Cet article de Jacques Rivette constitue en quelque sorte l’aboutissement logique de la “Politique des auteurs” défendue par les Cahiers du cinéma, tout au long des années 1950. Par opposition à la culture intellectuelle dominante à l’époque, de “gauche” (progressiste, anti-américaine), il s’agissait pour les jeunes critiques de définir une approche spécifiquement cinématographique des films, fondée sur la “mise en scène” — en tant qu’elle serait le site essentiel de l’intelligence au cinéma et le mode d’expression par excellence de l’ ”auteur” de films[[Voir Antoine de Baecque, La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture 1944 – 1968, Paris, Hachette, 2005 ; par exemple, p. 19.]].
Cahiers du cinéma, n°120, 1961 Avec ce texte, critique acerbe du « Kapo » (1959) de Gillo Pontecorvo, Rivette applique la “politique des auteurs” au thème extrême de l’après-guerre (à la fois impossible cinématographique et horizon de référence) : les camps de concentration. La gravité du sujet implique la plus grande rigueur ; toute inconséquence de la “mise en scène” condamne le réalisateur au mépris : pour Rivette, Pontecorvo, incarnation du cinéaste drapé dans sa bonne conscience politique mais coupable formellement, trahit son inanité cinématographique.
Fondamentalement, « De l’abjection », en synthétisant l’orthodoxie “moderne” façon Cahiers du cinéma, structure le champs critique. Durablement : Serge Daney, qui doit à ce texte sa “première certitude de futur critique”, l’a exprimé clairement : « Au fil des années, en effet, “le travelling de Kapo” fut mon dogme portatif, l’axiome qui ne se discutait pas, le point limite de tout débat. Avec quiconque ne ressentirait pas immédiatement l’abjection du « travelling de Kapo », je n’aurais, définitivement, rien à voir, rien à partager[[Le texte de Daney vaut d’être cité plus longuement : « Au nombre des films que je n’ai jamais vus, il n’y a pas seulement Octobre, Le Jour se lève ou Bambi, il y a l’obscur Kapo, film sur les camps de concentration, tourné en 1960 par l’italien de gauche Gillo Pontecorvo. Kapo ne fit pas date dans l’histoire du cinéma. Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne l’avoir jamais oublié ? Car je n’ai pas vu Kapo et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quelqu’un, avec des mots, me l’a montré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, accompagna ma vie de cinéma, je ne le connais qu’à travers un court texte : la critique qu’en fit Jacques Rivette en juin 1961 dans Les Cahiers du cinéma. C’était le numéro 120, l’article s’appelait « De l’abjection », Rivette avait 33 ans et moi 17. Je ne devais jamais avoir prononcé le mot « abjection » de ma vie. Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mémoire, disait ceci : « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris ». Ainsi, un simple mouvement de caméra pouvait-il être le mouvement à ne pas faire. Celui qu’il fallait – à l’évidence — être abject pour faire. A peine eus-je lu ces lignes que je sus que leur auteur avait absolument raison. Abrupt et lumineux, le texte de Rivette me permettait de mettre des mots sur ce visage de l’abjection. Ma révolte avait trouvé des mots pour se dire. Mais il y avait plus. Il y avait que la révolte s’accompagnait d’un sentiment moins clair et sans doute moins pur : la reconnaissance soulagée d’acquérir ma première certitude de futur critique. Au fil des années, en effet, “le travelling de Kapo” fut mon dogme portatif, l’axiome qui ne se discutait pas, le point limite de tout débat. Avec quiconque ne ressentirait pas immédiatement l’abjection du “travelling de Kapo”, je n’aurais, définitivement, rien à voir, rien à partager. Ce genre de refus était d’ailleurs dans l’air du temps. Au vu du style rageur et excédé de l’article de Rivette, je sentais que de furieux débats avaient déjà eu lieu et il me paraissait logique que le cinéma soit la caisse de résonance privilégiée de toute polémique. La guerre d’Algérie finissait qui, faute d’avoir été filmée, avait soupçonné par avance toute représentation de l’Histoire. N’importe qui semblait comprendre qu’il puisse y avoir – même et surtout au cinéma — des figures taboues, des facilités criminelles et des montages interdits. La formule célèbre de Godard voyant dans les travellings « une affaire de morale » était à mes yeux un de ces truismes sur lesquels on ne reviendrait pas. Pas moi, en tout cas. » Serge Daney, « Le travelling de Kapo », Trafic, n°4, automne 1992. Repris dans Persévérance. Entretien avec Serge Toubiana, Paris, POL, 1994, pp. 13 – 39.]]. » La modernité cinématographique se voit définitivement conditionnée à une approche morale (alors qu’on peut se demander s’il en va de même dans les autres champs d’expression artistique).
