Une question qui se retrouve à la fois dans les publics que nous formons, et, symboliquement dans l’écran que nous proposons.
Nous travaillons volontairement avec différents secteurs issus du monde citoyen, les sans-papiers, le secteur des LGTBQI, les syndicats, les mouvements sociaux, les maisons de jeunes, etc. C’est notre manière de valoriser les idées qui viennent du secteur le plus progressiste et pour eux, qui auparavant étaient muets et invisibles, de se réapproprier leur image. Par définition, les militants sociaux ont quelque chose à dire, ce qui fait d’eux potentiellement d’excellents journalistes… Ce sont des personnes qui essayent de chercher des solutions aux problèmes.
On s’inspire d’autres modèles d’émancipation cinématographique…
Évidemment, ce modèle de communication n’a pas été importé du Venezuela en Belgique, ce serait impossible et imbécile de faire ça. ZIN TV se nourrit aussi d’autres expériences d’émancipation cinématographique dans l’histoire — dont nous héritons et avec lesquelles nous sommes en filiation : le ciné-train de Medvedkine, le Kuxa Kanema de Godard au Mozambique, la fondation Grupo UKAMAU en Bolivie et même la télévision d’auteur expérimenté par Rossellini, Rohmer ou Ruiz ! N’oublions pas qu’en Belgique, nous avions une télévision éducative créée par les deux syndicats chrétiens et socialistes, qui a existé de 1977 à 1989 et s’appelait Canal Emploi — où d’ailleurs beaucoup de cinéastes ont fait leurs armes.
La « ligne cinéma réalité » de l’INSAS nous inspire aussi dans les formations que nous donnons. Notre pratique est une synthèse de tout ça, avec un modèle assez mouvant. Je pense que le danger de la télévision, c’est de trouver la recette qui fonctionne et se figer dedans jusqu’à se scléroser. ZIN TV est un espace d’échange constant, d’intelligence collective et de dialogues avec le peuple organisé.
On revient au Venezuela…
Pour revenir au Venezuela, il s’agit de l’expérience la plus nouvelle en date. Leur nouveau cadre législatif, qui oblige à une diffusion de 60% de films nationaux et indépendants, a permis de construire toute une série de télévisions locales. On parle d’une quarantaine, plus 400 radios communautaires fondées et un espace hertzien qui s’est ouvert au public, puisqu’au départ il était occupé pratiquement à 90% par les télévisions commerciales (aujourd’hui, c’est 78%).
Ce qu’a fait le gouvernement du Venezuela, c’est ouvrir de l’espace dans l’espace hertzien pour le public et le communautaire. Et faire émerger des télévisions qui sont, tout simplement, la propriété collective des mouvements sociaux, des organisations populaires et des communautés. Vive TV étant la télévision nationale communautaire qui diffuse 24h/24h les productions nationales. À côté de ça, il y a évidemment la vieille télévision gouvernementale qui fabrique de l’information officielle. Ils ont également créé une nouvelle télévision de divertissement, sport et téléfilms qui s’appelle TVS et une télévision continentale d’information qui s’appelle TeleSUR. Elle est inter-gouvernementale avec plusieurs pays sud-américains : Cuba, Bolivie, Équateur. Ils se sont donnés les moyens pour ça : ils ont mis en orbite un satellite de télécommunication, le Simon Bolivar, puis un deuxième : le Francisco de Miranda, au service de ces nouvelles télévisions, nées d’en bas. La Bolivie a également emboité le pas : ils ont envoyé leur propre satellite, le Tupac Katari. L’Argentine est allée plus loin que les vénézuéliens. Elle a coupé le spectre hertzien en trois, un tiers pour l’espace commercial, un deuxième pour le service public et un troisième pour le communautaire. Ils ont créé une chaîne qui diffuse les productions cinématographiques nationales. À côté de TeleSUR qu’on appelle souvent la CNN de gauche, il y a aussi AlbaTV, une télévision continentale qui utilise également ce réseau satellitaire qui a une dimension de participation citoyenne et diffuse les productions de tous les mouvements sociaux de la région. Bref, ils ont tous un caractère d’intégration régionale.
L’Amérique du Sud, vous le savez, c’est un véritable poumon politique, c’est là où pour l’instant les choses avancent… Et avec la nouvelle stratégie impériale reculent aussi… Mais ce que je retiens, ce sont les énormes avancées sociales qui accompagnent aussi des avancées télévisuelles, avec une dimension de participation citoyenne assez massive.
On dépose une demande de reconnaissance…
Paola Stévenne : Pour en revenir à ZIN TV, comment ça se passe concrètement ? Est-ce que vous des moyens financiers pour ces formations, pour ces diffusions ? Quelle espace vous occupez en fait ?
Ronnie Ramirez : La réponse à la question de « comment on se finance » est très rapide parce qu’il n’y a pas de financement. Il n’y a pas d’argent. Ceux qui viennent à ZIN TV, c’est vraiment pour se donner. Un jour, un inspecteur de l’éducation permanente nous a observés et nous a dit : « Ce que vous faites, c’est de l’éducation permanente, vous êtes le GSARA d’il y a vingt ans, vous savez que vous avez droit à des subsides ? »
On a donc déposé une demande de reconnaissance et on a été reconnus ! Nous recevons des subsides depuis peu… Et cela a entrainé d’autres subsides qui se cumulent aux entrées engendrées par nos productions. Bref, la diversification des sources de financement nous garantit jusqu’à présent une autonomie. Il s’agit de chercher des perspectives et des solutions qui sont aussi économiques.
Et aujourd’hui (oui, même aujourd’hui), on produit toujours des films…
En tous cas, bien que le secteur culturel soit désormais plongé dans la précarité, que le service public soit en train de se faire démanteler par les gouvernements successifs, avec une absence quasi-totale de la RTBF… Nous parvenons aujourd’hui à produire des films. Il est intéressant de voir que l’éducation permanente accueille désormais les productions qu’auparavant la télévision de service public prenait en charge. Des productions fragiles, osées, au point de vue affirmé…
Pour voir plus loin, ZIN TV est une belle occasion de se poser la question de l’identité collective que nous voulons construire : à quoi voulons nous ressembler ? Quel est l’effet du miroir que je vais amener, qu’est-ce que je veux y voir ? S’il s’agit d’un reflet de notre société, quelle est la société que nous voulons y voir ? Dans le cas de ZIN TV, c’est très clair : il s’agit de montrer des gens qui cherchent des solutions, qui cherchent des alternatives, qui ne sont pas des victimes, qui construisent une nouvelle société.