Comment proposer une représentation “vraie”, “juste”, des “camps” ? Comment ne pas laisser le spectateur “s’habituer” à l’horreur ? Rivette semble douter à vrai dire de la possibilité même de “traiter” un tel sujet : pour lui, il y a presque immédiatement une transgression à tenter une représentation de cette histoire-là — c’est certainement ce qui explique la violence de son attaque (disproportionnée, au vu des images de Pontecorvo).
C’est ici, face à ces doutes, qu’on saisit pleinement le rôle joué par Alain Resnais dans cette construction de la modernité. La réussite unanimement saluée de « Nuit et Brouillard » (1955), en fournissant un contre-modèle et une référence marquante, prévient l’étape finale de cette “moralisation de la forme” : l’interdit de représentation (ou plus exactement l’interdit d’ ”image”[[Sur la réfutation de la thèse de l’Inimaginable appliquée aux camps d’extermination et comprise comme nouvel iconoclasme, voir Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, notamment p. 38 et s., p. 83 et s. Portée heuristique des cas limites (l’horreur des camps), c’est, pour Didi-huberman comme pour Rivette, l’occasion de réexposer l’ensemble de leur conception “imaginaire”, l’occasion de tout revoir — éprouver et ressaisir -, à la lumière la plus exigeante.]] ) qui sera plus tard la position de principe de Claude Lanzmann (concernant la destruction des juifs)[[Voir Claude Lanzmann, “Holocauste, la représentation impossible”, Le Monde, 3 mars 1994, p. I et VII.]].
Source : l’observatoire
De l’abjection par Jacques Rivette
Les cahiers du cinéma N°120, juin 1961 pp54-55
« Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est difficile, lorsqu’on entreprend un film sur un tel sujet (les camps de concentration[[Georges Didi-Huberman rappelle que “la distinction entre camps d’extermination (Auschwitz-Birkenau, Belzec, Chelmno, Majdanek, Sobibor, Treblinka – NdE.) et camps de concentration n’était pas encore d’usage courant dans l’historiographie des années cinquantes”. C’est l’une des critiques (G. Bensoussan, 1998 ; A. Wieviorka, 1992) faites à Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, de mal opérer cette distinction capitale. Didi-Huberman, op. cit., p. 164.]]), de ne pas se poser certaines questions préalables ; mais tout se passe comme si, par incohérence, sottise ou lâcheté, Pontecorvo avait résolument négligé de se les poser.
Par exemple, celle du réalisme : pour de multiples raisons, faciles à comprendre, le réalisme absolu, ou ce qui peut en tenir lieu au cinéma, est ici impossible ; toute tentative dans cette direction est nécessairement inachevée (« donc immorale »), tout essai de reconstitution ou de maquillage dérisoire et grotesque, toute approche traditionnelle du « spectacle » relève du voyeurisme[[Alain Resnais, en 2000, est sur la même ligne : « Q. : Votre réaction scandalisée par rapport au spectaculaire fait autour des images des camps me rappelle la réaction de Rivette au film de Pontecorvo, Kapo, et son texte « De l’abjection » dans les Cahiers du cinéma, en 1961. Vous connaissez ce texte ? Resnais : Je le connais. Je m’en sens proche. Je ne l’ai pas lu à l’époque, mais après. Je vois très bien le mouvement de caméra de Kapo sur la main d’Emmanuelle Riva. On ne peut pas faire de mise en scène avec ces images. On ne peut pas non plus en faire des reconstitutions par la fiction. Des films romanesques sur les camps de concentration, cela me paraît consternant. Il y a une exception, Ghetto Terezin (d’Alfred Radok, 1950). Je n’ai pas pu me décider à aller voir La Vie est belle (De Roberto Begnini, 1997) par exemple. » Alain Resnais, « Les photos jaunies ne m’émeuvent pas », propos recueillis par Antoine De Baecque et Claire Vassé, Cahiers du cinéma, hors-série « Le Siècle du cinéma », novembre 2000, pp. 70 – 75, ici p. 74. (NdE.)]] et de la pornographie[[Rivette reprend le terme à Jean-Luc Godard qui l’a utilisé lors de la “Table ronde” (juillet 1959) consacrée à Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais (1959). Je cite in extenso les remarques importantes de Godard (notamment sur la question qui nous occupe, à savoir les relations entre morale et modernité, et la place particulière de Resnais) ; la réponse de Rivette est intéressante puisqu’il attribue à Resnais les qualités qui précisément manquent à Pontecorvo (le fait de questionner sa mise en scène et surtout la capacité à intégrer ces questions au film lui-même) : “Godard : “Il y a une chose qui me gêne un peu dans Hiroshima, et qui m’avait également gêné dans Nuit et Brouillard, c’est qu’il y a une certaine facilité à montrer des scènes d’horreur, car on est vite au-delà de l’esthétique. Je veux dire que bien ou mal filmées, peu importe, de telles scènes font de toute façon une impression terrible sur le spectateur. Si un film sur les camps de concentration, ou sur la torture, est signé Couzinet, ou signé Visconti, pour moi, je trouve que c’est presque la même chose. Avant Au Seuil de la vie, il y avait un documentaire produit par l’Unesco qui montrait dans un montage sur musique tous les gens qui souffraient sur la terre, les estropiés, les aveugles, les infirmes, ceux qui avaient faim, les vieux, les jeunes, etc. J’ai oublié le titre. Ça devait être L’Homme, ou quelque chose dans ce genre. Eh bien, ce film était immonde. Aucune comparaison avec Nuit et Brouillard, mais c’était quand même un film qui faisait de l’impression sur les gens, tout comme récemment Le Procès de Nuremberg. L’ennui donc, en montrant des scènes d’horreur, c’est que l’on est automatiquement dépassé par son propos, et que l’on est choqué par ces images un peu comme par des images pornographiques. Dans le fond, ce qui me choque dans Hiroshima, c’est que, réciproquement, les images du couple faisant l’amour dans les premiers plans me font peur au même titre que celles des plaies, également en gros plans, occasionnées par la bombe atomique. Il y a quelque chose non pas d’immoral, mais d’amoral, à montrer ainsi l’amour ou l’horreur avec les mêmes gros plans. C’est peut-être par là que Resnais est véritablement moderne par rapport à, mettons, Rossellini. Mais je trouve alors que c’est une régression, car dans Voyage en Italie, quand George Sanders et Ingrid Bergman regardent le couple calciné de Pompéi, on avait le même sentiment d’angoisse et de beauté, mais avec quelque chose en plus. Rivette : Ce qui fait que Resnais peut se permettre certaines choses, et non les autres cinéastes, c’est qu’il sait d’avance toutes les objections de principe qu’on pourra lui faire. Davantage, ces questions de justification morale ou esthétique, Resnais, non seulement se les pose, mais il les inclut dans le mouvement même du film. Dans Hiroshima, le commentaire et les réactions d’Emmanuelle Riva jouent ce rôle de la réflexion sur le document. Et c’est pourquoi Resnais réussit à dépasser ce stade premier de la facilité qu’il y a à utiliser des documents. Le sujet même des films de Resnais, c’est l’effort qu’il doit faire pour résoudre ces contradictions. Doniol-Valcroze : Resnais a souvent le mot de douceur terrible. Pour lui, c’est caractéristique de cet effort. » Jean Domarchi, Jacques Doniol-Valcroze, Jean-Luc Godard, Pierre Kast, Jacques Rivette, Eric Rohmer, « Table ronde sur Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais », Cahiers du cinéma, n° 97, juillet 1959. Repris dans Antoine De Baecque, Charles Tesson (edit.), La Nouvelle Vague, coll. “Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma”, Paris, Cahiers du cinéma, 1999, pp. 36 – 62. Ici, pp. 51 – 53. (NdE.)]]. Le metteur en scène est tenu d’affadir, pour que ce qu’il ose présenter comme la « réalité » soit physiquement supportable par le spectateur, qui ne peut ensuite que conclure, peut-être inconsciemment, que, bien sûr, c’était pénible, ces Allemands, quels sauvages, mais somme tout pas intolérable, et qu’en étant bien sage, avec un peu d’astuce ou de patience, on devait pouvoir s’en tirer. En même temps, chacun s’habitue sournoisement à l’horreur, cela rentre peu à peu dans les mœurs, et fera bientôt partie du paysage mental de l’homme moderne ; qui pourra, la prochaine fois, s’étonner ou s’indigner de ce qui aura cessé en effet d’être choquant ?
C’est ici que l’on comprend que la force de Nuit et Brouillard venait moins des documents que du montage, de la science avec laquelle les faits bruts, réels, hélas!, étaient offerts au regard, dans un mouvement qui est justement celui de la conscience lucide et quasi impersonnelle, qui ne peut accepter de comprendre et d’admettre le phénomène. On a pu voir ailleurs des documents plus atroces que ceux retenus par Resnais : mais à quoi l’homme ne peut-il s’habituer ? Or on ne s’habitue pas à Nuit et Brouillard ; c’est que le cinéaste juge ce qu’il montre, et est jugé par la façon dont il le montre.
Autre chose : on a beaucoup cité, à gauche et à droite, et le plus souvent assez sottement, une phrase de Moullet : “la morale est affaire de travellings[[Voir Luc Moullet, “Sur les brisées de Marlowe”, Cahiers du cinéma, n° 93, mars 1959. (NdE.)]] ” (ou la version de Godard : “les travellings sont affaire de morale[[Voir Jean-Luc Godard, “Table ronde sur Hiroshima…”, op. cit. Repris dans Antoine De Baecque, Charles Tesson (edit.), La Nouvelle Vague, op. cit., p. 43. (NdE.)]] ”) ; on a voulu y voir le comble du formalisme, alors qu’on en pourrait plutôt critiquer l’excès “terroriste”, pour reprendre la terminologie paulhanienne[[Dans la réflexion de Jean Paulhan, la Terreur — qui impose l’invention d’un langage neuf — s’oppose à la rhétorique. Philippe Roussin et Eric Trudel expliquent : « Il nomme Terreur la volonté de la littérature de faire oublier qu’elle est littérature (…). La Terreur est la récusation littéraire de la rhétorique depuis le romantisme : le choix de l’originalité et de la différence. » « Dès le moment où elle se nie comme discours parmi les autres discours et s’identifie comme une rupture avec les langages de l’ordinaire, la littérature s’affirme en fait comme un régime d’exceptionnalité. Elle s’identifie moins à ce qui serait révolutionnaire parce qu’entièrement libre du rhétorique qu’elle ne dit, en fait, un pouvoir et un fantasme de puissance. Aux poétiques terroristes, Paulhan répond par le rapatriement du poétique dans la rhétorique et, à “la poussière de rhétoriques individuelles, qu’appelle la Terreur”, il propose de substituer “une rhétorique commune” (N.R.F., juillet 1936). » Les auteurs précisent que Paulhan « n’invente pas le terme de Terreur. Il le trouve, on le sait, dans le surréalisme, du côté de “l’appareil mental de la Grande Terreur”, des insultes du Traité du style d’Aragon, des Pas perdus de Breton ou des appels de Desnos dans La Révolution surréaliste. La Terreur est, ici, la confusion de la liberté d’expression et de la liberté absolue. » Paulhan « travaille à son livre sur la rhétorique et la terreur depuis le milieu des années vingt », mais ce n’est qu’en juin 1936 qu’il « en livre les premiers états dans la N.R.F. (…) Entre les premiers articles publiés (…) et la parution des Fleurs de Tarbes en 1941, ses recherches vont s’infléchir pour s’attacher aux figures de la nouvelle rhétorique autoritaire, aux grands mots et aux slogans. Comme la Terreur, la nouvelle rhétorique politique et autoritaire déclare qu’elle veut bannir le formalisme bourgeois et le verbalisme démocratique mais elle finit par accoucher du mot d’ordre. » (Je souligne.) Voir Philippe Roussin et Eric Trudel (2007), sur Fabula. (NdE.)]]. Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final[[La description du travelling par Rivette n’est pas très exacte : pas de main dans l’angle. Cette séquence — la dernière de Kapo : le mouvement d’appareil est d’ailleurs, surtout, une manière convenue de terminer le film — sert au critique à synthétiser une opposition d’ordre beaucoup plus général, évoquée par ailleurs dans le texte : certains sujets ne se laissent pas “moralement” reconstituer, “mettre en scène” (la mort, les camps). Il y a donc un argument rhétorique chez Rivette : la focalisation sur un geste coupable — un travelling (manière de s’inscrire dans le sillon Moullet-Godard) -, supposé exemplaire et décisif, alors que c’est en réalité toute une posture qui est condamnée. Ce raccourci critique, pour lumineux qu’il soit, trahit surtout l’interdit “général” de représentation qui règne dans les esprits.]], cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. On nous les casse depuis quelques mois avec les faux problèmes de la forme et du fond, du réalisme et de la féerie, du scénario et de la “misenscène”, de l’acteur libre ou dominé et autres balançoires ; disons qu’il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit ; ce qui compte, c’est le ton, ou l’accent, la nuance, comme on voudra l’appeler — c’est-à-dire le point de vue d’un homme, l’auteur, mal nécessaire, et l’attitude que prend cet homme par rapport à ce qu’il filme, et donc par rapport au monde et à toutes choses : ce qui peut s’exprimer par le choix des situations, la construction de l’intrigue, les dialogues, le jeu des acteurs, ou la pure et simple technique, “indifféremment mais autant”. Il est des choses qui ne doivent être abordées que dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute ; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? Mieux vaudrait en tout cas se poser la question et inclure cette interrogation, de quelque façon, dans ce que l’on filme ; mais le doute est bien ce dont Pontecorvo et ses pareils sont le plus dépourvus.
Faire un film, c’est donc montrer certaines choses, c’est en même temps, et par la même opération, les montrer d’un certain biais ; ces deux actes étant rigoureusement indissociables. De même qu’il ne peut y avoir d’absolu de la mise en scène, car il n’y a pas de mise en scène dans l’absolu, de même le cinéma ne sera jamais un “langage” : les rapports du signe au signifié n’ont aucun cours ici, et n’aboutissent qu’à d’aussi tristes hérésies que la petite Zazie. Toute approche du fait cinématographique qui entreprend de substituer l’addition à la synthèse, l’analyse à l’unité, nous renvoie aussitôt à une rhétorique d’images qui n’a pas plus à voir avec le fait cinématographique que le dessin industriel avec le fait pictural ; pourquoi cette rhétorique reste-t-elle si chère à ceux qui s’intitulent eux-mêmes “critiques de gauche”? — peut-être, somme toute, ceux-ci sont-ils avant tout d’irréductibles professeurs ; mais si nous avons toujours détesté, par exemple, Poudovkine, De Sica, Wyler, Lizzani, et les anciens combattants de l’Idhec, c’est parce que l’aboutissement logique de ce formalisme s’appelle Pontecorvo. Quoiqu’en pensent les journalistes express, l’histoire du cinéma n’entre pas en révolution tous les huit jours. La mécanique d’un Losey, l’expérimentation new-yorkaise ne l’émeuvent pas plus que les vagues de la grève la paix des profondeurs. Pourquoi ? C’est que les uns ne se posent que des problèmes formels, et que les autres les résolvent tous à l’avance en n’en posant aucun. Mais que disent plutôt ceux qui font vraiment l’histoire, et que l’on appelle aussi « hommes de l’art » ? Resnais avouera que, si tel film de la semaine intéresse en lui le spectateur, c’est cependant devant Antonioni qu’il a le sentiment de n’être qu’un amateur ; ainsi Truffaut parlerait-il sans doute de Renoir, Godard de Rossellini, Demy de Visconti ; et comme Cézanne, contre tous les journalistes et chroniqueurs, fut peu à peu imposé par les peintres, ainsi les cinéastes imposent-ils à l’histoire Murnau ou Mizoguchi… »
Jacques Rivette, “De l’abjection”, Cahiers du cinéma, n° 120, juin 1961, pp. 54 – 55. Repris dans Antoine De Baecque (edit), Théories du Cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 2001, pp. 37 – 40.
Notes :